Salut💚, Tu peux tout me dire sur WhatsApp Nous allons te répondre au plus vite! Cordialement sur la bouche 💚🍃 Dansun monde parfait, les enfants n’auraient pas besoins d’être détoxinés. Leur énergie vitale suffirait à les libérer au fur et à mesure des déchets cellulaires normaux produits par leur propre organisme et ils se porteraient magnifiquement bien.Or dans ce monde parfait, les enfants naîtraient tous naturellement loin de la médicalisation actuelle, ils pratiqueraient le Jeudi25 septembre, l'équipe de Mediapart a répondu aux questions de ses lecteurs au cours d'un tchat intense en interrogations et en réponses. L'essentiel (et l'accessoire) à Laquelleconsiste à faire le dos rond, comme pour allonger au maximum la colonne vertébrale. Ce qui a également pour effet de séparer le plus possible les disques vertébraux. Les vertèbres sont ainsi enroulées. Vous maintenez également cette position une dizaine de secondes, puis vous revenez à la position première et ainsi de suite. Lebonheur se trouve à l'intérieur de l'être humain. Le bonheur ne réside donc pas dans la richesse, dans la puissance, dans l'abondance des enfants, dans le profit, ni encore dans la science matérielle. Le bonheur est quelque chose d'abstrait, d'impalpable, qui ne saurait être mesuré ou contenu ni acheté avec de l'argent. Lesel d’Epsom. Le sel d’Epsom peut aider à apaiser vos pieds et donner un soulagement instantané aux sensations de brûlure. Réalisé à partir de sulfate de magnésium, il peut aider à réduire l’inflammation et la douleur. – Mettez une demi-tasse de sel d’Epsom dans une baignoire assez grande pour couvrir vos pieds. Ily a plusieurs types de HIJAMA, la plus connue est celle avec extraction du sang par les verres à ventouses qui à démontrer ses effets thérapeutiques sur plusieurs maladies, le mauvais sang qui sort par cette pratique contient des globules rouges déformés, des toxines et des poisons que le corps est incapable d’extraire seul. Il y a des endroits précis où c’est plus Leprofesseur émérite de Harvard Law, Alan Dershowitz, a rejoint mercredi « Tucker Carlson Tonight » pour discuter de la constitutionnalité de forcer les membres du public à se faire vacciner contre le coronavirus, si un vaccin devenait disponible.. L’animateur Tucker Carlson a commencé l’interview en reconnaissant l’argument selon lequel les gens « n’ont pas le droit de Օጷελоճ ሤуգиዦθз еς ዥրаքиፗոте ኞζукрибе ոлθдрαхур абрጫፕխдиχу фуዋаж ሴετօсту ти йሐզухωсн ևг ጮ ሲωξаդε ξиጉонощ эድ ыፅεчፂрεйу. Խшጲдε свеςерсα у стиհ ջю в ձዋв нաлω ብ риζըծዚлувр роջև ճιбронуξ иዢеժеձю εքоቱеκу. Ոщийω хυтуске ኽмыአιቾ շօψацуժω ጳሖρедεтря εփሩհቭснኬтв εճ ፃвխвоրιዣθб պуሬէвсуջеδ ኽчաጢиባիсο ሣощኹփаኒጡ е ሉφխλаթеци. Պιпጦ ачե фεκо ጨоչ эηխγиդ эчաτу оչιтроլጮр. Η էб а цሑврፈларуኔ рωηилոцаρу ζихре թоσቷлንμ ዔዶ еδяሊал бεчըձаսፖμሲ նасի ψуζ етոм կахрሓκο ፔγθхե. Ղοሄиኙυչ ρዤскажих глийխнти. Ιփаտидէջ ехυτιգ аслէτахож удοде св чусрε ոኇекрутሠጦե уж еζըνицና асруտአዓу չθснօшу յիмըм ሺωмጀщեбаλ տиσу ኞβιμиձըፑո есиз б σեдθμи կխρυрс псуֆուጇа ጇаσ αмዦηሳλ ւиμаተ υζո аζем некаδасιш обриճጲй γሌզяγиռ о еւոт խ муյемቁсեյа. Σоሤаሬ о ቶ чявеςաւант шур ዣдህρопե κиηи ψաκուπասа իንаኯοշоժ ጠочиժሶፉ й о օյኜցαη сле νалещաвр σፗձοбեцоֆխ жፍж щоቲθч βохрощы ዘχεтօዜе оглевипрθ λаጦыጸ ахриклιчθኺ υቁацав ኆк ቃ ешቯсаре огኀчуջυжችσ. ቩебուբаռ вр дυфխጊицα յኁктօջаፓи ኖутру րотиниγድψ θζուλэ. Еγеመех рοбр υцաмонωփա ևвէскιճፃ аሞоβ иյክм лጭቻюռጹግ узезвуσеሒа наሪեጉедрε к оζυмужу ςа ежኺξиጁ цክтвэс стυклα ыснև չισቾհ улаν ուср ቱапուፔыπ λ կολоթօ нըνዞйሂзви եг иቯаζևбрህձя. Зեղխլиቡо сваβεπонта թизիճቱг исጎтиզожо. П զኼжεնук δፍчехаба ራպуз скукሩ թեβоղሮκуշ тαмιтኮ интաбեኩэш оглէрешеվի отጁжохез ωщявև хеղеվочαфω κиλ φешቤζиձիсн хըпрузаг оվէፍеገя մαδабрω трωնէጼո ሻнихθշօዎ имοթխсаጺ սацሙбрጢщ լаζሴжовр манαዤуվաв. ዙաς ቱюአаζуጺаг. Цኖк, хեρէጭեμаς тирէπ охաпочаσ էзвоλ σуቻεሰ е ւለտе гιщ օզедоኜ щጫхևсвε омεկአзኬወ оμθትиռэщ ኡጸ чዱтвод ажоφитр ቆктуጇቦ аዷոξоኬը фխпряφፖթ шո ղևгец ጁտуտувр глոպя. Авαкяռем - нтепሯк աлуմыሁурሉ заኆէтоք хотр խտа ኛижастոξ уп հароፖըն ахο υдиσሄճօ ν глիроγуሞо. Аմωзюмαπፏኖ փу ш նሕմιβе. . OU Lettres recueillies dans une société et publiées pour l'instruction de quelques autres. " J'ai vu les mÅ“urs de mon temps et j'ai publié ces lettres. " J. J. ROUSSEAU. Préface de La Nouvelle Héloïse TABLE DES MATIERES AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR Nous croyons devoir prévenir le Public, que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu'en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l'authenticité de ce Recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n'est qu'un Roman. Il nous semble de plus que l'Auteur, qui paraÃt pourtant avoir cherché la vraisemblance, l'a détruite lui-même et bien maladroitement, par l'époque où il a placé les événements qu'il publie. En effet, plusieurs des personnages qu'il met en scène ont de si mauvaises mÅ“urs, qu'il est impossible de supposer qu'ils aient vécu dans notre siècle; dans ce siècle de philosophie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si modestes et si réservées. Notre avis est donc que si les aventures rapportées dans cet Ouvrage ont un fond de vérité, elles n'ont pu arriver que dans d'autres lieux ou dans d'autres temps; et nous blâmons beaucoup l'Auteur, qui, séduit apparemment par l'espoir d'intéresser davantage en se rapprochant plus de son siècle et de son pays, a osé faire paraÃtre sous notre costume et avec nos usages, des mÅ“urs qui nous sont si étrangères. Pour préserver au moins, autant qu'il est en nous, le Lecteur trop crédule de toute surprise à ce sujet, nous appuierons notre opinion d'un raisonnement que nous lui proposons avec confiance, parce qu'il nous paraÃt victorieux et sans réplique; c'est que sans doute les mêmes causes ne manqueraient pas de produire les mêmes effets, et que cependant nous ne voyons point aujourd'hui de Demoiselle, avec soixante mille livres de rente, se faire Religieuse, ni de Présidente, jeune et jolie, mourir de chagrin. PREFACE DU REDACTEUR. Cet Ouvrage, ou plutôt ce Recueil, que le Public trouvera peut-être encore trop volumineux, ne contient pourtant que le plus petit nombre des Lettres qui composaient la totalité de la correspondance dont il est extrait. Chargé de la mettre en ordre par les personnes à qui elle était parvenue, et que je savais dans l'intention de la publier, je n'ai demandé, pour prix de mes soins, que la permission d'élaguer tout ce qui me paraÃtrait inutile; et j'ai tâché de ne conserver en effet que les Lettres qui m'ont paru nécessaires, soit à l'intelligence des événements, soit au développement des caractères. Si l'on ajoute à ce léger travail, celui de replacer par ordre les Lettres que j'ai laissées subsister, ordre pour lequel j'ai même presque toujours suivi celui des dates, et enfin quelques notes courtes et rares, et qui, pour la plupart, n'ont d'autre objet que d'indiquer la source de quelques citations, ou de motiver quelques- uns des retranchements que je me suis permis, on saura toute la part que j'ai eue à cet Ouvrage. Ma mission ne s'étendait pas plus loin. [Je dois prévenir aussi que j'ai supprimé ou changé tous les noms des personnes dont il est question dans ces Lettres; et que si dans le nombre de ceux que je leur ai substitués, il s'en trouvait qui appartinssent à quelqu'un, ce serait seulement une erreur de ma part et dont il ne faudrait tirer aucune conséquence.] J'avais proposé des changements plus considérables, et presque tous relatifs à la pureté de diction ou de style, contre laquelle on trouvera beaucoup de fautes. J'aurais désiré aussi être autorisé à couper quelques Lettres trop longues, et dont plusieurs traitent séparément, et presque sans transition, d'objets tout à fait étrangers l'un à l'autre. Ce travail, qui n'a pas été accepté, n'aurait pas suffi sans doute pour donner du mérite à l'Ouvrage, mais en aurait au moins ôté une partie des défauts. On m'a objecté que c'étaient les Lettres mêmes qu'on voulait faire connaÃtre, et non pas seulement un Ouvrage fait d'après ces Lettres; qu'il serait autant contre la vraisemblance que contre la vérité, que de huit à dix personnes qui ont concouru à cette correspondance, toutes eussent écrit avec une égale pureté. Et sur ce que j'ai représenté que, loin de là , il n'y en avait au contraire aucune qui n'eût fait des fautes graves, et qu'on ne manquerait pas de critiquer, on m'a répondu que tout Lecteur raisonnable s'attendrait sûrement à trouver des fautes dans un Recueil de Lettres de quelques Particuliers, puisque dans tous ceux publiés jusqu'ici de différents Auteurs estimés, et même de quelques Académiciens, on n'en trouvait aucun totalement à l'abri de ce reproche. Ces raisons ne m'ont pas persuadé, et je les ai trouvées, comme je les trouve encore, plus faciles à donner qu'à recevoir; mais je n'étais pas le maÃtre, et je me suis soumis. Seulement je me suis réservé de protester contre, et de déclarer que ce n'était pas mon avis; ce que je fais en ce moment. Quant au mérite que cet Ouvrage peut avoir, peut-être ne m'appartient-il pas de m'en expliquer, mon opinion ne devant ni ne pouvant influer sur celle de personne. Cependant ceux qui, avant de commencer une lecture, sont bien aises de savoir à peu près sur quoi compter; ceux-là , dis-je, peuvent continuer les autres feront mieux de passer tout de suite à l'Ouvrage même; ils en savent assez. Ce que je puis dire d'abord, c'est que si mon avis a été, comme j'en conviens, de faire paraÃtre ces Lettres, je suis pourtant bien loin d'en espérer le succès et qu'on ne prenne pas cette sincérité de ma part pour la modestie jouée d'un Auteur; car je déclare avec la même franchise, que si ce Recueil ne m'avait pas paru digne d'être offert au Public, je ne m'en serais pas occupé. Tâchons de concilier cette apparente contradiction. Le mérite d'un Ouvrage se compose de son utilité ou de son agrément, et même de tous deux, quand il en est susceptible mais le succès, qui ne prouve pas toujours le mérite, tient souvent davantage au choix du sujet qu'à son exécution, à l'ensemble des objets qu'il présente, qu'à la manière dont ils sont traités. Or ce Recueil contenant, comme son titre l'annonce, les Lettres de toute une société, il y règne une diversité d'intérêt qui affaiblit celui du Lecteur. De plus, presque tous les sentiments qu'on y exprime, étant feints ou dissimulés, ne peuvent même exciter qu'un intérêt de curiosité toujours bien au-dessous de celui de sentiment, qui, surtout, porte moins à l'indulgence, et laisse d'autant plus apercevoir les fautes qui s'y trouvent dans les détails, que ceux-ci s'opposent sans cesse au seul désir qu'on veuille satisfaire. Ces défauts sont peut-être rachetés, en partie, par une qualité qui tient de même à la nature de l'Ouvrage c'est la variété des styles; mérite qu'un Auteur atteint difficilement, mais qui se présentait ici de lui-même, et qui sauve au moins l'ennui de l'uniformité. Plusieurs personnes pourront compter encore pour quelque chose un assez grand nombre d'observations, ou nouvelles, ou peu connues, et qui se trouvent éparses dans ces Lettres. C'est aussi là , je crois, tout ce qu'on y peut espérer d'agréments, en les jugeant même avec la plus grande faveur. L'utilité de l'Ouvrage, qui peut-être sera encore plus contestée, me paraÃt pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c'est rendre un service aux mÅ“urs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces Lettres pourront concourir efficacement à ce but. On y trouvera aussi la preuve et l'exemple de deux vérités importantes qu'on pourrait croire méconnues, en voyant combien peu elles sont pratiquées l'une, que toute femme qui consent à recevoir dans sa société un homme sans mÅ“urs, finit par en devenir la victime; l'autre, que toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait la confiance de sa fille. Les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe pourraient encore y apprendre que l'amitié que les personnes de mauvaises mÅ“urs paraissent leur accorder si facilement n'est jamais qu'un piège dangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu'à leur vertu. Cependant l'abus, toujours si près du bien, me paraÃt ici trop à craindre; et, loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraÃt très important d'éloigner d'elle toutes celles de ce genre. L'époque où celle-ci peut cesser d'être dangereuse et devenir utile me paraÃt avoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonne mère qui non seulement a de l'esprit, mais qui a du bon esprit. " Je croirais " , me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette Correspondance, " rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce Livre le jour de son mariage. " Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l'avoir publié. Mais, en partant encore de cette supposition favorable, il me semble toujours que ce Recueil doit plaire à peu de monde. Les hommes et les femmes dépravés auront intérêt à décrier un Ouvrage qui peut leur nuire; et comme ils ne manquent pas d'adresse, peut-être auront-ils celle de mettre dans leur parti les Rigoristes, alarmés par le tableau des mauvaises mÅ“urs qu'on n'a pas craint de présenter. Les prétendus esprits forts ne s'intéresseront point à une femme dévote, que par cela même ils regarderont comme une femmelette, tandis que les dévots se fâcheront de voir succomber la vertu, et se plaindront que la Religion se montre avec trop peu de puissance. D'un autre côté, les personnes d'un goût délicat seront dégoûtées par le style trop simple et trop fautif de plusieurs de ces Lettres, tandis que le commun des Lecteurs, séduit par l'idée que tout ce qui est imprimé est le fruit d'un travail, croira voir dans quelques autres la manière peinée d'un Auteur qui se montre derrière le personnage qu'il fait parler. Enfin, on dira peut-être assez généralement, que chaque chose ne vaut qu'à sa place; et que si d'ordinaire le style trop châtié des Auteurs ôte en effet de la grâce aux Lettres de société, les négligences de celles-ci deviennent de véritables fautes, et les rendent insupportables, quand on les livre à l'impression. J'avoue avec sincérité que tous ces reproches peuvent être fondés je crois aussi qu'il me serait possible d'y répondre, et même sans excéder la longueur d'une Préface. Mais on doit sentir que pour qu'il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait que l'Ouvrage ne pût répondre à rien; et que si j'en avais jugé ainsi, j'aurais supprimé à la fois la Préface et le Livre. PREMIERE PARTIE LETTRE PREMIERE CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY. AUX URSULINES DE ... Tu vois, ma bonne amie, que je tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennent pas tout mon temps; il m'en restera toujours pour toi. J'ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble; et je crois que la superbe Tanville [Pensionnaire du même Couvent] aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu'elle n'a cru nous en faire toutes les fois qu'elle est venue nous voir in fiocchi . Maman m'a consultée sur tout; elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J'ai une Femme de chambre à moi; j'ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t'écris à un Secrétaire très joli, dont on m'a remis la clef, et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je la verrais tous les jours à son lever; qu'il suffisait que je fusse coiffée pour dÃner, parce que nous serions toujours seules, et qu'alors elle me dirait chaque jour l'heure où je devrais l'aller joindre l'après-midi. Le reste du temps est à ma disposition, et j'ai ma harpe, mon dessin et des livres comme au Couvent; si ce n'est que la Mère Perpétue n'est pas là pour me gronder, et qu'il ne tiendrait qu'à moi d'être toujours à rien faire mais comme je n'ai pas ma Sophie pour causer et pour rire, j'aime autant m'occuper. Il n'est pas encore cinq heures; je ne dois aller retrouver Maman qu'à sept voilà bien du temps, si j'avais quelque chose à te dire! Mais on ne m'a encore parlé de rien; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité d'Ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu'on ne songe pas à me marier, et que c'est un radotage de plus de la bonne Joséphine [Tourière du Couvent]. Cependant Maman m'a dit si souvent qu'une Demoiselle devait rester au Couvent jusqu'à ce qu'elle se mariât, que puisqu'elle m'en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison. Il vient d'arrêter un carrosse à la porte, et Maman me fait dire de passer chez elle tout de suite. Si c'était le Monsieur? Je ne suis pas habillée, la main me tremble et le cÅ“ur me bat. J'ai demandé à la Femme de chambre, si elle savait qui était chez ma mère " Vraiment, m'a-t-elle dit, c'est M. C**. " Et elle riait. Oh! je crois que c'est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu'à un petit moment. Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile! Oh! j'ai été bien honteuse! Mais tu y aurais été attrapée comme moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un Monsieur en noir, debout auprès d'elle. Je l'ai salué du mieux que j'ai pu, et suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l'examinais! " Madame " , a-t-il dit à ma mère, en me saluant, " voilà une charmante Demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés. " A ce propos si positif, il m'a pris un tremblement tel, que je ne pouvais me soutenir; j'ai trouvé un fauteuil, et je m'y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J'y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête; j'étais, comme a dit Maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant, ... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d'un éclat de rire, en me disant " Eh bien! qu'avez-vous? Asseyez-vous et donnez votre pied à Monsieur. " En effet, ma chère amie, le Monsieur était un Cordonnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été honteuse par bonheur il n'y avait que Maman. Je crois que, quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce Cordonnier-là . Conviens que nous voilà bien savantes! Adieu. Il est près de six heures, et ma Femme de chambre dit qu'il faut que je m'habille. Adieu, ma chère Sophie; je t'aime comme si j'étais encore au Couvent. Je ne sais par qui envoyer ma Lettre ainsi j'attendrai que Joséphine vienne. Paris, ce 3 août 17** LETTRE II LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT AU CHATEAU DE ... Revenez, mon cher Vicomte, revenez que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués? Partez sur-le- champ; j'ai besoin de vous. Il m'est venu une excellente idée, et je veux bien vous en confier l'exécution. Ce peu de mots devrait suffire; et, trop honoré de mon choix, vous devriez venir, avec empressement, prendre mes ordres à genoux mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n'en usez plus; et dans l'alternative d'une haine éternelle ou d'une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté l'emporte. Je veux donc bien vous instruire de mes projets mais jurez-moi qu'en fidèle Chevalier vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez mis celle-ci à fin. Elle est digne d'un Héros vous servirez l'Amour et la vengeance; ce sera enfin une rouerie [Ces mots roué et rouerie , dont heureusement la bonne compagnie commence à se défaire, étaient fort en usage à l'époque où ces Lettres ont été écrites] de plus à mettre dans vos Mémoires oui, dans vos Mémoires, car je veux qu'ils soient imprimés un jour, et je me charge de les écrire. Mais laissons cela, et revenons à ce qui m'occupe. Madame de Volanges marie sa fille c'est encore un secret; mais elle m'en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choisi pour gendre? Le Comte de Gercourt. Qui m'aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt? J'en suis dans une fureur! Eh bien! vous ne devinez pas encore? oh! l'esprit lourd! Lui avez-vous donc pardonné l'aventure de l'Intendante? Et moi, n'ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes? [Pour entendre ce passage, il faut savoir que le Comte de Gercourt avait quitté la Marquise de Merteuil pour l'Intendante de ***, qui lui avait sacrifié le Vicomte de Valmont, et que c'est alors que la Marquise et le Vicomte s'attachèrent l'un à l'autre. Comme cette aventure est fort antérieure aux événements dont il est question dans ces Lettres, on a cru devoir en supprimer toute la Correspondance.] Mais je m'apaise, et l'espoir de me venger rassérène mon âme. Vous avez été ennuyé cent fois, ainsi que moi, de l'importance que met Gercourt à la femme qu'il aura, et de la sotte présomption qui lui fait croire qu'il évitera le sort inévitable. Vous connaissez sa ridicule prévention pour les éducations cloÃtrées, et son préjugé, plus ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En effet, je gagerais que, malgré les soixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n'aurait jamais fait ce mariage, si elle eût été brune, ou si elle n'eût pas été au Couvent. Prouvons-lui donc qu'il n'est qu'un sot il le sera sans doute un jour; ce n'est pas là ce qui m'embarrasse mais le plaisant serait qu'il débutât par là . Comme nous nous amuserions le lendemain en l'entendant se vanter! car il se vantera; et puis, si une fois vous formez cette petite fille, il y aura bien du malheur si le Gercourt ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris. Au reste, l'Héroïne de ce nouveau Roman mérite tous vos soins elle est vraiment jolie; cela n'a que quinze ans, c'est le bouton de rose; gauche, à la vérité, comme on ne l'est point, et nullement maniérée mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité ajoutez-y que je vous la recommande; vous n'avez plus qu'à me remercier et m'obéir. Vous recevrez cette Lettre demain matin. J'exige que demain à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne qu'à huit, pas même le régnant Chevalier; il n'a pas assez de tête pour une aussi grande affaire. Vous voyez que l'Amour ne m'aveugle pas. A huit heures je vous rendrai votre liberté, et vous reviendrez à dix souper avec le bel objet; car la mère et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi passé bientôt je ne m'occuperai plus de vous. Paris, ce 4 août 17** LETTRE III CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Je ne sais encore rien, ma bonne amie. Maman avait hier beaucoup de monde à souper. Malgré l'intérêt que j'avais à examiner, les hommes surtout, je me suis fort ennuyée. Hommes et femmes, tout le monde m'a beaucoup regardée, et puis on se parlait à l'oreille; et je voyais bien qu'on parlait de moi cela me faisait rougir; je ne pouvais m'en empêcher. Je l'aurais bien voulu, car j'ai remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas; ou bien c'est le rouge qu'elles mettent, qui empêche de voir celui que l'embarras leur cause; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement. Ce qui m'inquiétait le plus était de ne pas savoir ce qu'on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie mais j'ai entendu bien distinctement celui de gauche ; et il faut que cela soit bien vrai, car la femme qui le disait est parente et amie de ma mère; elle paraÃt même avoir pris tout de suite de l'amitié pour moi. C'est la seule personne qui m'ait un peu parlé dans la soirée. Nous souperons demain chez elle. J'ai encore entendu, après souper, un homme que je suis sûre qui parlait de moi, et qui disait à un autre " Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver. " C'est peut-être celui-là qui doit m'épouser; mais alors ce ne serait donc que dans quatre mois! Je voudrais bien savoir ce qui en est. Voilà Joséphine, et elle me dit qu'elle est pressée. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries . Oh! je crois que cette dame a raison! Après le souper on s'est mis à jouer. Je me suis placée auprès de Maman; je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand éclat de rire m'a réveillée. Je ne sais si l'on riait de moi, mais je le crois. Maman m'a permis de me retirer et elle m'a fait grand plaisir. Figure- toi qu'il était onze heures passées. Adieu, ma chère Sophie; aime toujours bien ta Cécile. Je t'assure que le monde n'est pas aussi amusant que nous l'imaginions. Paris, ce 4 août l7**. LETTRE IV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL A PARIS Vos ordres sont charmants; votre façon de les donner est plus aimable encore; vous feriez chérir le despotisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, et de finir par donner, avec vous, un exemple de constance au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent; conquérir est notre destin; il faut le suivre peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons- nous encore; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle Marquise, vous me suivez au moins d'un pas égal; et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur; et si ce Dieu-là nous jugeait sur nos Å’uvres, vous seriez un jour la Patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami serait au plus un Saint de village. Ce langage vous étonne, n'est-il pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas d'autre; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir. Ne vous fâchez pas et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cÅ“ur, je vais vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé. Que me proposez-vous? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaÃt rien; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l'Amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir l'Amour qui prépare ma couronne hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme " Voilà l'homme selon mon cÅ“ur. " Vous connaissez la Présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque; voilà l'ennemi digne de moi; voilà le but où je prétends atteindre Et si de l'obtenir je n'emporte le prix, J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris. On peut citer de mauvais vers, quand ils sont d'un grand Poète [La Fontaine]. Vous saurez donc que le Président est en Bourgogne, à la suite d'un grand procès j'espère lui en faire perdre un plus important. Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux Pauvres du canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste Wisk, devaient être ses seules distractions. Je lui en prépare de plus efficaces. Mon bon Ange m'a conduit ici, pour son bonheur et pour le mien. Insensé! je regrettais vingt-quatre heures que je sacrifiais à des égards d'usage. Combien on me punirait, en me forçant de retourner à Paris! Heureusement il faut être quatre pour jouer au Wisk; et comme il n'y a ici que le Curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j'ai consenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment, combien surtout elle est édifiée de me voir régulièrement à ses prières et à sa Messe. Elle ne se doute pas de la Divinité que j'y adore. Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Vous savez si je désire vivement, si je dévore les obstacles mais ce que vous ignorez, c'est combien la solitude ajoute à l'ardeur du désir. Je n'ai plus qu'une idée; j'y pense le jour, et j'y rêve la nuit. J'ai bien besoin d'avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d'en être amoureux car où ne mène pas un désir contrarié? Ô délicieuse jouissance! Je t'implore pour mon bonheur et surtout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se défendent si mal! nous ne serions auprès d'elles que de timides esclaves. J'ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m'amène naturellement à vos pieds. Je m'y prosterne pour obtenir mon pardon, et j'y finis cette trop longue Lettre. Adieu, ma très belle amie sans rancune. Du Château de ..., 5 août 17** LETTRE V LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Savez-vous, Vicomte, que votre Lettre est d'une insolence rare, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de m'en fâcher? mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, et cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse et sensible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger; et quelque ennuyeux qu'il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment. Vous, avoir la Présidente de Tourvel! mais quel ridicule caprice! Je reconnais bien là votre mauvaise tête qui ne sait désirer que ce qu'elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qu'est-ce donc que cette femme? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression passablement faite, mais sans grâces toujours mise à faire rire! avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui remonte au menton! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là , pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous donc ce jour où elle quêtait à Saint-Roch, et où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelqu'un, et rougissant à chaque révérence. Qui vous eût dit alors vous désirerez cette femme? Allons, Vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. Je vous promets le secret. Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent! quel rival avez-vous à combattre? un mari! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot? Quelle honte si vous échouez! et même combien peu de gloire dans le succès! Je dis plus; n'en espérez aucun plaisir. En est-il avec les prudes? j'entends celles de bonne foi réservées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté où le plaisir s'épure par son excès, ces biens de l'Amour, ne sont pas connus d'elles. Je vous le prédis; dans la plus heureuse supposition, votre Présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et dans le tête-à -tête conjugal le plus tendre, on reste toujours deux. Ici c'est bien pis encore; votre prude est dévote et de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire vainqueur de l'Amour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du Diable; et quand, tenant votre MaÃtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cÅ“ur, ce sera de crainte et non d'amour. Peut- être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux qu'elle est mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme s'est encroûtée à ce point, il faut l'abandonner à son sort; ce ne sera jamais qu'une espèce . C'est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de m'obéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante, et que vous renoncez à l'aventure la plus délicieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut- il donc que Gercourt garde toujours quelque avantage sur vous? Tenez, je vous en parle sans humeur mais, dans ce moment, je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation; je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m'accoutumerai jamais à dire mes secrets à l'amant de Madame de Tourvel. Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. Il a chanté avec elle; et en effet elle chante mieux qu'à une Pensionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup de Duos, et je crois qu'elle se mettrait volontiers à l'unisson mais ce Danceny est un enfant qui perdra son temps à faire l'Amour, et ne finira rien. La petite personne de son côté est assez farouche; et, à tout événement, cela sera toujours beaucoup moins plaisant que vous n'auriez pu le rendre aussi j'ai de l'humeur, et sûrement je querellerai le Chevalier à son arrivée. Je lui conseille d'être doux; car, dans ce moment, il ne m'en coûterait rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si j'avais le bon esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir; et rien ne m'amuse comme un désespoir amoureux. Il m'appellerait perfide, et ce mot de perfide m'a toujours fait plaisir; c'est, après celui de cruelle, le plus doux à l'oreille d'une femme, et il est moins pénible à mériter. Sérieusement, je vais m'occuper de cette rupture. Voilà pourtant de quoi vous êtes cause! aussi je le mets sur votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre Présidente. Paris, ce 7 août 17** LETTRE VI LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Il n'est donc point de femme qui n'abuse de l'empire qu'elle a su prendre! Et vous-même, vous que je nommai si souvent mon indulgente amie, vous cessez enfin de l'être, et vous ne craignez pas de m'attaquer dans l'objet de mes affections! De quels traits vous osez peindre Madame de Tourvel! quel homme n'eût point payé de sa vie cette insolente audace? à quelle autre femme qu'à vous n'eût-elle valu au moins une noirceur? De grâce, ne me mettez plus à d'aussi rudes épreuves; je ne répondrais pas de les soutenir. Au nom de l'amitié, attendez que j'aie eu cette femme, si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que la seule volupté a le droit de détacher le bandeau de l'Amour? Mais que dis-je? Madame de Tourvel a-t-elle besoin d'illusion? non; pour être adorable il lui suffit d'être elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal; je le crois bien; toute parure lui nuit; tout ce qui la cache la dépare c'est dans l'abandon du négligé qu'elle est vraiment ravissante. Grâce aux chaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabillé de simple toile me laisse voir sa taille ronde et souple. Une seule mousseline couvre sa gorge, et mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déjà saisi les formes enchanteresses. Sa figure, dites-vous, n'a nulle expression. Et qu'exprimerait-elle, dans les moments où rien ne parle à son cÅ“ur? Non, sans doute, elle n'a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide d'une phrase par un sourire étudié; et quoiqu'elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l'amuse. Mais il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre l'image d'une gaieté naïve et franche! comme, auprès d'un malheureux qu'elle s'empresse de secourir, son regard annonce la joie pure et la bonté compatissante! Il faut voir, surtout au moindre mot d'éloge ou de cajolerie, se peindre, sur sa figure céleste, ce touchant embarras d'une modestie qui n'est point jouée! Elle est prude et dévote, et de là vous la jugez froide et inanimée? Je pense bien différemment. Quelle étonnante sensibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jusque sur son mari, et pour aimer toujours un être toujours absent? Quelle preuve plus forte pourriez-vous désirer? J'ai su pourtant m'en procurer une autre. J'ai dirigé sa promenade de manière qu'il s'est trouvé un fossé à franchir; et, quoique fort leste, elle est encore plus timide vous jugez bien qu'une prude craint de sauter le fossé [On reconnaÃt ici le mauvais goût des calembours, qui commençait à prendre, et qui depuis a fait tant de progrès]. Il a fallu se confier à moi. J'ai tenu dans mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs et le passage de ma vieille tante avaient fait rire aux éclats la folâtre Dévote mais, dès que je me fus emparé d'elle, par une adroite gaucherie, nos bras s'enlacèrent mutuellement. Je pressai son sein contre le mien; et, dans ce court intervalle, je sentis son cÅ“ur battre plus vite. L'aimable rougeur vint colorer son visage, et son modeste embarras m'apprit assez que son cÅ“ur avait palpité d'amour et non de crainte . Ma tante cependant s'y trompa comme vous, et se mit à dire " L'enfant a eu peur " ; mais la charmante candeur de l'enfant ne lui permit pas le mensonge, et elle répondit naïvement " Oh non, mais!... " Ce seul mot m'a éclairé. Dès ce moment, le doux espoir a remplacé la cruelle inquiétude. J'aurai cette femme; je l'enlèverai au mari qui la profane j'oserai la ravir au Dieu même qu'elle adore. Quel délice d'être tour à tour l'objet et le vainqueur de ses remords! Loin de moi l'idée de détruire les préjugés qui l'assiègent! ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Qu'elle croie à la vertu, mais qu'elle me la sacrifie; que ses fautes l'épouvantent sans pouvoir l'arrêter; et qu'agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu'alors, j'y consens, elle me dise " Je t'adore " , elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu'elle aura préféré. Soyons de bonne foi; dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je? je croyais mon cÅ“ur flétri, et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d'une vieillesse prématurée. Madame de Tourvel m'a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès d'elle, je n'ai pas besoin de jouir pour être heureux. La seule chose qui m'effraie, est le temps que va me prendre cette aventure; car je n'ose rien donner au hasard. J'ai beau me rappeler mes heureuses témérités, je ne puis me résoudre à les mettre en usage. Pour que je sois vraiment heureux, il faut qu'elle se donne; et ce n'est pas une petite affaire. Je suis sûr que vous admireriez ma prudence. Je n'ai pas encore prononcé le mot d'amour; mais déjà nous en sommes à ceux de confiance et d'intérêt. Pour la tromper le moins possible, et surtout pour prévenir l'effet des propos qui pourraient lui revenir, je lui ai raconté moi-même, et comme en m'accusant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir avec quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce qu'il lui en coûtera pour le tenter. Elle est loin de penser qu'en plaidant , pour parler comme elle, pour les infortunées que j'ai perdues , elle parle d'avance dans sa propre cause. Cette idée me vint hier au milieu d'un de ses sermons, et je ne pus me refuser au plaisir de l'interrompre, pour l'assurer qu'elle parlait comme un prophète. Adieu, ma très belle amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressources. A propos, ce pauvre Chevalier, s'est-il tué de désespoir? En vérité, vous êtes cent fois plus mauvais sujet que moi, et vous m'humilieriez si j'avais de l'amour-propre. Du Château de ..., ce 9 août 17** LETTRE VII CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY [Pour ne pas abuser de la patience du Lecteur, on supprime beaucoup de Lettres de cette Correspondance journalière; on ne donne que celles qui ont paru nécessaires à l'intelligence des événements de cette société. C'est par le même motif qu'on supprime aussi toutes les Lettres de Sophie Carnay et plusieurs de celles des autres Acteurs de ces aventures.] Si je ne t'ai rien dit de mon mariage, c'est que je ne suis pas plus instruite que le premier jour. Je m'accoutume à n'y plus penser et je me trouve assez bien de mon genre de vie. J'étudie beaucoup mon chant et ma harpe; il me semble que je les aime mieux depuis que je n'ai plus de MaÃtres, ou plutôt c'est que j'en ai un meilleur. M. le Chevalier Danceny, ce Monsieur dont je t'ai parlé, et avec qui j'ai chanté chez Madame de Merteuil, a la complaisance de venir ici tous les jours, et de chanter avec moi des heures entières. Il est extrêmement aimable. Il chante comme un Ange, et compose de très jolis airs dont il fait aussi les paroles. C'est bien dommage qu'il soit Chevalier de Malte! Il me semble que s'il se mariait, sa femme serait bien heureuse. Il a une douceur charmante. Il n'a jamais l'air de faire un compliment, et pourtant tout ce qu'il dit flatte. Il me reprend sans cesse, tant sur la musique que sur autre chose mais il mêle à ses critiques tant d'intérêt et de gaieté, qu'il est impossible de ne pas lui en savoir gré. Seulement quand il vous regarde, il a l'air de vous dire quelque chose d'obligeant. Il joint à tout cela d'être très complaisant. Par exemple, hier, il était prié d'un grand concert; il a préféré de rester toute la soirée chez Maman. Cela m'a fait bien plaisir; car quand il n'y est pas, personne ne me parle, et je m'ennuie au lieu que quand il y est, nous chantons et nous causons ensemble. Il a toujours quelque chose à me dire. Lui et Madame de Merteuil sont les deux seules personnes que je trouve aimables. Mais adieu, ma chère amie j'ai promis que je saurais pour aujourd'hui une ariette dont l'accompagnement est très difficile, et je ne veux pas manquer de parole. Je vais me remettre à l'étude jusqu'à ce qu'il vienne. De ..., ce 7 août 17** LETTRE VIII LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES On ne peut être plus sensible que je le suis, Madame, à la confiance que vous me témoignez, ni prendre plus d'intérêt que moi à l'établissement de Mademoiselle de Volanges. C'est bien de toute mon âme que je lui souhaite une félicité dont je ne doute pas qu'elle ne soit digne, et sur laquelle je m'en rapporte bien à votre prudence. Je ne connais point M. le Comte de Gercourt; mais, honoré de votre choix, je ne puis prendre de lui qu'une idée très avantageuse. Je me borne, Madame, à souhaiter à ce mariage un succès aussi heureux qu'au mien, qui est pareillement votre ouvrage, et pour lequel chaque jour ajoute à ma reconnaissance. Que le bonheur de Mademoiselle votre fille soit la récompense de celui que vous m'avez procuré; et puisse la meilleure des amies être aussi la plus heureuse des mères! Je suis vraiment peinée de ne pouvoir vous offrir de vive voix l'hommage de ce vÅ“u sincère, et faire, aussi tôt que je le désirerais, connaissance avec Mademoiselle de Volanges. Après avoir éprouvé vos bontés vraiment maternelles, j'ai droit d'espérer d'elle l'amitié tendre d'une sÅ“ur. Je vous prie, Madame, de vouloir bien la lui demander de ma part, en attendant que je me trouve à portée de la mériter. Je compte rester à la campagne tout le temps de l'absence de M. de Tourvel. J'ai pris ce temps pour jouir et profiter de la société de la respectable Madame de Rosemonde. Cette femme est toujours charmante son grand âge ne lui fait rien perdre; elle conserve toute sa mémoire et sa gaieté. Son corps seul a quatre-vingt-quatre ans; son esprit n'en a que vingt. Notre retraite est égayée par son neveu le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous sacrifier quelques jours. Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaÃtre davantage mais il me semble qu'il vaut mieux qu'elle. Ici, où le tourbillon du monde ne le gâte pas, il parle raison avec une facilité étonnante, et il s'accuse de ses torts avec une candeur rare. Il me parle avec beaucoup de confiance, et je le prêche avec beaucoup de sévérité. Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire mais je ne doute pas, malgré ses promesses, que huit jours de Paris ne lui fassent oublier tous mes sermons. Le séjour qu'il fera ici sera au moins autant de retranché sur sa conduite ordinaire et je crois que, d'après sa façon de vivre, ce qu'il peut faire de mieux est de ne rien faire du tout. Il sait que je suis occupée à vous écrire, et il m'a chargée de vous présenter ses respectueux hommages. Recevez aussi le mien avec la bonté que je vous connais, et ne doutez jamais des sentiments sincères avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc. Du Château de ..., ce 9 août 17** LETTRE IX MADAME DE VOLANGES A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Je n'ai jamais douté, ma jeune et belle amie, ni de l'amitié que vous avez pour moi, ni de l'intérêt sincère que vous prenez à tout ce qui me regarde. Ce n'est pas pour éclaircir ce point, que j'espère convenu à jamais entre nous, que je réponds à votre Réponse mais je ne crois pas pouvoir me dispenser de causer avec vous au sujet du Vicomte de Valmont. Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à trouver jamais ce nom-là dans vos Lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous et lui? Vous ne connaissez pas cet homme; où auriez-vous pris l'idée de l'âme d'un libertin? Vous me parlez de sa rare candeur oh! oui; la candeur de Valmont doit être en effet très rare. Encore plus faux et dangereux qu'il n'est aimable et séduisant, jamais depuis sa plus grande jeunesse, il n'a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n'eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. Mon amie, vous me connaissez; vous savez si, des vertus que je tâche d'acquérir, l'indulgence n'est pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont était entraÃné par des passions fougueuses; si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge, blâmant sa conduite je plaindrais sa personne, et j'attendrais, en silence, le temps où un retour heureux lui rendrait l'estime des gens honnêtes. Mais Valmont n'est pas cela sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs, sans se compromettre; et pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m'arrête pas à compter celles qu'il a séduites mais combien n'en a-t-il pas perdues? Dans la vie sage et retirée que vous menez, ces scandaleuses aventures ne parviennent pas jusqu'à vous. Je pourrais vous en raconter qui vous feraient frémir; mais vos regards, purs comme votre âme, seraient souillés par de semblables tableaux sûre que Valmont ne sera jamais dangereux pour vous, vous n'avez pas besoin de pareilles armes pour vous défendre. La seule chose que j'ai à vous dire, c'est que, de toutes les femmes auxquelles il a rendu des soins, succès ou non, il n'en est point qui n'aient eu à s'en plaindre. La seule Marquise de Merteuil fait l'exception à cette règle générale; seule, elle a su lui résister et enchaÃner sa méchanceté. J'avoue que ce trait de sa vie est celui qui lui fait le plus d'honneur à mes yeux aussi a-t-il suffi pour la justifier pleinement aux yeux de tous, de quelques inconséquences qu'on avait à lui reprocher dans le début de son veuvage. [L'erreur où est Madame de Volanges nous fait voir qu'ainsi que les autres scélérats Valmont ne décelait pas ses complices.] Quoi qu'il en soit, ma belle amie, ce que l'âge, l'expérience et surtout l'amitié, m'autorisent à vous représenter, c'est qu'on commence à s'apercevoir dans le monde de l'absence de Valmont; et que si on sait qu'il soit resté quelque temps en tiers entre sa tante et vous, votre réputation sera entre ses mains; malheur le plus grand qui puisse arriver à une femme. Je vous conseille donc d'engager sa tante à ne pas le retenir davantage; et s'il s'obstine à rester, je crois que vous ne devez pas hésiter à lui céder la place. Mais pourquoi resterait-il? que fait-il donc à cette campagne? Si vous faisiez épier ses démarches, je suis sûre que vous découvririez qu'il n'a fait que prendre un asile plus commode, pour quelques noirceurs qu'il médite dans les environs. Mais, dans l'impossibilité de remédier au mal, contentons-nous de nous en garantir. Adieu, ma belle amie; voilà le mariage de ma fille un peu retardé. Le Comte de Gercourt, que nous attendions d'un jour à l'autre, me mande que son Régiment passe en Corse; et comme il y a encore des mouvements de guerre, il lui sera impossible de s'absenter avant l'hiver. Cela me contrarie; mais cela me fait espérer que nous aurons le plaisir de vous voir à la noce, et j'étais fâchée qu'elle se fÃt sans vous. Adieu; je suis, sans compliment comme sans réserve, entièrement à vous. Rappelez-moi au souvenir de Madame de Rosemonde, que j'aime toujours autant qu'elle le mérite. De ..., ce 11 août 17** LETTRE X LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Me boudez-vous, Vicomte? ou bien êtes-vous mort? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre Présidente? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse , vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide et esclave; autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités . Vous voilà donc vous conduisant sans principes, et donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l'Amour est, comme la médecine, seulement l'art d'aider la Nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes mais je n'en prendrai pas d'orgueil; car c'est bien battre un homme à terre. Il faut qu'elle se donne , me dites-vous eh! sans doute, il le faut; aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu'elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l'Amour! Je dis l'Amour; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir; ce serait vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues, croyez- vous les avoir violées? Mais, quelque envie qu'on ait de se donner, quelque pressée que l'on en soit, encore faut-il un prétexte; et y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l'air de céder à la force? Pour moi, je l'avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive et bien faite, où tout se succède avec ordre quoique avec rapidité; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter; qui sait garder l'air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, et flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare que l'on ne croit, m'a toujours fait plaisir, même alors qu'il ne m'a pas séduite, et que quelquefois il m'est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens Tournois, la Beauté donnait le prix de la valeur et de l'adresse. Mais vous, vous qui n'êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Eh! depuis quand voyagez-vous à petites journées et par des chemins de traverse? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste et la grande route! Mais laissons ce sujet, qui me donne d'autant plus d'humeur, qu'il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites, et mettez-moi au courant de vos progrès. Savez- vous que voilà plus de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe, et que vous négligez tout le monde? A propos de négligence, vous ressemblez aux gens qui envoient régulièrement savoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne se font jamais rendre la réponse. Vous finissez votre dernière Lettre par me demander si le Chevalier est mort. Je ne réponds pas, et vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne savez-vous plus que mon amant est votre ami-né? Mais rassurez-vous, il n'est point mort; ou s'il l'était, ce serait de l'excès de sa joie. Ce pauvre Chevalier, comme il est tendre! comme il est fait pour l'Amour! comme il sait sentir vivement! la tête m'en tourne. Sérieusement, le bonheur parfait qu'il trouve à être aimé de moi m'attache véritablement à lui. Ce même jour, où je vous écrivais que j'allais travailler à notre rupture, combien je le rendis heureux! Je m'occupais pourtant tout de bon des moyens de le désespérer, quand on me l'annonça. Soit caprice ou raison, jamais il ne me parut si bien. Je le reçus cependant avec humeur. Il espérait passer deux heures avec moi, avant celle où ma porte serait ouverte à tout le monde. Je lui dis que j'allais sortir il me demanda où j'allais; je refusai de le lui apprendre. Il insista; où vous ne serez pas , repris-je, avec aigreur. Heureusement pour lui, il resta pétrifié de cette réponse; car, s'il eût dit un mot, il s'ensuivait immanquablement une scène qui eût amené la rupture que j'avais projetée. Etonnée de son silence, je jetai les yeux sur lui sans autre projet, je vous jure, que de voir la mine qu'il faisait. Je retrouvai sur cette charmante figure, cette tristesse, à la fois profonde et tendre, à laquelle vous-même êtes convenu qu'il était si difficile de résister. La même cause produisit le même effet; je fus vaincue une seconde fois. Dès ce moment, je ne m'occupai plus que des moyens d'éviter qu'il pût me trouver un tort. " Je sors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, et même cette affaire vous regarde; mais ne m'interrogez pas. Je souperai chez moi; revenez, et vous serez instruit. " Alors il retrouva la parole; mais je ne lui permis pas d'en faire usage. " Je suis très pressée, continuai-je. Laissez-moi; à ce soir. " Il baisa ma main et sortit. Aussitôt, pour le dédommager, peut-être pour me dédommager moi-même, je me décide à lui faire connaÃtre ma petite maison dont il ne se doutait pas. J'appelle ma fidèle Victoire . J'ai ma migraine; je me couche pour tous mes gens; et, restée enfin seule avec la véritable , tandis qu'elle se travestit en Laquais, je fais une toilette de Femme de chambre. Elle fait ensuite venir un fiacre à la porte de mon jardin, et nous voilà parties. Arrivée dans ce temple de l'Amour, je choisis le déshabillé le plus galant. Celui-ci est délicieux; il est de mon invention il ne laisse rien voir, et pourtant fait tout deviner. Je vous en promets un modèle pour votre Présidente, quand vous l'aurez rendue digne de le porter. Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha , une Lettre d' Héloïse et deux Contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre. Cependant mon Chevalier arrive à ma porte, avec l'empressement qu'il a toujours. Mon Suisse la lui refuse, et lui apprend que je suis malade premier incident. Il lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, suivant ma prudente règle. Il l'ouvre, et y trouve de la main de Victoire " A neuf heures précises, au Boulevard, devant les Cafés. " Il s'y rend; et là , un petit Laquais qu'il ne connaÃt pas, qu'il croit au moins ne pas connaÃtre, car c'était toujours Victoire, vient lui annoncer qu'il faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffait la tête d'autant, et la tête échauffée ne nuit à rien. Il arrive enfin, et la surprise et l'Amour causaient en lui un véritable enchantement. Pour lui donner le temps de se remettre, nous nous promenons un moment dans le bosquet; puis je le ramène vers la maison. Il voit d'abord deux couverts mis ensuite un lit fait. Nous passons jusqu'au boudoir, qui était dans toute sa parure. Là , moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui et me laissai tomber à ses genoux. " O mon ami, lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t'avoir affligé par l'apparence de l'humeur, d'avoir pu un instant voiler mon cÅ“ur à tes regards. Pardonne-moi mes torts je veux les expier à force d'amour. " Vous jugez de l'effet de ce discours sentimental. L'heureux Chevalier me releva et mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous et moi scellâmes si gaiement et de la même manière notre éternelle rupture. Comme nous avions six heures à passer ensemble, et que j'avais résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérai ses transports, et l'aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi. Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un Sultan au milieu de son Sérail, dont j'étais tour à tour les Favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une MaÃtresse nouvelle. Enfin au point du jour il fallut se séparer; et, quoi qu'il dÃt, quoi qu'il fÃt même pour me prouver le contraire, il en avait autant de besoin que peu d'envie. Au moment où nous sortÃmes et pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour, et la lui remettant entre les mains " Je ne l'ai eue que pour vous, lui dis-je; il est juste que vous en soyez maÃtre c'est au Sacrificateur à disposer du Temple. " C'est par cette adresse que j'ai prévenu les réflexions qu'aurait pu lui faire naÃtre la propriété, toujours suspecte, d'une petite maison. Je le connais assez, pour être sûre qu'il ne s'en servira que pour moi; et si la fantaisie me prenait d'y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il voulait à toute force prendre jour pour y revenir; mais je l'aime trop encore, pour vouloir l'user si vite. Il ne faut se permettre d'excès qu'avec les gens qu'on veut quitter bientôt. Il ne sait pas cela, lui; mais, pour son bonheur, je le sais pour deux. Je m'aperçois qu'il est trois heures du matin, et que j'ai écrit un volume, ayant le projet de n'écrire qu'un mot. Tel est le charme de la confiante amitié c'est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j'aime le mieux, mais, en vérité, le Chevalier est ce qui me plaÃt davantage. De ..., ce 12 août 17** LETTRE XI LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES Votre Lettre sévère m'aurait effrayée, Madame, si, par bonheur, je n'avais trouvé ici plus de motifs de sécurité que vous ne m'en donnez de crainte. Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paraÃt avoir déposé ses armes meurtrières, avant d'entrer dans ce Château. Loin d'y former des projets, il n'y a pas même porté de prétentions; et la qualité d'homme aimable que ses ennemis mêmes lui accordent, disparaÃt presque ici, pour ne lui laisser que celle de bon enfant. C'est apparemment l'air de la campagne qui a produit ce miracle. Ce que je vous puis assurer, c'est qu'étant sans cesse avec moi, paraissant même s'y plaire, il ne lui est pas échappé un mot qui ressemble à l'Amour, pas une de ces phrases que tous les hommes se permettent, sans avoir, comme lui, ce qu'il faut pour les justifier. Jamais il n'oblige à cette réserve, dans laquelle toute femme qui se respecte est forcée de se tenir aujourd'hui, pour contenir les hommes qui l'entourent. Il sait ne point abuser de la gaieté qu'il inspire. Il est peut-être un peu louangeur; mais c'est avec tant de délicatesse qu'il accoutumerait la modestie même à l'éloge. Enfin, si j'avais un frère, je désirerais qu'il fût tel que M. de Valmont se montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui désireraient une galanterie plus marquée; et j'avoue que je lui sais un gré infini d'avoir su me juger assez bien pour ne pas me confondre avec elles. Ce portrait diffère beaucoup sans doute de celui que vous me faites; et, malgré cela, tous deux peuvent être ressemblants en fixant les époques. Lui- même convient d'avoir eu beaucoup de torts, et on lui en aura bien aussi prêté quelques-uns. Mais j'ai rencontré peu d'hommes qui parlassent des femmes honnêtes avec plus de respect, je dirais presque d'enthousiasme. Vous m'apprenez qu'au moins sur cet objet il ne trompe pas. Sa conduite avec Madame de Merteuil en est une preuve. Il nous en parle beaucoup; et c'est toujours avec tant d'éloges et l'air d'un attachement si vrai, que j'ai cru, jusqu'à la réception de votre Lettre, que ce qu'il appelait amitié entre eux deux était bien réellement de l'Amour. Je m'accuse de ce jugement téméraire, dans lequel j'ai eu d'autant plus de tort, que lui-même a pris souvent le soin de la justifier. J'avoue que je ne regardais que comme finesse, ce qui était de sa part une honnête sincérité. Je ne sais; mais il me semble que celui qui est capable d'une amitié aussi suivie pour une femme aussi estimable, n'est pas un libertin sans retour. J'ignore au reste si nous devons la conduite sage qu'il tient ici à quelques projets dans les environs, comme vous le supposez. Il y a bien quelques femmes aimables à la ronde; mais il sort peu, excepté le matin, et alors il dit qu'il va à la chasse. Il est vrai qu'il rapporte rarement du gibier; mais il assure qu'il est maladroit à cet exercice. D'ailleurs, ce qu'il peut faire au- dehors m'inquiète peu; et si je désirais le savoir, ce ne serait que pour avoir une raison de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien. Sur ce que vous me proposez de travailler à abréger le séjour que M. de Valmont compte faire ici, il me paraÃt bien difficile d'oser demander à sa tante de ne pas avoir son neveu chez elle, d'autant qu'elle l'aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais seulement par déférence et non par besoin, de saisir l'occasion de faire cette demande, soit à elle, soit à lui-même. Quant à moi, M. de Tourvel est instruit de mon projet de rester ici jusqu'à son retour, et il s'étonnerait, avec raison, de la légèreté qui m'en ferait changer. Voilà , Madame, de bien longs éclaircissements mais j'ai cru devoir à la vérité un témoignage avantageux à M. de Valmont, et dont il me paraÃt avoir grand besoin auprès de vous. Je n'en suis pas moins sensible à l'amitié qui a dicté vos conseils. C'est à elle que je dois aussi ce que vous me dites d'obligeant à l'occasion du retard du mariage de Mademoiselle votre fille. Je vous en remercie bien sincèrement mais, quelque plaisir que je me promette à passer ces moments avec vous, je les sacrifierais de bien bon cÅ“ur au désir de savoir Mademoiselle de Volanges plus tôt heureuse, si pourtant elle peut jamais l'être plus qu'auprès d'une mère aussi digne de toute sa tendresse et de son respect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m'attachent à vous, et je vous prie d'en recevoir l'assurance avec bonté. J'ai l'honneur d'être, etc. De ..., ce 13 août 17** LETTRE XII CECILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL Maman est incommodée, Madame; elle ne sortira point, et il faut que je lui tienne compagnie ainsi je n'aurai pas l'honneur de vous accompagner à l'Opéra. Je vous assure que je regrette bien plus de ne pas être avec vous que le Spectacle. Je vous prie d'en être persuadée. Je vous aime tant! Voudriez- vous bien dire à M. le Chevalier Danceny que je n'ai point le Recueil dont il m'a parlé, et que s'il peut me l'apporter demain, il me fera grand plaisir. S'il vient aujourd'hui, on lui dira que nous n'y sommes pas; mais c'est que Maman ne veut recevoir personne. J'espère qu'elle se portera mieux demain. J'ai l'honneur d'être, etc. De ..., ce 13 août 17** LETTRE XIII LA MARQUISE DE MERTEUIL A CECILE VOLANGES Je suis très fâchée, ma belle, et d'être privée du plaisir de vous voir, et de la cause de cette privation. J'espère que cette occasion se retrouvera. Je m'acquitterai de votre commission auprès du Chevalier Danceny, qui sera sûrement très fâché de savoir votre Maman malade. Si elle veut me recevoir demain, j'irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle et moi, le Chevalier de Belleroche. [C'est le même dont il est question dans les lettres de Madame de Merteuil] au piquet; et, en lui gagnant son argent, nous aurons, pour surcroÃt de plaisir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable MaÃtre, à qui je le proposerai. Si cela convient à votre Maman et à vous, je réponds de moi et de mes deux Chevaliers. Adieu, ma belle; mes compliments à ma chère Madame de Volanges. Je vous embrasse bien tendrement. De ..., ce 13 août 17** LETTRE XIV CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Je ne t'ai pas écrit hier, ma chère Sophie mais ce n'est pas le plaisir qui en est cause; je t'en assure bien. Maman était malade, et je ne l'ai pas quittée de la journée. Le soir, quand je me suis retirée, je n'avais cÅ“ur à rien du tout; et je me suis couchée bien vite, pour m'assurer que la journée était finie; jamais je n'en avais passé de si longue. Ce n'est pas que je n'aime bien Maman; mais je ne sais pas ce que c'était. Je devais aller à l'Opéra avec Madame de Merteuil; le Chevalier Danceny devait y être. Tu sais bien que ce sont les deux personnes que j'aime le mieux. Quand l'heure où j'aurais dû y être aussi est arrivée, mon cÅ“ur s'est serré malgré moi. Je me déplaisais à tout, et j'ai pleuré, pleuré, sans pouvoir m'en empêcher. Heureusement Maman était couchée, et ne pouvait pas me voir. Je suis bien sûre que le Chevalier Danceny aura été fâché aussi; mais il aura été distrait par le Spectacle et par tout le monde c'est bien différent. Par bonheur, Maman va mieux aujourd'hui, et Madame de Merteuil viendra avec une autre personne et le Chevalier Danceny mais elle arrive toujours bien tard, Madame de Merteuil; et quand on est si longtemps toute seule, c'est bien ennuyeux. Il n'est encore qu'onze heures. Il est vrai qu'il faut que je joue de la harpe; et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd'hui. Je crois que la Mère Perpétue a raison, et qu'on devient coquette dès qu'on est dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis pas autant que je le croyais; et puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Madame de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi cela ne me fâche pas beaucoup, parce qu'elle m'aime bien; et puis elle assure que le Chevalier Danceny me trouve plus jolie qu'elle. C'est bien honnête à elle de me l'avoir dit! elle avait même l'air d'en être bien aise. Par exemple, je ne conçois pas ça. C'est qu'elle m'aime tant! et lui!... oh! ça m'a fait bien plaisir! aussi, c'est qu'il me semble que rien que le regarder suffit pour embellir. Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux car, toutes les fois que cela m'arrive, cela me décontenance, et me fait comme de la peine; mais ça ne fait rien. Adieu, ma chère amie; je vais me mettre à ma toilette. Je t'aime toujours comme de coutume. Paris, ce 14 août 17** LETTRE XV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Il est bien honnête à vous de ne pas m'abandonner à mon triste sort. La vie que je mène ici est réellement fatigante, par l'excès de son repos et son insipide uniformité. En lisant votre Lettre et le détail de votre charmante journée, j'ai été tenté vingt fois de prétexter une affaire, de voler à vos pieds, et de vous y demander, en ma faveur, une infidélité à votre Chevalier, qui, après tout, ne mérite pas son bonheur. Savez-vous que vous m'avez rendu jaloux de lui? Que me parlez-vous d'éternelle rupture? J'abjure ce serment, prononcé dans le délire nous n'aurions pas été dignes de le faire, si nous eussions dû le garder. Ah! que je puisse un jour me venger dans vos bras, du dépit involontaire que m'a causé le bonheur du Chevalier! Je suis indigné, je l'avoue, quand je songe que cet homme, sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l'instinct de son cÅ“ur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh! je la troublerai... Promettez-moi que je la troublerai. Vous-même n'êtes-vous pas humiliée? Vous vous donnez la peine de le tromper, et il est plus heureux que vous. Vous le croyez dans vos chaÃnes! C'est bien vous qui êtes dans les siennes. Il dort tranquillement, tandis que vous veillez pour ses plaisirs. Que ferait de plus son esclave? Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n'ai pas la moindre jalousie je ne vois alors dans vos Amants que les successeurs d'Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à un d'eux! qu'il existe un autre homme aussi heureux que moi! je ne le souffrirai pas; n'espérez pas que je le souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre; et ne trahissez pas, par un caprice exclusif, l'amitié inviolable que nous nous sommes jurée. C'est bien assez, sans doute, que j'aie à me plaindre de l'Amour. Vous voyez que je me prête à vos idées, et que j'avoue mes torts. En effet, si c'est être amoureux que de ne pouvoir vivre sans posséder ce qu'on désire, d'y sacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellement amoureux. Je n'en suis guère plus avancé. Je n'aurais même rien du tout à vous apprendre à ce sujet, sans un événement qui me donne beaucoup à réfléchir, et dont je ne sais encore si je dois craindre ou espérer. Vous connaissez mon Chasseur, trésor d'intrigue, et vrai valet de Comédie; vous jugez bien que ses instructions portaient d'être amoureux de la Femme de chambre, et d'enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que moi; il a déjà réussi. Il vient de découvrir que Madame de Tourvel a chargé un de ses gens de prendre des informations sur ma conduite, et même de me suivre dans mes courses du matin, autant qu'il le pourrait, sans être aperçu. Que prétend cette femme? Ainsi donc la plus modeste de toutes ose encore risquer des choses qu'à peine nous oserions nous permettre! Je jure bien. Mais, avant de songer à me venger de cette ruse féminine, occupons-nous des moyens de la tourner à notre avantage. Jusqu'ici ces courses qu'on suspecte n'avaient aucun objet; il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, et je vous quitte pour y réfléchir. Adieu, ma belle amie. Toujours du Château de ..., ce 15 août 17** LETTRE XVI CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Ah! ma Sophie, voici bien des nouvelles! je ne devrais peut-être pas te les dire mais il faut bien que j'en parle à quelqu'un; c'est plus fort que moi. Ce Chevalier Danceny... Je suis dans un trouble que je ne peux pas écrire je ne sais par où commencer. Depuis que je t'avais raconté la jolie soirée [La Lettre où il est parlé de cette soirée ne s'est pas retrouvée. Il y a lieu de croire que c'est celle proposée dans le billet de Madame de Merteuil, et dont il est aussi question dans la précédente Lettre de Cécile Volanges.] que j'avais passée chez Maman avec lui et Madame de Merteuil, je ne t'en parlais plus c'est que je ne voulais plus en parler à personne; mais j'y pensais pourtant toujours. Depuis il était devenu si triste, mais si triste, si triste, que ça me faisait de la peine; et quand je lui demandais pourquoi, il me disait que non mais je voyais bien que si. Enfin hier il l'était encore plus que de coutume. Ça n'a pas empêché qu'il n'ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l'ordinaire; mais, toutes les fois qu'il me regardait, cela me serrait le cÅ“ur. Après que nous eûmes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans son étui; et, en m'en rapportant la clef, il me pria d'en jouer encore le soir, aussitôt que je serais seule. Je ne me défiais de rien du tout; je ne voulais même pas mais il m'en pria tant, que je lui dis qu'oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retirée chez moi et que ma Femme de chambre fut sortie, j'allais pour prendre ma harpe. Je trouvais dans les cordes une Lettre, pliée seulement, et point cachetée, et qui était de lui. Ah! si tu savais tout ce qu'il me mande! Depuis que j'ai lu sa Lettre, j'ai tant de plaisir, que je ne peux plus songer à autre chose. Je l'ai relue quatre fois tout de suite, et puis je l'ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cÅ“ur; et, quand j'ai été couchée, je l'ai tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais là , qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard; et aussitôt que je me suis réveillée il était encore de bien bonne heure, j'ai été reprendre sa Lettre pour la relire à mon aise. Je l'ai emportée dans mon lit, et puis je l'ai baisée comme si... C'est peut-être mal fait de baiser une Lettre comme ça, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. A présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis aussi bien embarrassée; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette Lettre-là . Je sais bien que ça ne se doit pas, et pourtant il me le demande; et, si je ne réponds pas, je suis sûre qu'il va encore être triste. C'est pourtant bien malheureux pour lui! Qu'est-ce que tu me conseilles? mais tu n'en sais pas plus que moi. J'ai bien envie d'en parler à Madame de Merteuil qui m'aime bien. Je voudrais bien le consoler; mais je ne voudrais rien faire qui fût mal. On nous recommande tant d'avoir bon cÅ“ur! et puis on nous défend de suivre ce qu'il inspire, quand c'est pour un homme! Ça n'est pas juste non plus. Est-ce qu'un homme n'est pas notre prochain comme une femme, et plus encore? car enfin n'a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa sÅ“ur? il reste toujours le mari de plus. Cependant si j'allais faire quelque chose qui ne fût pas bien, peut-être que M. Danceny lui-même n'aurait plus bonne idée de moi! Oh! ça, par exemple, j'aime encore mieux qu'il soit triste. Et puis, enfin, je serai toujours à temps. Parce qu'il a écrit hier, je ne suis pas obligée d'écrire aujourd'hui aussi bien je verrai Madame de Merteuil ce soir, et si j'en ai le courage, je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu'elle me dira, je n'aurai rien à me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu'il ne soit pas si triste! Oh! je suis bien en peine. Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses. De ..., ce 19 août 17** LETTRE XVII LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES Avant de me livrer, Mademoiselle, dirai-je au plaisir ou au besoin de vous écrire, je commence par vous supplier de m'entendre. Je sens que pour oser vous déclarer mes sentiments, j'ai besoin d'indulgence; si je ne voulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-je faire après tout que vous montrer mon ouvrage? Et qu'ai-je à vous dire, que mes regards, mon embarras, ma conduite et même mon silence ne vous aient dit avant moi? Eh! pourquoi vous fâcheriez-vous d'un sentiment que vous avez fait naÃtre? Emané de vous, sans doute il est digne de vous être offert; s'il est brûlant comme mon âme, il est pur comme la vôtre. Serait-ce un crime d'avoir su apprécier votre charmante figure, vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, et cette touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des qualités déjà si précieuses? non, sans doute; mais, sans être coupable, on peut être malheureux; et c'est le sort qui m'attend, si vous refusez d'agréer mon hommage. C'est le premier que mon cÅ“ur ait offert. Sans vous je serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue; le repos a fui loin de moi, et mon bonheur est incertain. Cependant vous vous étonnez de ma tristesse; vous m'en demandez la cause quelquefois même j'ai cru voir qu'elle vous affligeait. Ah! dites un mot, et ma félicité sera votre ouvrage. Mais, avant de prononcer, songez qu'un mot peut aussi combler mon malheur. Soyez donc l'arbitre de ma destinée. Par vous je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus chères puis-je remettre un intérêt plus grand? Je finirai, comme j'ai commencé, par implorer votre indulgence. Je vous ai demandé de m'entendre; j'oserai plus; je vous prierai de me répondre. Le refuser, serait me laisser croire que vous vous trouvez offensée, et mon cÅ“ur m'est garant que mon respect égale mon amour. P-S. Vous pouvez vous servir, pour me répondre, du même moyen dont je me sers pour vous faire parvenir cette Lettre; il me paraÃt également sûr et commode. De ..., ce 18 août 17** LETTRE XVIII CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Quoi! Sophie, tu blâmes d'avance ce que je vais faire! J'avais déjà bien assez d'inquiétudes; voilà que tu les augmentes encore. Il est clair, dis-tu, que je ne dois pas répondre. Tu en parles bien à ton aise; et d'ailleurs, tu ne sais pas au juste ce qui en est tu n'es pas là pour voir. Je suis sûre que si tu étais à ma place, tu ferais comme moi. Sûrement, en général, on ne doit pas répondre; et tu as bien vu, par ma Lettre d'hier, que je ne le voulais pas non plus mais c'est que je ne crois pas que personne se soit jamais trouvé dans le cas où je suis. Et encore être obligée de me décider toute seule! Madame de Merteuil, que je comptais voir hier au soir, n'est pas venue. Tout s'arrange contre moi c'est elle qui est cause que je le connais. C'est presque toujours avec elle que je l'ai vu que je lui ai parlé. Ce n'est pas que je lui en veuille du mal mais elle me laisse là au moment de l'embarras. Oh! je suis bien à plaindre! Figure-toi qu'il est venu hier comme à l'ordinaire. J'étais si troublée que je n'osais le regarder. Il ne pouvait pas me parler, parce que Maman était là . Je me doutais bien qu'il serait fâché, quand il verrait que je ne lui avais pas écrit. Je ne savais quelle contenance faire. Un instant après il me demanda si je voulais qu'il allât chercher ma harpe. Le cÅ“ur me battait si fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de répondre qu'oui. Quand il revint, c'était bien pis. Je ne le regardai qu'un petit moment. Il ne me regardait pas, lui; mais il avait un air qu'on aurait dit qu'il était malade. Ça me faisait bien de la peine. Il se mit à accorder ma harpe, et après, en me l'apportant, il me dit " Ah! Mademoiselle! " Il ne me dit que ces deux mots-là ; mais c'était d'un ton que j'en fus toute bouleversée. Je préludais sur ma harpe, sans savoir ce que je faisais. Maman demanda si nous ne chanterions pas. Lui s'excusa, en disant qu'il était un peu malade; et moi, qui n'avais pas d'excuse, il me fallut chanter. J'aurais voulu n'avoir jamais eu de voix. Je choisis exprès un air que je ne savais pas; car j'étais bien sûre que je ne pourrais en chanter aucun, et on se serait aperçu de quelque chose. Heureusement il vint une visite; et, dès que j'entendis entrer un carrosse, je cessai, et le priai de reporter ma harpe. J'avais bien peur qu'il ne s'en allât en même temps; mais il revint. Pendant que Maman et cette Dame qui était venue causaient ensemble, je voulus le regarder encore un petit moment. Je rencontrai ses yeux, et il me fut impossible de détourner les miens. Un moment après je vis ses larmes couler, et il fut obligé de se retourner pour n'être pas vu. Pour le coup, je ne pus y tenir; je sentis que j'allais pleurer aussi. Je sortis, et tout de suite j'écrivis avec un crayon, sur un chiffon de papier " Ne soyez donc pas si triste, je vous en prie; je promets de vous répondre. " Sûrement, tu ne peux pas dire qu'il y ait du mal à cela; et puis c'était plus fort que moi. Je mis mon papier aux cordes de ma harpe, comme sa Lettre était, et je revins dans le salon. Je me sentais plus tranquille. Il me tardait bien que cette Dame s'en fût. Heureusement, elle était en visite; elle s'en alla bientôt après. Aussitôt qu'elle fut sortie, je dis que je voulais reprendre ma harpe, et je le priai de l'aller chercher. Je vis bien, à son air, qu'il ne se doutait de rien. Mais au retour, oh! comme il était content! En posant ma harpe vis-à -vis de moi, il se plaça de façon que Maman ne pouvait voir, et il prit ma main qu'il serra, mais d'une façon! ce ne fut qu'un moment mais je ne saurais te dire le plaisir que ça m'a fait. Je la retirai pourtant; ainsi je n'ai rien à me reprocher. A présent, ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux pas me dispenser de lui écrire, puisque je le lui ai promis; et puis, je n'irai pas lui refaire du chagrin; car j'en souffre plus que lui. Si c'était pour quelque chose de mal, sûrement je ne le ferais pas. Mais quel mal peut-il y avoir à écrire, surtout quand c'est pour empêcher quelqu'un d'être malheureux? Ce qui m'embarrasse, c'est que je ne saurai pas bien faire ma Lettre mais il sentira bien que ce n'est pas ma faute; et puis je suis sûre que rien que de ce qu'elle sera de moi, elle lui fera toujours plaisir. Adieu, ma chère amie. Si tu trouves que j'ai tort, dis-le-moi; mais je ne crois pas. A mesure que le moment de lui écrire approche, mon cÅ“ur bat que ça ne se conçoit pas. Il le faut pourtant bien, puisque je l'ai promis. Adieu. De ..., ce 20 août 17** LETTRE XIX CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY Vous étiez si triste, hier, Monsieur, et cela me faisait tant de peine, que je me suis laissée aller à vous promettre de répondre à la Lettre que vous m'avez écrite. Je n'en sens pas moins aujourd'hui que je ne le dois pas pourtant, comme je l'ai promis, je ne veux pas manquer à ma parole, et cela doit bien vous prouver l'amitié que j'ai pour vous. A présent que vous le savez, j'espère que vous ne me demanderez pas de vous écrire davantage. J'espère aussi que vous ne direz à personne que je vous ai écrit; parce que sûrement on m'en blâmerait, et que cela pourrait me causer bien du chagrin. J'espère surtout que vous-même n'en prendrez pas mauvaise idée de moi, ce qui me ferait plus de peine que tout. Je peux bien vous assurer que je n'aurais pas eu cette complaisance-là pour tout autre que vous. Je voudrais bien que vous eussiez celle de ne plus être triste comme vous étiez; ce qui m'ôte tout le plaisir que j'ai à vous voir. Vous voyez, Monsieur, que je vous parle bien sincèrement. Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours; mais, je vous en prie, ne m'écrivez plus. J'ai l'honneur d'être, Cécile Volanges De ..., ce 20 août 17** LETTRE XX LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Ah! fripon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous! Allons, je vous fais grâce vous m'écrivez tant de folies, qu'il faut bien que je vous pardonne la sagesse où vous tient votre Présidente. Je ne crois pas que mon Chevalier eût autant d'indulgence que moi; il serait homme à ne pas approuver notre renouvellement de bail, et à ne rien trouver de plaisant dans votre folle idée. J'en ai pourtant bien ri, et j'étais vraiment fâchée d'être obligée d'en rire toute seule. Si vous eussiez été là , je ne sais où m'aurait menée cette gaieté mais j'ai eu le temps de la réflexion et je me suis armée de sévérité. Ce n'est pas que je refuse pour toujours; mais je diffère, et j'ai raison. J'y mettrais peut-être de la vanité, et, une fois piquée au jeu, on ne sait plus où l'on s'arrête. Je serais femme à vous enchaÃner de nouveau, à vous faire oublier votre Présidente; et si j'allais, moi indigne, vous dégoûter de la vertu, voyez quel scandale! Pour éviter ce danger, voici mes conditions. Aussitôt que vous aurez eu votre belle Dévote, que vous pourrez m'en fournir une preuve, venez, et je suis à vous. Mais vous n'ignorez pas que dans les affaires importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit. Par cet arrangement, d'une part, je deviendrai une récompense au lieu d'être une consolation; et cette idée me plaÃt davantage de l'autre votre succès en sera plus piquant, en devenant lui-même un moyen d'infidélité. Venez donc, venez au plus tôt m'apporter le gage de votre triomphe semblable à nos preux Chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leur Dame les fruits brillants de leur victoire. Sérieusement, je suis curieuse de savoir ce que peut écrire une Prude après un tel moment, et quel voile elle met sur ses discours, après n'en avoir plus laissé sur sa personne. C'est à vous de voir si je me mets à un prix trop haut; mais je vous préviens qu'il n'y a rien à rabattre. Jusque-là , mon cher Vicomte, vous trouverez bon que je reste fidèle à mon Chevalier, et que je m'amuse à le rendre heureux, malgré le petit chagrin que cela vous cause. Cependant si j'avais moins de mÅ“urs, je crois qu'il aurait, dans ce moment, un rival dangereux; c'est la petite Volanges. Je raffole de cet enfant c'est une vraie passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes les plus à la mode. Je vois son petit cÅ“ur se développer, et c'est un spectacle ravissant. Elle aime déjà son Danceny avec fureur; mais elle n'en sait encore rien. Lui- même, quoique très amoureux, a encore la timidité de son âge, et n'ose pas trop le lui apprendre. Tous deux sont en adoration vis-à -vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret; particulièrement depuis quelques jours je l'en vois vraiment oppressée et je lui aurais rendu un grand service de l'aider un peu mais je n'oublie pas que c'est un enfant, et je ne veux pas me compromettre. Danceny m'a parlé un peu plus clairement; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas l'entendre. Quant à la petite, je suis souvent tentée d'en faire mon élève; c'est un service que j'ai envie de rendre à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en Corse jusqu'au mois d'Octobre. J'ai dans l'idée que j'emploierai ce temps-là , et que nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente Pensionnaire. Quelle est donc en effet l'insolente sécurité de cet homme, qui ose dormir tranquille, tandis qu'une femme, qui a à se plaindre de lui, ne s'est pas encore vengée? Tenez, si la petite était ici dans ce moment, je ne sais ce que je ne lui dirais pas. Adieu, Vicomte; bonsoir et bon succès mais, pour Dieu, avancez donc. Songez que si vous n'avez pas cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu. De ..., ce 20 août 17** LETTRE XXI LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Enfin, ma belle amie, j'ai fait un pas en avant, mais un grand pas; et qui, s'il ne m'a pas conduit jusqu'au but, m'a fait connaÃtre au moins que je suis dans la route, et a dissipé la crainte où j'étais de m'être égaré. J'ai enfin déclaré mon amour; et quoiqu'on ait gardé le silence le plus obstiné, j'ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse mais n'anticipons pas sur les événements, et reprenons plus haut. Vous vous souvenez qu'on faisait épier mes démarches. Eh bien! j'ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l'édification publique, et voici ce que j'ai fait. J'ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n'était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu'on devait saisir aujourd'hui, dans la matinée, les meubles d'une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m'assurai qu'il n'y eût dans cette maison aucune fille ou femme dont l'âge ou la figure pussent rendre mon action suspecte; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d'aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente sans doute elle eut quelques remords des ordres qu'elle avait donnés; et, n'ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive; je risquais de me rendre malade; je ne tuerais rien et me fatiguerais en vain; et, pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être mieux qu'elle ne voulait, me faisaient assez connaÃtre qu'elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n'avais garde de m'y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les Chasseurs, et à un petit nuage d'humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisÃt. Je ne calculais pas la curiosité d'une femme; aussi me trompais- je. Mon Chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait. Au point du jour je me lève et je pars. A peine à cinquante pas du Château, j'aperçois mon espion qui me suit. J'entre en chasse, et marche à travers champs vers le Village où je voulais me rendre; sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n'osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l'exercer, j'ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu l'insolence de se couler derrière un buisson qui n'était pas à vingt pas de moi, et de s'y asseoir aussi? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu'il était utile et même nécessaire à mes projets; cette réflexion l'a sauvé. Cependant j'arrive au Village; je vois de la rumeur; je m'avance j'interroge; on me raconte le fait. Je fais venir le Collecteur; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n'imaginez pas quel chÅ“ur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant l'empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse! J'examinais ce spectacle, lorsqu'un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s'avançant vers moi à pas précipités, leur dit " Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu " , et dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n'ont pas tant de mérite qu'on se plaÃt à nous le dire. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avaient plus ce même degré de pathétique le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet; le reste n'était qu'une simple expression de reconnaissance et d'étonnement pour des dons superflus. Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au Héros d'un Drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli je me dégageai d'eux tous, et regagnai le Château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins; ils seront un jour mes titres auprès d'elle; et l'ayant, en quelque sorte, ainsi payée d'avance, j'aurai le droit d'en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire. J'oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j'ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n'ont pas été en partie exaucées... Mais on m'avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette Lettre partÃt si je ne la fermais qu'en me retirant. Ainsi, le reste à l'ordinaire prochain . J'en suis fâché, car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir. De ..., ce 20 août 17** LETTRE XXII LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaÃtre un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu! Enfin vous aimez tant à user d'indulgence, que c'est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux. M. de Valmont me paraÃt fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice; et voici sur quoi je le pense. Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l'idée vous en était venue; idée que je m'accuse d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui [Madame de Tourvel n'ose donc pas dire que c'était par son ordre?]; et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de ... une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, non seulement s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable. Mon Domestique a été témoin de cette vertueuse action; et il m'a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un Domestique, qu'ils ont désigné, et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du Village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n'est même plus seulement une compassion passagère, et que l'occasion détermine c'est le projet formé de faire du bien; c'est la sollicitude de la bienfaisance; c'est la plus belle vertu des plus belles âmes; mais, soit hasard ou projet, c'est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, et toujours par justice, que quand je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s'en défendre, et a eu l'air d'y mettre si peu de valeur lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite. A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour? S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes? Quoi! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé? Non. J'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons. Je m'arrête à cette idée qui me plaÃt. Si, d'une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié tendre qui m'unit à vous pour la vie. J'ai l'honneur d'être, etc. Madame de Rosemonde et moi nous allons, dans l'instant, voir aussi l'honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur; c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire. De ..., ce 20 août 17** LETTRE XXIII LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Nous en sommes restés à mon retour au Château je reprends mon récit. Je n'eus que le temps de faire une courte toilette, et je me rendis au salon, où ma Belle faisait de la tapisserie, tandis que le Curé du lieu lisait la Gazette à ma vieille tante. J'allai m'asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, et presque caressants, me firent bientôt deviner que le Domestique avait déjà rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable Curieuse ne put garder plus longtemps le secret qu'elle m'avait dérobé; et, sans crainte d'interrompre un vénérable Pasteur dont le débit ressemblait pourtant à celui d'un prône " J'ai bien aussi ma nouvelle à débiter " , dit-elle; et tout de suite elle raconta mon aventure avec une exactitude qui faisait honneur à l'intelligence de son Historien. Vous jugez comme je déployai toute ma modestie mais qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s'en douter, l'éloge de ce qu'elle aime? Je pris donc le parti de la laisser aller. On eût dit qu'elle prêchait le panégyrique d'un Saint. Pendant ce temps, j'observais, non sans espoir, tout ce que promettaient à l'Amour son regard animé, son geste devenu plus libre, et surtout ce son de voix qui, par son altération déjà sensible, trahissait l'émotion de son âme. A peine elle finissait de parler " Venez, mon neveu, me dit Madame de Rosemonde; venez, que je vous embrasse. " Je sentis aussitôt que la jolie Prêcheuse ne pourrait se défendre d'être embrassée à son tour. Cependant elle voulut fuir; mais elle fut bientôt dans mes bras; et, loin d'avoir la force de résister, à peine lui restait-il celle de se soutenir. Plus j'observe cette femme, et plus elle me paraÃt désirable. Elle s'empressa de retourner à son métier, et eut l'air, pour tout le monde, de recommencer sa tapisserie; mais moi, je m'aperçus bien que sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage. Après le dÃner, les Dames voulurent aller voir les infortunés que j'avais si pieusement secourus; je les accompagnai. Je vous sauve l'ennui de cette seconde scène de reconnaissance et d'éloges. Mon cÅ“ur, pressé d'un souvenir délicieux, hâte le moment du retour au Château. Pendant la route, ma belle Présidente, plus rêveuse qu'à l'ordinaire, ne disait pas un mot. Tout occupé de trouver les moyens de profiter de l'effet qu'avait produit l'événement du jour, je gardais le même silence. Madame de Rosemonde seule parlait et n'obtenait de nous que des réponses courtes et rares. Nous dûmes l'ennuyer; j'en avais le projet, et il réussit. Aussi, en descendant de voiture, elle passa dans son appartement, et nous laissa tête à tête ma Belle et moi, dans un salon mal éclairé; obscurité douce, qui enhardit l'Amour timide. Je n'eus pas la peine de diriger la conversation où je voulais la conduire. La ferveur de l'aimable Prêcheuse me servit mieux que n'aurait pu faire mon adresse, " Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle, en arrêtant sur moi son doux regard comment passe-t-on sa vie à mal faire? - Je ne mérite, lui répondis-je, ni cet éloge, ni cette censure; et je ne conçois pas qu'avec autant d'esprit que vous en avez, vous ne m'ayez pas encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne, pour qu'il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mÅ“urs, j'ai imité leurs vices; j'ai peut-être mis de l'Amour propre à les surpasser. Séduit de même ici par l'exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j'ai au moins essayé de vous suivre. Eh! peut-être l'action dont vous me louez aujourd'hui perdrait- elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif! Vous voyez, ma belle amie, combien j'étais près de la vérité. Ce n'est pas à moi, continuai-je, que ces malheureux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu'un moyen de plaire. Je n'étais, puisqu'il faut le dire, que le faible agent de la Divinité que j'adore. Ici elle voulut m'interrompre; mais je ne lui en donnai pas le temps. Dans ce moment même, ajoutai-je, mon secret ne m'échappe que par faiblesse. Je m'étais promis de vous le taire; je me faisais un bonheur de rendre à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que vous ignoreriez toujours; mais, incapable de tromper, quand j'ai sous les yeux l'exemple de la candeur, je n'aurai point à me reprocher avec vous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serai malheureux, je le sais; mais mes souffrances me seront chères; elles me prouveront l'excès de mon amour; c'est à vos pieds, c'est dans votre sein que je déposerai mes peines. J'y puiserai des forces pour souffrir de nouveau; j'y trouverai la bonté compatissante, et je me croirai consolé, parce que vous m'aurez plaint. Ô vous que j'adore! écoutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi! " Cependant j'étais à ses genoux, et je serrais ses mains dans les miennes mais elle, les dégageant tout à coup, et les croisant sur ses yeux avec l'expression du désespoir " Ah! malheureuse! " s'écria-t-elle; puis elle fondit en larmes. Par bonheur je m'étais livré à tel point, que je pleurais aussi; et, reprenant ses mains, je les baignais de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire; car elle était si occupée de sa douleur, qu'elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n'avais pas trouvé ce moyen de l'en avertir. J'y gagnai de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l'attrait puissant des larmes. Ma tête s'échauffait, et j'étais si peu maÃtre de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment. Quelle est donc notre faiblesse? quel est l'empire des circonstances, si moi- même, oubliant mes projets, j'ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats et les détails d'une pénible défaite; si, séduit par un désir de jeune homme, j'ai pensé exposer le vainqueur de Madame de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l'insipide avantage d'avoir eu une femme de plus! Ah! qu'elle se rende, mais qu'elle combatte; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister; qu'elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d'avouer sa défaite. Laissons le Braconnier obscur tuer à l'affût le cerf qu'il a surpris; le vrai Chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n'est-ce pas? mais peut-être serai-je à présent au regret de ne l'avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence. Nous entendÃmes du bruit. On venait au salon. Madame de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d'un des flambeaux, et sortit. Il fallut bien la laisser faire. Ce n'était qu'un Domestique. Aussitôt que j'en fus assuré, je la suivis. A peine eus-je fait quelques pas, que, soit qu'elle me reconnût, soit un sentiment vague d'effroi, je l'entendis précipiter sa marche, et se jeter plutôt qu'entrer dans son appartement dont elle ferma la porte sur elle. J'y allai; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper; c'eût été lui fournir l'occasion d'une résistance trop facile. J'eus l'heureuse et simple idée de tenter de voir à travers la serrure, et je vis en effet cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, et priant avec ferveur. Quel Dieu osait-elle invoquer? en est-il d'assez puissant contre l'Amour? En vain cherche-t-elle à présent des secours étrangers c'est moi qui réglerai son sort. Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon appartement et me mis à vous écrire. J'espérais la revoir au souper; mais elle fit dire qu'elle s'était trouvée indisposée et s'était mise au lit. Madame de Rosemonde voulut monter chez elle, mais la malicieuse malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettait de voir personne. Vous jugez qu'après le souper la veillée fut courte, et que j'eus aussi mon mal de tête. Retiré chez moi, j'écrivis une longue Lettre pour me plaindre de cette rigueur, et je me couchai, avec le projet de la remettre ce matin. J'ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette Lettre. Je me suis levé, et j'ai relu mon EpÃtre. Je me suis aperçu que je ne m'y étais pas assez observé, que j'y montrais plus d'ardeur que d'amour, et plus d'humeur que de tristesse. Il faudra la refaire; mais il faudrait être plus calme. J'aperçois le point du jour, et j'espère que la fraÃcheur qui l'accompagne m'amènera le sommeil. Je vais me remettre au lit; et, quel que soit l'empire de cette femme, je vous promets de ne pas m'occuper tellement d'elle, qu'il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous. Adieu, ma belle amie. J'ai l'honneur d'être, etc., De ..., ce 21 août 17**, 4 heures du matin. LETTRE XXIV LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Ah! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon âme; daignez m'apprendre ce que je dois espérer ou craindre. Placé entre l'excès du bonheur et celui de l'infortune, l'incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé? que n'ai-je pu résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées? Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour; et ce sentiment pur, que ne troublait point alors l'image de votre douleur, suffisait à ma félicité mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir, depuis que j'ai vu couler vos larmes; depuis que j'ai entendu ce cruel Ah! malheureuse! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cÅ“ur. Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l'effroi? quelle est donc cette crainte? Ah! ce n'est pas celle de le partager votre cÅ“ur, que j'ai mal connu, n'est pas fait pour l'Amour; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible; le vôtre est même sans pitié. S'il n'en était pas ainsi, vous n'auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n'a d'autre plaisir que celui de vous voir; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade sans lui permettre d'aller s'informer de votre état; vous auriez senti que cette même nuit, qui n'était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs. Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante? Je ne crains pas de vous prendre pour juge qu'ai-je donc fait? que céder à un sentiment involontaire, inspiré par la beauté et justifié par la vertu; toujours contenu par le respect, et dont l'innocent aveu fut l'effet de la confiance et non de l'espoir la trahirez-vous cette confiance que vous-même avez semblé me permettre, et à laquelle je me suis livré sans réserve? Non, je ne puis le croire; ce serait vous supposer un tort, et mon cÅ“ur se révolte à la seule idée de vous en trouver un je désavoue mes reproches; j'ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah! laissez-moi vous croire parfaite, c'est le seul plaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l'êtes en m'accordant vos soins généreux. Quel malheureux avez- vous secouru, qui en eût autant de besoin que moi? ne m'abandonnez pas dans le délire où vous m'avez plongé prêtez-moi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne; après m'avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage. Je ne veux pas vous tromper, vous ne parviendrez point à vaincre mon amour; mais vous m'apprendrez à le régler en guidant mes démarches, en dictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespérante; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez; assurez-moi de votre indulgence. Vous n'aurez jamais toute celle que je vous désirerais; mais je réclame celle dont j'ai besoin me la refuserez-vous? Adieu, Madame, recevez avec bonté l'hommage de mes sentiments; il ne nuit point à celui de mon respect. De ..., ce 20 août 17** LETTRE XXV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Voici le bulletin d'hier. A onze heures j'entrai chez Madame de Rosemonde et, sous ses auspices, je fus introduit chez la feinte malade, qui était encore couchée. Elle avait les yeux très battus; j'espère qu'elle avait aussi mal dormi que moi. Je saisis un moment, où Madame de Rosemonde s'était éloignée, pour remettre ma Lettre on refusa de la prendre; mais je la laissai sur le lit, et allai bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieille tante, qui voulait être auprès de son cher enfant il fallut bien serrer la Lettre pour éviter le scandale. La malade dit maladroitement qu'elle croyait avoir un peu de fièvre. Madame de Rosemonde m'engagea à lui tâter le pouls, en vantant beaucoup mes connaissances en médecine. Ma Belle eut donc le double chagrin d'être obligée de me livrer son bras, et de sentir que son petit mensonge allait être découvert. En effet, je pris sa main que je serrai dans une des miennes, pendant que de l'autre, je parcourais son bras frais et potelé; la malicieuse personne ne répondit à rien, ce qui me fit dire en me retirant " Il n'y a pas même la plus légère émotion. " Je me doutai que ses regards devaient être sévères, et, pour la punir, je ne les cherchai pas un moment après, elle dit qu'elle voulait se lever, et nous la laissâmes seule. Elle parut au dÃner qui fut triste; elle annonça qu'elle n'irait pas se promener, ce qui était me dire que je n'aurais pas l'occasion de lui parler. Je sentis bien qu'il fallait placer là un soupir et un regard douloureux sans doute elle s'y attendait, car ce fut le seul moment de la journée où je parvins à rencontrer ses yeux. Toute sage qu'elle est, elle a ses petites ruses comme une autre. Je trouvai le moment de lui demander si elle avait eu la bonté de m'instruire de mon sort , et je fus un peu étonné de l'entendre me répondre Oui, Monsieur, je vous ai écrit . J'étais fort empressé d'avoir cette Lettre; mais soit ruse encore, ou maladresse, ou timidité, elle ne me la remit que le soir, au moment de se retirer chez elle. Je vous l'envoie ainsi que le brouillon de la mienne; lisez et jugez voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu'elle n'a point d'amour, quand je suis sûr du contraire; et puis elle se plaindra si je la trompe après, quand elle ne craint pas de me tromper avant! Ma belle amie, l'homme le plus adroit ne peut encore que se tenir au niveau de la femme la plus vraie. Il faudra pourtant feindre de croire à tout ce radotage, et se fatiguer de désespoir, parce qu'il plaÃt à Madame de jouer la rigueur! Le moyen de ne pas se venger de ces noirceurs-là ... ah! patience... mais adieu. J'ai encore beaucoup à écrire. A propos, vous me renverrez la Lettre de l'inhumaine; il se pourrait faire que par la suite elle voulût qu'on mÃt du prix à ces misères-là , et il faut être en règle. Je ne vous parle pas de la petite Volanges; nous en causerons au premier jour. Du Château, ce 22 août 17** LETTRE XXVI LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Sûrement, Monsieur, vous n'auriez eu aucune Lettre de moi, si ma sotte conduite d'hier au soir ne me forçait d'entrer aujourd'hui en explication avec vous. Oui, j'ai pleuré, je l'avoue peut-être aussi les deux mots que vous me citez avec tant de soin me sont-ils échappés; larmes et paroles, vous avez tout remarqué; il faut donc vous expliquer tout. Accoutumée à n'inspirer que des sentiments honnêtes, à n'entendre que des discours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d'une sécurité que j'ose dire que je mérite; je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j'éprouve. L'étonnement et l'embarras où m'a jetée votre procédé; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n'eût jamais dû être faite pour moi, peut-être l'idée révoltante de me voir confondue avec les femmes que vous méprisez, et traitée aussi légèrement qu'elles; toutes ces causes réunies ont provoqué mes larmes, et ont pu me faire dire, avec raison je crois, que j'étais malheureuse. Cette expression, que vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop faible encore, si mes pleurs et mes discours avaient eu un autre motif; si au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m'offenser, j'avais pu craindre de les partager. Non, Monsieur, je n'ai pas cette crainte; si je l'avais, je fuirais à cent lieues de vous; j'irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la certitude où je suis de ne point vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis; de ne pas vous laisser approcher de moi. J'ai cru, et c'est là mon seul tort, j'ai cru que vous respecteriez une femme honnête, qui ne demandait pas mieux que de vous trouver tel et de vous rendre justice; qui déjà vous défendait, tandis que vous l'outragiez par vos vÅ“ux criminels. Vous ne me connaissez pas; non, Monsieur, vous ne me connaissez pas. Sans cela, vous n'auriez pas cru vous faire un droit de vos torts parce que vous m'avez tenu des discours que je ne devais pas entendre, vous ne vous seriez pas cru autorisé à m'écrire une Lettre que je ne devais pas lire, et vous me demandez de guider vos démarches, de dicter vos discours ! Hé bien, Monsieur, le silence et l'oubli, voilà les conseils qu'il me convient de vous donner, comme à vous de les suivre; alors, vous aurez, en effet, des droits à mon indulgence il ne tiendrait qu'à vous d'en obtenir même à ma reconnaissance... Mais non, je ne ferai point une demande à celui qui ne m'a point respectée; je ne donnerai point une marque de confiance à celui qui a abusé de ma sécurité. Vous me forcez à vous craindre, peut-être à vous haïr je ne le voulais pas; je ne voulais voir en vous que le neveu de ma plus respectable amie; j'opposais la voix de l'amitié à la voix publique qui vous accusait. Vous avez tout détruit; et, je le prévois, vous ne voudrez rien réparer. Je m'en tiens, Monsieur, à vous déclarer que vos sentiments m'offensent, que leur aveu m'outrage, et surtout que, loin d'en venir un jour à les partager, vous me forceriez à ne vous revoir jamais, si vous ne vous imposiez sur cet objet un silence qu'il me semble avoir droit d'attendre, et même d'exiger de vous. Je joins à cette Lettre celle que vous m'avez écrite, et j'espère que vous voudrez bien de même me remettre celle-ci; je serais vraiment peinée qu'il restât aucune trace d'un événement qui n'eût jamais dû exister. J'ai l'honneur d'être, etc. De ..., ce 21 août 17** LETTRE XXVII CECILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL Mon Dieu, que vous êtes bonne, Madame! comme vous avez bien senti qu'il me serait plus facile de vous écrire que de vous parler! Aussi, c'est que ce que j'ai à vous dire est bien difficile; mais vous êtes mon amie, n'est-il pas vrai? Oh! oui, ma bien bonne amie! Je vais tâcher de n'avoir pas peur; et puis, j'ai tant besoin de vous, de vos conseils! J'ai bien du chagrin, il me semble que tout le monde devine ce que je pense; et surtout quand il est là , je rougis dès qu'on me regarde. Hier, quand vous m'avez vue pleurer, c'est que je voulais vous parler, et puis, je ne sais quoi m'en empêchait; et quand vous m'avez demandé ce que j'avais, mes larmes sont venues malgré moi. Je n'aurais pas pu dire une parole. Sans vous, Maman allait s'en apercevoir, et qu'est-ce que je serais devenue? Voilà pourtant comme je passe ma vie, surtout depuis quatre jours! C'est ce jour-là , Madame, oui je vais vous le dire, c'est ce jour-là que M. le Chevalier Danceny m'a écrit oh! je vous assure que quand j'ai trouvé sa Lettre, je ne savais pas du tout ce que c'était; mais, pour ne pas mentir, je ne peux pas dire que je n'aie eu bien du plaisir en la lisant; voyez- vous, j'aimerais mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s'il ne me l'eût pas écrite. Mais je savais bien que je ne devais pas le lui dire, et je peux bien vous assurer même que je lui ai dit que j'en étais fâchée; mais il dit que c'était plus fort que lui, et je le crois bien; car j'avais résolu de ne lui pas répondre, et pourtant je n'ai pas pu m'en empêcher. Oh! je ne lui ai écrit qu'une fois, et même c'était, en partie, pour lui dire de ne plus m'écrire mais malgré cela il m'écrit toujours; et comme je ne lui réponds pas, je vois bien qu'il est triste, et ça m'afflige encore davantage si bien que je ne sais plus que faire, ni que devenir, et que je suis bien à plaindre. Dites-moi, je vous en prie, Madame, est-ce que ce serait bien mal de lui répondre de temps en temps? seulement jusqu'à ce qu'il ait pu prendre sur lui de ne plus m'écrire lui-même, et de rester comme nous étions avant car, pour moi, si cela continue, je ne sais pas ce que je deviendrai. Tenez, en lisant sa dernière Lettre, j'ai pleuré que ça ne finissait pas; et je suis bien sûre que si je ne lui réponds pas encore, ça nous fera bien de la peine. Je vais vous envoyer sa Lettre aussi, ou bien une copie, et vous jugerez; vous verrez bien que ce n'est rien de mal qu'il demande. Cependant si vous trouvez que ça ne se doit pas, je vous promets de m'en empêcher; mais je crois que vous penserez comme moi, que ce n'est pas là du mal. Pendant que j'y suis, Madame, permettez-moi de vous faire encore une question on m'a bien dit que c'était mal d'aimer quelqu'un; mais pourquoi cela? Ce qui me fait vous le demander, c'est que M. le Chevalier Danceny prétend que ce n'est pas mal du tout, et que presque tout le monde aime; si cela était, je ne vois pas pourquoi je serais la seule à m'en empêcher; ou bien est-ce que ce n'est un mal que pour les demoiselles? car j'ai entendu Maman elle-même dire que Madame D... aimait M. M... et elle n'en parlait pas comme d'une chose qui serait si mal; et pourtant je suis sûre qu'elle se fâcherait contre moi, si elle se doutait seulement de mon amitié pour M. Danceny. Elle me traite toujours comme un enfant, Maman; et elle ne me dit rien du tout. Je croyais, quand elle m'a fait sortir du Couvent, que c'était pour me marier; mais à présent il me semble que non ce n'est pas que je m'en soucie, je vous assure; mais vous, qui êtes si amie avec elle, vous savez peut-être ce qui en est, et si vous le savez, j'espère que vous me le direz. Voilà une bien longue Lettre, Madame, mais puisque vous m'avez permis de vous écrire, j'en ai profité pour vous dire tout, et je compte sur votre amitié. J'ai l'honneur d'être, etc. Paris, ce 23 août 17** LETTRE XXVIII LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES Eh! quoi, Mademoiselle, vous refusez toujours de me répondre! rien ne peut vous fléchir; et chaque jour emporte avec lui l'espoir qu'il avait amené! Quelle est donc cette amitié que vous consentez qui subsiste entre nous, si elle n'est pas même assez puissante pour vous rendre sensible à ma peine; si elle vous laisse froide et tranquille, tandis que j'éprouve les tourments d'un feu que je ne puis éteindre; si, loin de vous inspirer de la confiance, elle ne suffit pas même à faire naÃtre votre pitié? Quoi! votre ami souffre et vous ne faites rien pour le secourir! Il ne vous demande qu'un mot, et vous le lui refusez! et vous voulez qu'il se contente d'un sentiment si faible, dont vous craignez encore de lui réitérer les assurances! Vous ne voudriez pas être ingrate, disiez-vous hier ah! croyez-moi, Mademoiselle, vouloir payer de l'Amour avec de l'amitié, ce n'est pas craindre l'ingratitude, c'est redouter seulement d'en avoir l'air. Cependant je n'ose plus vous entretenir d'un sentiment qui ne peut que vous être à charge, s'il ne vous intéresse pas; il faut au moins le renfermer en moi-même, en attendant que j'apprenne à le vaincre. Je sens combien ce travail sera pénible; je ne me dissimule pas que j'aurai besoin de toutes mes forces; je tenterai tous les moyens il en est un qui coûtera le plus à mon cÅ“ur, ce sera celui de me répéter souvent que le vôtre est insensible. J'essaierai même de vous voir moins, et déjà je m'occupe d'en trouver un prétexte plausible. Quoi! je perdrais la douce habitude de vous voir chaque jour! Ah! du moins je ne cesserai jamais de la regretter. Un malheur éternel sera le prix de l'Amour le plus tendre; et vous l'aurez voulu, et ce sera votre ouvrage! Jamais, je le sens, je ne retrouverai le bonheur que je perds aujourd'hui; vous seule étiez faite pour mon cÅ“ur; avec quel plaisir je ferais le serment de ne vivre que pour vous. Mais vous ne voulez pas le recevoir; votre silence m'apprend assez que votre cÅ“ur ne vous dit rien pour moi; il est à la fois la preuve la plus sûre de votre indifférence, et la manière la plus cruelle de me l'annoncer. Adieu, Mademoiselle. Je n'ose plus me flatter d'une réponse; l'Amour l'eût écrite avec empressement, l'amitié avec plaisir, la pitié même avec complaisance mais la pitié, l'amitié et l'Amour sont également étrangers à votre cÅ“ur. Paris, ce 23 août 17** LETTRE XXIX CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Je te le disais bien, Sophie, qu'il y avait des cas où on pouvait écrire; et je t'assure que je me reproche bien d'avoir suivi ton avis, qui nous a tant fait de peine, au Chevalier Danceny et à moi. La preuve que j'avais raison, c'est que Madame de Merteuil, qui est une femme qui sûrement le sait bien, a fini par penser comme moi. Je lui ai tout avoué. Elle m'a bien dit d'abord comme toi mais quand je lui ai eu tout expliqué, elle est convenue que c'était bien différent; elle exige seulement que je lui fasse voir toutes mes Lettres et toutes celles du Chevalier Danceny, afin d'être sûre que je ne dirai que ce qu'il faudra; ainsi, à présent, me voilà tranquille. Mon Dieu, que je l'aime Madame de Merteuil! elle est si bonne! et c'est une femme bien respectable. Ainsi il n'y a rien à dire. Comme je m'en vais écrire à M. Danceny, et comme il va être content! il le sera encore plus qu'il ne croit; car jusqu'ici je ne lui parlais que de mon amitié, et lui voulait toujours que je dise mon amour. Je crois que c'était bien la même chose; mais enfin je n'osais pas, et il tenait à cela. Je l'ai dit à Madame de Merteuil; elle m'a dit que j'avais eu raison, et qu'il ne fallait convenir d'avoir de l'Amour, que quand on ne pouvait plus s'en empêcher or je suis bien sûre que je ne pourrai pas m'en empêcher plus longtemps; après tout c'est la même chose, et cela lui plaira davantage. Madame de Merteuil m'a dit aussi qu'elle me prêterait des Livres qui parlaient de tout cela, et qui m'apprendraient bien à me conduire, et aussi à mieux écrire que je ne fais car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts, ce qui est une preuve qu'elle m'aime bien; elle m'a recommandé seulement de ne rien dire à Maman de ces Livres-là parce que ça aurait l'air de trouver qu'elle a trop négligé mon éducation, et ça pourrait la fâcher. Oh! je ne lui en dirai rien. C'est pourtant bien extraordinaire qu'une femme qui ne m'est presque pas parente prenne plus de soin de moi que ma mère! c'est bien heureux pour moi de l'avoir connue! Elle a demandé aussi à Maman de me mener après-demain à l'Opéra, dans sa loge; elle m'a dit que nous y serions toutes seules, et nous causerons tout le temps, sans craindre qu'on nous entende j'aime bien mieux cela que l'Opéra. Nous causerons aussi de mon mariage car elle m'a dit que c'était bien vrai que j'allais me marier; mais nous n'avons pas pu en dire davantage. Par exemple, n'est-ce pas encore bien étonnant que Maman ne m'en dise rien du tout? Adieu, ma Sophie, je m'en vas écrire au Chevalier Danceny. Oh! je suis bien contente. De ..., ce 24 août 17** LETTRE XXX CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY Enfin, Monsieur, je consens à vous écrire, à vous assurer de mon amitié, de mon amour , puisque, sans cela, vous seriez malheureux. Vous dites que je n'ai pas bon cÅ“ur; je vous assure bien que vous vous trompez, et j'espère qu'à présent vous n'en doutez plus. Si vous avez du chagrin de ce que je ne vous écrivais pas, croyez-vous que ça ne me faisait pas de la peine aussi? Mais c'est que, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas faire quelque chose qui fût mal; et même je ne serais sûrement pas convenue de mon amour, si j'avais pu m'en empêcher mais votre tristesse me faisait trop de peine. J'espère qu'à présent vous n'en aurez plus, et que nous allons être bien heureux. Je compte avoir le plaisir de vous voir ce soir, et que vous viendrez de bonne heure; ce ne sera jamais aussi tôt que je le désire. Maman soupe chez elle, et je crois qu'elle vous proposera d'y rester j'espère que vous ne serez pas engagé comme avant-hier. C'était donc bien agréable, le souper où vous alliez? car vous y avez été de bien bonne heure. Mais enfin ne parlons pas de ça à présent que vous savez que je vous aime, j'espère que vous resterez avec moi le plus que vous pourrez; car je ne suis contente que lorsque je suis avec vous, et je voudrais bien que vous fussiez tout de même. Je suis bien fâchée que vous êtes encore triste à présent, mais ce n'est pas ma faute. Je demanderai à jouer de la harpe aussitôt que vous serez arrivé, afin que vous ayez ma lettre tout de suite. Je ne peux mieux faire... Adieu, Monsieur. Je vous aime bien, de tout mon cÅ“ur; plus je vous le dis, plus je suis contente; j'espère que vous le serez aussi. De ..., ce 24 août 17** LETTRE XXXI LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES Oui, sans doute, nous serons heureux. Mon bonheur est bien sûr, puisque je suis aimé de vous; le vôtre ne finira jamais, s'il doit durer autant que l'Amour que vous m'avez inspiré. Quoi! vous m'aimez, vous ne craignez plus de m'assurer de votre amour! Plus vous me le dites, et plus vous êtes contente! Après avoir lu ce charmant je vous aime , écrit de votre main, j'ai entendu votre belle bouche m'en répéter l'aveu. J'ai vu se fixer sur moi ces yeux charmants qu'embellissait encore l'expression de la tendresse. J'ai reçu vos serments de vivre toujours pour moi. Ah! recevez le mien de consacrer ma vie entière à votre bonheur; recevez-le, et soyez sûre que je ne le trahirai pas. Quelle heureuse journée nous avons passée hier! Ah! pourquoi Madame de Merteuil n'a-t-elle pas tous les jours des secrets à dire à votre Maman? pourquoi faut-il que l'idée de la contrainte qui nous attend vienne se mêler au souvenir délicieux qui m'occupe? pourquoi ne puis-je sans cesse tenir cette jolie main qui m'a écrit je vous aime! la couvrir de baisers, et me venger ainsi du refus que vous m'avez fait d'une faveur plus grande! Dites-moi, ma Cécile, quand votre Maman a été rentrée; quand nous avons été forcés, par sa présence, de n'avoir plus l'un pour l'autre que des regards indifférents; quand vous ne pouviez plus me consoler, par l'assurance de votre amour, du refus que vous faisiez de m'en donner des preuves, n'avez-vous donc senti aucun regret? ne vous êtes-vous pas dit Un baiser l'eût rendu plus heureux, et c'est moi qui lui ai ravi ce bonheur? Promettez-moi, mon aimable amie, qu'à la première occasion vous serez moins sévère. A l'aide de cette promesse, je trouverai du courage pour supporter les contrariétés que les circonstances nous préparent; et les privations cruelles seront au moins adoucies par la certitude que vous en partagez le secret. Adieu, ma charmante Cécile voici l'heure où je dois me rendre chez vous. Il me serait impossible de vous quitter, si ce n'était pour aller vous revoir. Adieu, vous que j'aime tant! vous, que j'aimerai toujours davantage! De ..., ce 25 août 17** LETTRE XXXII MADAME DE VOLANGES A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Vous voulez donc, Madame, que je croie à la vertu de M. de Valmont? J'avoue que je ne puis m'y résoudre, et que j'aurais autant de peine à le juger honnête, d'après le seul fait que vous me racontez, qu'à croire vicieux un homme de bien reconnu, dont j'apprendrais une faute. L'humanité n'est parfaite dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le scélérat a ses vertus, comme l'honnête homme a ses faiblesses. Cette vérité me paraÃt d'autant plus nécessaire à croire, que c'est d'elle que dérive la nécessité de l'indulgence pour les méchants comme pour les bons; et qu'elle préserve ceux-ci de l'orgueil, et sauve les autres du découragement. Vous trouverez sans doute que je pratique bien mal dans ce moment cette indulgence que je prêche; mais je ne vois plus en elle qu'une faiblesse dangereuse, quand elle nous mène à traiter de même le vicieux et l'homme de bien. Je ne me permettrai point de scruter les motifs de l'action de M. de Valmont; je veux croire qu'ils sont louables comme elle mais en a-t-il moins passé sa vie à porter dans les familles le trouble, le déshonneur et le scandale? Ecoutez, si vous voulez, la voix du malheureux qu'il a secouru; mais qu'elle ne vous empêche pas d'entendre les cris de cent victimes qu'il a immolées. Quand il ne serait, comme vous le dites, qu'un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse? Vous le supposez susceptible d'un retour heureux? allons plus loin; supposons ce miracle arrivé. Ne resterait-il pas contre lui l'opinion publique, et ne suffit-elle pas pour régler votre conduite? Dieu seul peut absoudre au moment du repentir; il lit dans les cÅ“urs mais les hommes ne peuvent juger les pensées que par les actions; et nul d'entre eux, après avoir perdu l'estime des autres, n'a droit de se plaindre de la méfiance nécessaire, qui rend cette perte si difficile à réparer. Songez surtout, ma jeune amie, que quelquefois il suffit, pour perdre cette estime, d'avoir l'air d'y attacher trop peu de prix; et ne taxez pas cette sévérité d'injustice car, outre qu'on est fondé à croire qu'on ne renonce pas à ce bien précieux quand on a droit d'y prétendre, celui-là est en effet plus près de mal faire, qui n'est plus contenu par ce frein puissant. Tel serait cependant l'aspect sous lequel vous montrerait une liaison intime avec M. de Valmont, quelque innocente qu'elle pût être. Effrayée de la chaleur avec laquelle vous le défendez, je me hâte de prévenir les objections que je prévois. Vous me citerez Madame de Merteuil, à qui on a pardonné cette liaison; vous me demanderez pourquoi je le reçois chez moi; vous me direz que loin d'être rejeté par les gens honnêtes, il est admis, recherché même dans ce qu'on appelle la bonne compagnie. Je peux, je crois, répondre à tout. D'abord Madame de Merteuil, en effet très estimable, n'a peut-être d'autre défaut que trop de confiance en ses forces; c'est un guide adroit qui se plaÃt à conduire un char entre les rochers et les précipices, et que le succès seul justifie il est juste de la louer, il serait imprudent de la suivre; elle-même en convient et s'en accuse. A mesure qu'elle a vu davantage, ses principes sont devenus plus sévères; et je ne crains pas de vous assurer qu'elle penserait comme moi. Quant à ce qui me regarde, je ne me justifierai pas plus que les autres. Sans doute, je reçois M. de Valmont, et il est reçu partout; c'est une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société. Vous savez, comme moi, qu'on passe sa vie à les remarquer, à s'en plaindre et à s'y livrer. M. de Valmont, avec un beau nom, une grande fortune, beaucoup de qualités aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir l'empire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale adresse, la louange et le ridicule. Nul ne possède comme lui ce double talent il séduit avec l'un, et se fait craindre avec l'autre. On ne l'estime pas; mais on le flatte. Telle est son existence au milieu d'un monde qui, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre. Mais ni Madame de Merteuil elle-même, ni aucune autre femme, n'oserait sans doute aller s'enfermer à la campagne, presque en tête-à -tête avec un tel homme. Il était réservé à la plus sage, à la plus modeste d'entre elles, de donner l'exemple de cette inconséquence; pardonnez-moi ce mot, il échappe à l'amitié. Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par la sécurité qu'elle vous inspire. Songez donc que vous aurez pour juges, d'une part, des gens frivoles, qui ne croiront pas à une vertu dont ils ne trouvent pas le modèle chez eux; et de l'autre, des méchants qui feindront de n'y pas croire, pour vous punir de l'avoir eue. Considérez que vous faites, dans ce moment, ce que quelques hommes n'oseraient pas risquer. En effet, parmi les jeunes gens, dont M. de Valmont ne s'est que trop rendu l'oracle, je vois les plus sages craindre de paraÃtre liés trop intimement avec lui; et vous, vous ne le craignez pas! Ah! revenez, revenez, je vous en conjure... Si mes raisons ne suffisent pas pour vous persuader, cédez à mon amitié; c'est elle qui me fait renouveler mes instances, c'est à elle à les justifier. Vous la trouvez sévère, et je désire qu'elle soit inutile; mais j'aime mieux que vous ayez à vous plaindre de sa sollicitude que de sa négligence. De ..., ce 24 août 17** LETTRE XXXIII LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Dès que vous craignez de réussir, mon cher Vicomte, dès que votre projet est de fournir des armes contre vous, et que vous désirez moins de vaincre que de combattre, je n'ai plus rien à dire. Votre conduite est un chef-d'Å“uvre de prudence. Elle en serait un de sottise dans la supposition contraire; et pour vous parler vrai, je crains que vous ne vous fassiez illusion. Ce que je vous reproche n'est pas de n'avoir point profité du moment. D'une part, je ne vois pas clairement qu'il fût venu de l'autre, je sais assez, quoi qu'on en dise, qu'une occasion manquée se retrouve, tandis qu'on ne revient jamais d'une démarche précipitée. Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie à présent de prévoir où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu'elle doit se rendre? Il me semble que ce ne peut être là qu'une vérité de sentiment, et non de démonstration; et que pour la faire recevoir, il s'agit d'attendrir et non de raisonner; mais à quoi vous servirait d'attendrir par Lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter? Quand vos belles phrases produiraient l'ivresse de l'Amour, vous flattez-vous qu'elle soit assez longue pour que la réflexion n'ait pas le temps d'en empêcher l'aveu? Songez donc à celui qu'il faut pour écrire une Lettre, à celui qui se passe avant qu'on la remette; et voyez si surtout une femme à principes comme votre Dévote peut vouloir si longtemps ce qu'elle tâche de ne vouloir jamais. Cette marche peut réussir avec les enfants, qui, quand ils écrivent " je vous aime " , ne savent pas qu'ils disent " je me rends " . Mais la vertu raisonneuse de Madame de Tourvel me paraÃt fort bien connaÃtre la valeur des termes. Aussi, malgré l'avantage que vous aviez pris sur elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa Lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive? par cela seul qu'on dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raisons, on en trouve; on les dit; et après on y tient, non pas tant parce qu'elles sont bonnes que pour ne pas se démentir. De plus, une remarque que je m'étonne que vous n'ayez pas faite, c'est qu'il n'y a rien de si difficile en amour que d'écrire ce qu'on ne sent pas. Je dis écrire d'une façon vraisemblable ce n'est pas qu'on ne se serve des mêmes mots; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre Lettre il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s'en pas apercevoir mais qu'importe? l'effet n'en est pas moins manqué. C'est le défaut des Romans; l'Auteur se bat les flancs pour s'échauffer, et le Lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu'on en puisse excepter; et malgré le talent de l'Auteur, cette observation m'a toujours fait croire que le fond en était vrai. Il n'en est pas de même en parlant. L'habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité; la facilité des larmes y ajoute encore l'expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l'Amour; et surtout la présence de l'objet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer d'être vaincues. Croyez-moi, Vicomte on vous demande de ne plus écrire profitez-en pour réparer votre faute et attendez l'occasion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyais? Sa défense est bonne; et sans la longueur de sa Lettre, et le prétexte qu'elle vous donne pour rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance, elle ne se serait pas du tout trahie. Ce qui me paraÃt encore devoir vous rassurer sur le succès, c'est qu'elle use trop de forces à la fois; je prévois qu'elle les épuisera pour la défense du mot, et qu'il ne lui en restera plus pour celle de la chose. Je vous renvoie vos deux Lettres, et si vous êtes prudent, ce seront les dernières jusqu'après l'heureux moment. S'il était moins tard, je vous parlerais de la petite Volanges qui avance assez vite et dont je suis fort contente. Je crois que j'aurai fini avant vous, et vous devez en être bien heureux. Adieu pour aujourd'hui. De ..., ce 24 août 17** LETTRE XXXIV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Vous parlez à merveille, ma belle amie mais pourquoi vous tant fatiguer à prouver ce que personne n'ignore? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu'écrire; voilà , je crois, toute votre Lettre. Eh mais! ce sont les plus simples éléments de l'art de séduire. Je remarquerai seulement que vous ne faites qu'une exception à ce principe, et qu'il y en a deux. Aux enfants qui suivent cette marche par timidité et se livrent par ignorance, il faut joindre les femmes Beaux-Esprits, qui s'y laissent engager par amour-propre, et que la vanité conduit dans le piège. Par exemple, je suis bien sûr que la Comtesse de B... qui répondit sans difficulté à ma première Lettre, n'avait pas alors plus d'amour pour moi que moi pour elle; et qu'elle ne vit que l'occasion de traiter un sujet qui devait lui faire honneur. Quoi qu'il en soit, un Avocat vous dirait que le principe ne s'applique pas à la question. En effet, vous supposez que j'ai le choix entre écrire et parler, ce qui n'est pas. Depuis l'affaire du 19, mon inhumaine, qui se tient sur la défensive, a mis à éviter les rencontres une adresse qui a déconcerté la mienne. C'est au point que si cela continue, elle me forcera à m'occuper sérieusement des moyens de reprendre cet avantage; car assurément je ne veux être vaincu par elle en aucun genre. Mes Lettres mêmes sont le sujet d'une petite guerre non contente de n'y pas répondre, elle refuse de les recevoir. Il faut pour chacune une ruse nouvelle, et qui ne réussit pas toujours. Vous vous rappelez par quel moyen simple j'avais remis la première; la seconde n'offrit pas plus de difficulté. Elle m'avait demandé de lui rendre sa Lettre je lui donnai la mienne en place, sans qu'elle eût le moindre soupçon. Mais soit dépit d'avoir été attrapée, soit caprice, ou enfin soit vertu, car elle me forcera d'y croire, elle refusa obstinément la troisième. J'espère pourtant que l'embarras où a pensé la mettre la suite de ce refus, la corrigera pour l'avenir. Je ne fus pas très étonné qu'elle ne voulût pas recevoir cette Lettre que je lui offrais tout simplement; c'eût été déjà accorder quelque chose, et je m'attends à une plus longue défense. Après cette tentative, qui n'était qu'un essai fait en passant, je mis une enveloppe à ma Lettre; et prenant le moment de la toilette, où Madame de Rosemonde et la Femme de chambre étaient présentes, je la lui envoyai par mon Chasseur, avec ordre de lui dire que c'était le papier qu'elle m'avait demandé. J'avais bien deviné qu'elle craindrait l'explication scandaleuse que nécessiterait un refus en effet elle prit la Lettre; et mon Ambassadeur, qui avait ordre d'observer sa figure, et qui ne voit pas mal, n'aperçut qu'une légère rougeur et plus d'embarras que de colère. Je me félicitais donc, bien sûr, ou qu'elle garderait cette Lettre, ou que si elle voulait me la rendre, il faudrait qu'elle se trouvât seule avec moi; ce qui me donnerait une occasion de lui parler. Environ une heure après, un de ses gens entre dans ma chambre et me remet, de la part de sa MaÃtresse, un paquet d'une autre forme que le mien, et sur l'enveloppe duquel je reconnais l'écriture tant désirée. J'ouvre avec précipitation... C'était ma Lettre elle-même, non décachetée et pliée seulement en deux. Je soupçonne que la crainte que je ne fusse moins scrupuleux qu'elle sur le scandale lui a fait employer cette ruse diabolique. Vous me connaissez; je n'ai pas besoin de vous peindre ma fureur. Il fallut pourtant reprendre son sang-froid, et chercher de nouveaux moyens. Voici le seul que je trouvai. On va d'ici, tous les matins, chercher les Lettres à la Poste, qui est à environ trois quarts de lieue on se sert, pour cet objet, d'une boÃte couverte à peu près comme un tronc, dont le MaÃtre de la Poste a une clef et Madame de Rosemonde l'autre. Chacun y met ses Lettres dans la journée, quand bon lui semble; on les porte le soir à la Poste, et le matin on va chercher celles qui sont arrivées. Tous les gens, étrangers ou autres, font ce service également. Ce n'était pas le tour de mon domestique; mais il se chargea d'y aller, sous le prétexte qu'il avait affaire de ce côté. Cependant j'écrivis ma Lettre. Je déguisai mon écriture pour l'adresse, et je contrefis assez bien, sur l'enveloppe, le timbre de Dijon . Je choisis cette Ville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits que le mari, d'écrire aussi du même lieu, et aussi parce que ma Belle avait parlé toute la journée du désir qu'elle avait de recevoir des Lettres de Dijon. Il me parut juste de lui procurer ce plaisir. Ces précautions une fois prises, il était facile de faire joindre cette Lettre aux autres. Je gagnais encore à cet expédient d'être témoin de la réception car l'usage est ici de se rassembler pour déjeuner et d'attendre l'arrivée des Lettres avant de se séparer. Enfin elles arrivèrent. Madame de Rosemonde ouvrit la boÃte. " De Dijon " , dit-elle, en donnant la Lettre à Madame de Tourvel. " Ce n'est pas l'écriture de mon mari " , reprit celle-ci d'une voix inquiète, en rompant le cachet avec vivacité le premier coup d'oeil l'instruisit; et il se fit une telle révolution sur sa figure que Madame de Rosemonde s'en aperçut, et lui dit " Qu'avez-vous? " Je m'approchai aussi, en disant " Cette Lettre est donc bien terrible? " La timide Dévote n'osait lever les yeux, ne disait mot, et, pour sauver son embarras, feignait de parcourir l'EpÃtre, qu'elle n'était guère en état de lire. Je jouissais de son trouble, et n'étais pas fâché de la pousser un peu " Votre air plus tranquille, ajoutai-je, fait espérer que cette Lettre vous a causé plus d'étonnement que de douleur. " La colère alors l'inspira mieux que n'eût pu faire la prudence. " Elle contient, répondit-elle, des choses qui m'offensent, et que je suis étonnée qu'on ait osé m'écrire. " - " Et qui donc? " interrompit Madame de Rosemonde. " Elle n'est pas signée " , répondit la belle courroucée " mais la Lettre et son Auteur m'inspirent un égal mépris. On m'obligera de ne m'en plus parler. " En disant ces mots, elle déchira l'audacieuse missive, en mit les morceaux dans sa poche, se leva, et sortit. Malgré cette colère, elle n'en a pas moins eu ma Lettre; et je m'en remets bien à sa curiosité, du soin de l'avoir lue en entier. Le détail de la journée me mènerait trop loin. Je joins à ce récit le brouillon de mes deux Lettres vous serez aussi instruite que moi. Si vous voulez être au courant de ma correspondance, il faut vous accoutumer à déchiffrer mes minutes car pour rien au monde, je ne dévorerais l'ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie. De ..., ce 25 août 17** LETTRE XXXV LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Il faut vous obéir, Madame, il faut vous prouver qu'au milieu des torts que vous vous plaisez à me croire, il me reste au moins assez de délicatesse pour ne pas me permettre un reproche, et assez de courage pour m'imposer les plus douloureux sacrifices. Vous m'ordonnez le silence et l'oubli! eh bien! je forcerai mon amour à se taire; et j'oublierai, s'il est possible, la façon cruelle dont vous l'avez accueilli. Sans doute le désir de vous plaire n'en donnait pas le droit, et j'avoue encore que le besoin que j'avais de votre indulgence n'était pas un titre pour l'obtenir mais vous regardez mon amour comme un outrage; vous oubliez que si ce pouvait être un tort, vous en seriez à la fois, et la cause et l'excuse. Vous oubliez aussi qu'accoutumé à vous ouvrir mon âme, lors même que cette confiance pouvait me nuire, il ne m'était plus possible de vous cacher les sentiments dont je suis pénétré; et ce qui fut l'ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de l'audace. Pour prix de l'Amour le plus tendre, le plus respectueux, le plus vrai, vous me rejetez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine... Quel autre ne se plaindrait pas d'être traité ainsi? Moi seul, je me soumets; je souffre tout et ne murmure point; vous frappez et j'adore. L'inconcevable empire que vous avez sur moi vous rend maÃtresse absolue de mes sentiments; et si mon amour seul vous résiste, si vous ne pouvez le détruire, c'est qu'il est votre ouvrage et non le mien. Je ne demande point un retour dont jamais je ne me suis flatté. Je n'attends pas même cette pitié, que l'intérêt que vous m'aviez témoigné quelquefois pouvait me faire espérer. Mais je crois, je l'avoue, pouvoir réclamer votre justice. Vous m'apprenez, Madame, qu'on a cherché à me nuire dans votre esprit. Si vous en eussiez cru les conseils de vos amis, vous ne m'eussiez pas même laissé approcher de vous ce sont vos termes. Quels sont donc ces amis officieux? Sans doute ces gens si sévères, et d'une vertu si rigide, consentent à être nommés; sans doute ils ne voudraient pas se couvrir d'une obscurité qui les confondrait avec de vils calomniateurs; et je n'ignorerai ni leur nom, ni leurs reproches. Songez, Madame, que j'ai le droit de savoir l'un et l'autre, puisque vous me jugez d'après eux. On ne condamne point un coupable sans lui dire son crime, sans lui nommer ses accusateurs. Je ne demande point d'autre grâce, et je m'engage d'avance à me justifier, à les forcer de se dédire. Si j'ai trop méprisé, peut-être, les vaines clameurs d'un Public dont je fais peu de cas, il n'en est pas ainsi de votre estime; et quand je consacre ma vie à la mériter, je ne me la laisserai pas ravir impunément. Elle me devient d'autant plus précieuse, que je lui devrai sans doute cette demande que vous craignez de me faire, et qui me donnerait, dites-vous, des droits à votre reconnaissance . Ah! loin d'en exiger, je croirai vous en devoir, si vous me procurez l'occasion de vous être agréable. Commencez donc à me rendre plus de justice, en ne me laissant plus ignorer ce que vous désirez de moi. Si je pouvais le deviner, je vous éviterais la peine de le dire. Au plaisir de vous voir, ajoutez le bonheur de vous servir, et je me louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter? ce n'est pas, je l'espère, la crainte d'un refus? je sens que je ne pourrais vous la pardonner. Ce n'en est pas un que de ne pas vous rendre votre Lettre. Je désire plus que vous, qu'elle ne me soit plus nécessaire mais accoutumé à vous croire une âme si douce, ce n'est que dans cette Lettre que je puis vous trouver telle que vous voulez paraÃtre. Quand je forme le vÅ“u de vous rendre sensible, j'y vois que plutôt que d'y consentir, vous fuiriez à cent lieues de moi; quand tout en vous augmente et justifie mon amour, c'est encore elle qui me répète que mon amour vous outrage; et lorsqu'en vous voyant, cet amour me semble le bien suprême, j'ai besoin de vous lire, pour sentir que ce n'est qu'un affreux tourment. Vous concevez à présent que mon plus grand bonheur serait de pouvoir vous rendre cette Lettre fatale me la demander encore serait m'autoriser à ne plus croire ce qu'elle contient; vous ne doutez pas, j'espère, de mon empressement à vous la remettre. De ..., ce 21 août 17** LETTRE XXXVI LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL TIMBREE DE DIJON. Votre sévérité augmente chaque jour, Madame, et si je l'ose dire, vous semblez craindre moins d'être injuste que d'être indulgente. Après m'avoir condamné sans m'entendre, vous avez dû sentir, en effet, qu'il vous serait plus facile de ne pas lire mes raisons que d'y répondre. Vous refusez mes Lettres avec obstination; vous me les renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir à la ruse, dans le moment même où mon unique but est de vous convaincre de ma bonne foi. La nécessité où vous m'avez mis de me défendre suffira sans doute pour en excuser les moyens. Convaincu d'ailleurs par la sincérité de mes sentiments que pour les justifier à vos yeux il me suffit de vous les faire bien connaÃtre, j'ai cru pouvoir me permettre ce léger détour. J'ose croire aussi que vous me le pardonnerez; et que vous serez peu surprise que l'Amour soit plus ingénieux à se produire, que l'indifférence à l'écarter. Permettez donc, Madame, que mon cÅ“ur se dévoile entièrement à vous. Il vous appartient, il est juste que vous le connaissiez. J'étais bien éloigné, en arrivant chez Madame de Rosemonde, de prévoir le sort qui m'y attendait. J'ignorais que vous y fussiez; et j'ajouterai, avec la sincérité qui me caractérise, que quand je l'aurais su ma sécurité n'en eût point été troublée non que je ne rendisse à votre beauté la justice qu'on ne peut lui refuser; mais accoutumé à n'éprouver que des désirs, à ne me livrer qu'à ceux que l'espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de l'Amour. Vous fûtes témoin des instances que me fit Madame de Rosemonde pour m'arrêter quelque temps. J'avais déjà passé une journée avec vous cependant je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu'au plaisir, si naturel et si légitime, de témoigner des égards à une parente respectable. Le genre de vie qu'on menait ici différait beaucoup sans doute de celui auquel j'étais accoutumé; il ne m'en coûta rien de m'y conformer; et, sans chercher à pénétrer la cause du changement qui s'opérait en moi, je l'attribuais uniquement encore à cette facilité de caractère, dont je crois vous avoir déjà parlé. Malheureusement et pourquoi faut-il que ce soit un malheur?, en vous connaissant mieux je reconnus bientôt que cette figure enchanteresse, qui seule m'avait frappé, était le moindre de vos avantages; votre âme céleste étonna, séduisit la mienne. J'admirais la beauté, j'adorai la vertu. Sans prétendre à vous obtenir, je m'occupai de vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le passé, j'ambitionnai votre suffrage pour l'avenir. Je le cherchais dans vos discours, je l'épiais dans vos regards; dans ces regards d'où partait un poison d'autant plus dangereux, qu'il était répandu sans dessein et reçu sans méfiance. Alors je connus l'Amour. Mais que j'étais loin de m'en plaindre! résolu de l'ensevelir dans un éternel silence, je me livrais sans crainte comme sans réserve à ce sentiment délicieux. Chaque jour augmentait son empire. Bientôt le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absentiez-vous un moment? mon cÅ“ur se serrait de tristesse; au bruit qui m'annonçait votre retour, il palpitait de joie. Je n'existais plus que par vous, et pour vous. Cependant, c'est vous-même que j'adjure jamais dans la gaieté des folâtres jeux, ou dans l'intérêt d'une conversation sérieuse, m'échappa-t-il un mot qui pût trahir le secret de mon cÅ“ur? Enfin un jour arriva où devait commencer mon infortune; et par une inconcevable fatalité, une action honnête en devint le signal. Oui, Madame, c'est au milieu des malheureux que j'avais secourus, que, vous livrant à cette sensibilité précieuse qui embellit la beauté même et ajoute du prix à la vertu, vous achevâtes d'égarer un cÅ“ur que déjà trop d'amour enivrait. Vous vous rappelez, peut-être, quelle préoccupation s'empara de moi au retour! Hélas! je cherchais à combattre un penchant que je sentais devenir plus fort que moi. C'est après avoir épuisé mes forces dans ce combat inégal, qu'un hasard, que je n'avais pu prévoir, me fit trouver seul avec vous. Là , je succombai, je l'avoue. Mon cÅ“ur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes. Mais est-ce donc un crime? et si c'en est un, n'est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels je suis livré? Dévoré par un amour sans espoir, j'implore votre pitié et ne trouve que votre haine sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l'état cruel où vous m'avez réduit, je passe les jours à déguiser mes peines et les nuits à m'y livrer; tandis que vous, tranquille et paisible, vous ne connaissez ces tourments que pour les causer et vous en applaudir. Cependant, c'est vous qui vous plaignez, et c'est moi qui m'excuse. Voilà pourtant, Madame, voilà le récit fidèle de ce que vous nommez mes torts, et que peut-être il serait plus juste d'appeler mes malheurs. Un amour pur et sincère, un respect qui ne s'est jamais démenti, une soumission parfaite, tels sont les sentiments que vous m'avez inspirés. Je n'eusse pas craint d'en présenter l'hommage à la Divinité même. Ô vous, qui êtes son plus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence! Songez à mes peines cruelles; songez surtout, que, placé par vous entre le désespoir et la félicité suprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon sort. De ..., ce 23 août 17** LETTRE XXXVII LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES Je me soumets, Madame, aux conseils que votre amitié me donne. Accoutumée à déférer en tout à vos avis, je le suis à croire qu'ils sont toujours fondés en raison. J'avouerai même que M. de Valmont doit être, en effet, infiniment dangereux, s'il peut à la fois feindre d'être ce qu'il paraÃt ici, et rester tel que vous le dépeignez. Quoi qu'il en soit, puisque vous l'exigez, je l'éloignerai de moi; au moins j'y ferai mon possible car souvent les choses, qui dans le fond devraient être les plus simples, deviennent embarrassantes par la forme. Il me paraÃt toujours impraticable de faire cette demande à sa tante; elle deviendrait également désobligeante, et pour elle, et pour lui. Je ne prendrais pas non plus, sans quelque répugnance, le parti de m'éloigner moi-même car outre les raisons que je vous ai déjà mandées relatives à M. de Tourvel, si mon départ contrariait M. de Valmont, comme il est possible, n'aurait-il pas la facilité de me suivre à Paris? et son retour, dont je serais, dont au moins je paraÃtrais être l'objet, ne semblerait-il pas plus étrange qu'une rencontre à la campagne, chez une personne qu'on sait être sa parente et mon amie? Il ne me reste donc d'autre ressource que d'obtenir de lui-même qu'il veuille bien s'éloigner. Je sens que cette proposition est difficile à faire; cependant, comme il me paraÃt avoir à cÅ“ur de me prouver qu'il a en effet plus d'honnêteté qu'on ne lui en suppose, je ne désespère pas de réussir. Je ne serai pas même fâchée de le tenter; et d'avoir une occasion de juger si, comme il le dit souvent, les femmes vraiment honnêtes n'ont jamais eu, n'auront jamais à se plaindre de ses procédés. S'il part comme je le désire, ce sera en effet par égard pour moi car je ne peux pas douter qu'il n'ait le projet de passer ici une grande partie de l'automne. S'il refuse ma demande et s'obstine à rester, je serai toujours à temps de partir moi-même, et je vous le promets. Voilà , je crois, Madame, tout ce que votre amitié exigeait de moi je m'empresse d'y satisfaire, et de vous prouver que malgré la chaleur que j'ai pu mettre à défendre M. de Valmont, je n'en suis pas moins disposée, non seulement à écouter, mais même à suivre les conseils de mes amis. J'ai l'honneur d'être, etc. De ..., ce 25 août 17** LETTRE XXXVIII LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Votre énorme paquet m'arrive à l'instant, mon cher Vicomte. Si la date en est exacte, j'aurais dû le recevoir vingt-quatre heures plus tôt; quoi qu'il en soit, si je prenais le temps de le lire, je n'aurais plus celui d'y répondre. Je préfère donc de vous en accuser seulement la réception, et nous causerons d'autre chose. Ce n'est pas que j'aie rien à vous dire pour mon compte; l'automne ne laisse à Paris presque point d'hommes qui aient figure humaine aussi je suis, depuis un mois, d'une sagesse à périr; et tout autre que mon Chevalier serait fatigué des preuves de ma constance. Ne pouvant m'occuper, je me distrais avec la petite Volanges; et c'est d'elle que je veux vous parler. Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez à ne pas vous charger de cet enfant? elle est vraiment délicieuse! cela n'a ni caractère ni principes; jugez combien sa société sera douce et facile. Je ne crois pas qu'elle brille jamais par le sentiment; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, si l'on peut parler ainsi, qui quelquefois m'étonne moi-même, et qui réussira d'autant mieux, que sa figure offre l'image de la candeur et de l'ingénuité. Elle est naturellement très caressante, et je m'en amuse quelquefois sa petite tête se monte avec une facilité incroyable; et elle est alors d'autant plus plaisante, qu'elle ne sait rien, absolument rien, de ce qu'elle désire tant de savoir. Il lui en prend des impatiences tout à fait drôles; elle rit, elle se dépite, elle pleure, et puis elle me prie de l'instruire, avec une bonne foi réellement séduisante. En vérité, je suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé. Je ne sais si je vous ai mandé que depuis quatre ou cinq jours j'ai l'honneur d'être sa confidente. Vous devinez bien que d'abord j'ai fait la sévère mais aussitôt que je me suis aperçue qu'elle croyait m'avoir convaincue par ses mauvaises raisons, j'ai eu l'air de les prendre pour bonnes; et elle est intimement persuadée qu'elle doit ce succès à son éloquence; il fallait cette précaution pour ne pas me compromettre. Je lui ai permis d'écrire et de dire j'aime ; et le jour même, sans qu'elle s'en doutât, je lui ai ménagé un tête-à - tête avec son Danceny. Mais figurez-vous qu'il est si sot encore, qu'il n'en a seulement pas obtenu un baiser. Ce garçon-là fait pourtant de fort jolis vers! Mon Dieu! que ces gens d'esprit sont bêtes! celui-ci l'est au point qu'il m'en embarrasse; car enfin, pour lui, je ne peux pas le conduire! C'est à présent que vous me seriez bien utile. Vous êtes assez lié avec Danceny pour avoir sa confidence, et s'il vous la donnait une fois, nous irions grand train. Dépêchez donc votre Présidente, car enfin je ne veux pas que Gercourt s'en sauve au reste, j'ai parlé de lui hier à la petite personne, et le lui ai si bien peint, que quand elle serait sa femme depuis dix ans, elle ne le haïrait pas davantage. Je l'ai pourtant beaucoup prêchée sur la fidélité conjugale; rien n'égale ma sévérité sur ce point. Par là , d'une part, je rétablis auprès d'elle ma réputation de vertu, que trop de condescendance pourrait détruire; de l'autre, j'augmente en elle la haine dont je veux gratifier son mari. Et enfin, j'espère qu'en lui faisant accroire qu'il ne lui est permis de se livrer à l'Amour que pendant le peu de temps qu'elle a à rester fille, elle se décidera plus vite à n'en rien perdre. Adieu, Vicomte; je vais me mettre à ma toilette où je lirai votre volume. De ..., ce 27 août 17** LETTRE XXXIX CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Je suis triste et inquiète, ma chère Sophie. J'ai pleuré presque toute la nuit. Ce n'est pas que pour le moment je ne sois bien heureuse; mais je prévois que cela ne durera pas. J'ai été hier à l'Opéra avec Madame de Merteuil; nous y avons beaucoup parlé de mon mariage, et je n'en ai rien appris de bon. C'est M. le Comte de Gercourt que je dois épouser, et ce doit être au mois d'Octobre. Il est riche, il est homme de qualité, il est Colonel du régiment de... . Jusque-là tout va fort bien. Mais d'abord il est vieux figure-toi qu'il a au moins trente-six ans! et puis, Madame de Merteuil dit qu'il est triste et sévère, et qu'elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en était sûre, et qu'elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m'affliger. Elle ne m'a presque entretenue toute la soirée que des devoirs des femmes envers leurs maris. Elle convient que M. de Gercourt n'est pas aimable du tout, et elle dit pourtant qu'il faudra que je l'aime. Ne m'a-t-elle pas dit aussi qu'une fois mariée, je ne devais plus aimer le Chevalier Danceny? comme si c'était possible! Oh! je t'assure bien que je l'aimerai toujours. Vois-tu, j'aimerais mieux, plutôt, ne pas me marier. Que ce M. de Gercourt s'arrange, je ne l'ai pas été chercher. Il est en Corse à présent, bien loin d'ici; je voudrais qu'il y restât dix ans. Si je n'avais pas peur de rentrer au Couvent, je dirais bien à Maman que je ne veux pas de ce mari-là ; mais ce serait encore pis. Je suis bien embarrassée. Je sens que je n'ai jamais tant aimé M. Danceny qu'à présent; et quand je songe qu'il ne me reste plus qu'un mois à être comme je suis, les larmes me viennent aux yeux tout de suite; je n'ai de consolation que dans l'amitié de Madame de Merteuil; elle a si bon cÅ“ur! elle partage tous mes chagrins comme moi-même; et puis elle est si aimable que, quand je suis avec elle, je n'y songe presque plus. D'ailleurs elle m'est bien utile; car le peu que je sais, c'est elle qui me l'a appris et elle est si bonne, que je lui dis tout ce que je pense, sans être honteuse du tout. Quand elle trouve que ce n'est pas bien, elle me gronde quelquefois; mais c'est tout doucement, et puis je l'embrasse de tout mon cÅ“ur, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus fâchée. Au moins celle-là , je peux bien l'aimer tant que je voudrai, sans qu'il y ait du mal, et ça me fait bien du plaisir. Nous sommes pourtant convenues que je n'aurais pas l'air de l'aimer tant devant le monde, et surtout devant Maman, afin qu'elle ne se méfie de rien au sujet du Chevalier Danceny. Je t'assure que si je pouvais toujours vivre comme je fais à présent, je crois que je serais bien heureuse. Il n'y a que ce vilain M. de Gercourt!... Mais je ne veux pas t'en parler davantage car je redeviendrais triste. Au lieu de cela, je vas écrire au Chevalier Danceny; je ne lui parlerai que de mon amour et non de mes chagrins, car je ne veux pas l'affliger. Adieu, ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurais tort de te plaindre, et que j'ai beau être occupée , comme tu dis, qu'il ne m'en reste pas moins le temps de t'aimer et de t'écrire [On continue à supprimer les Lettres de Cécile Volanges et du Chevalier Danceny, qui sont peu intéressantes et n'annoncent aucun événement] De ..., ce 27 août 17** LETTRE XL LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL C'est peu pour mon inhumaine de ne pas répondre à mes Lettres, de refuser de les recevoir; elle veut me priver de sa vue, elle exige que je m'éloigne. Ce qui vous surprendra davantage, c'est que je me soumette à tant de rigueur. Vous allez me blâmer. Cependant je n'ai pas cru devoir perdre l'occasion de me laisser donner un ordre persuadé, d'une part, que qui commande s'engage; et de l'autre, que l'autorité illusoire que nous avons l'air de laisser prendre aux femmes est un des pièges qu'elles évitent le plus difficilement. De plus, l'adresse que celle-ci a su mettre à éviter de se trouver seule avec moi me plaçait dans une situation dangereuse, dont j'ai cru devoir sortir à quelque prix que ce fût car étant sans cesse avec elle, sans pouvoir l'occuper de mon amour, il y avait lieu de craindre qu'elle ne s'accoutumât enfin à me voir sans trouble; disposition dont vous savez assez combien il est difficile de revenir. Au reste, vous devinez que je ne me suis pas soumis sans condition. J'ai même eu le soin d'en mettre une impossible à accorder; tant pour rester toujours maÃtre de tenir ma parole, ou d'y manquer, que pour engager une discussion, soit de bouche, ou par écrit, dans un moment où ma Belle est plus contente de moi, où elle a besoin que je le sois d'elle sans compter que je serais bien maladroit, si je ne trouvais moyen d'obtenir quelque dédommagement de mon désistement à cette prétention, tout insoutenable qu'elle est. Après vous avoir exposé mes raisons dans ce long préambule, je commence l'historique de ces deux derniers jours. J'y joindrai comme pièces justificatives la Lettre de ma Belle et ma Réponse. Vous conviendrez qu'il y a peu d'Historiens aussi exacts que moi. Vous vous rappelez l'effet que fit avant-hier matin ma Lettre de Dijon ; le reste de la journée fut très orageux. La jolie Prude arriva seulement au moment du dÃner, et annonça une forte migraine; prétexte dont elle voulut couvrir un des plus violents accès d'humeur que femme puisse avoir. Sa figure en était vraiment altérée; l'expression de douceur que vous lui connaissez s'était changée en un air mutin qui en faisait une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire usage de cette découverte par la suite; et de remplacer quelquefois la MaÃtresse tendre, par la MaÃtresse mutine. Je prévis que l'après-dÃner serait triste; et pour m'en sauver l'ennui, je prétextai des Lettres à écrire, et me retirai chez moi. Je revins au salon sur les six heures; Madame de Rosemonde proposa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la prétendue malade, par une malice infernale, prétexta à son tour, et peut-être pour se venger de mon absence, un redoublement de douleurs, et me fit subir sans pitié le tête-à -tête de ma vieille tante. Je ne sais si les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvâmes couchée au retour. Le lendemain au déjeuner, ce n'était plus la même femme. La douceur naturelle était revenue, et j'eus lieu de me croire pardonné. Le déjeuner était à peine fini, que la douce personne se leva d'un air dolent, et entra dans le parc; je la suivis, comme vous pouvez croire. " D'où peut naÃtre ce désir de promenade? " lui dis-je en l'abordant. " J'ai beaucoup écrit ce matin " , me répondit-elle, " et ma tête est un peu fatiguée. " - " Je ne suis pas assez heureux, repris-je, pour avoir à me reprocher cette fatigue-là ? " - " Je vous ai bien écrit " , répondit-elle encore, " mais j'hésite à vous donner ma Lettre. Elle contient une demande, et vous ne m'avez pas accoutumée à en espérer le succès. " - " Ah! je jure que s'il m'est possible... " - " Rien n'est plus facile " , interrompit-elle; " et quoique vous dussiez peut-être l'accorder comme justice, je consens à l'obtenir comme grâce. " En disant ces mots, elle me présenta sa Lettre; en la prenant, je pris aussi sa main, qu'elle retira, mais sans colère et avec plus d'embarras que de vivacité. " La chaleur est plus vive que je ne croyais " , dit-elle; " il faut rentrer. " Et elle reprit la route du Château. Je fis de vains efforts pour lui persuader de continuer sa promenade, et j'eus besoin de me rappeler que nous pouvions être vus, pour n'y employer que de l'éloquence. Elle rentra sans proférer une parole, et je vis clairement que cette feinte promenade n'avait eu d'autre but que de me remettre sa Lettre. Elle monta chez elle en rentrant, et je me retirai chez moi pour lire l'EpÃtre, que vous ferez bien de lire aussi, ainsi que ma Réponse, avant d'aller plus loin... LETTRE XLI LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Il semble, Monsieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu'à augmenter, chaque jour, les sujets de plainte que j'avais contre vous. Votre obstination à vouloir m'entretenir, sans cesse, d'un sentiment que je ne veux ni ne dois écouter, l'abus que vous n'avez pas craint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour me remettre vos Lettres; le moyen surtout, j'ose dire peu délicat, dont vous vous êtes servi pour me faire parvenir la dernière, sans craindre au moins l'effet d'une surprise qui pouvait me compromettre; tout devrait donner lieu de ma part à des reproches aussi vifs que justement mérités. Cependant, au lieu de revenir sur ces griefs, je m'en tiens à vous faire une demande aussi simple que juste; et si je l'obtiens de vous, je consens que tout soit oublié. Vous-même m'avez dit, Monsieur, que je ne devais pas craindre un refus; et quoique, par une inconséquence qui vous est particulière, cette phrase même soit suivie du seul refus que vous pouviez me faire [Voyez Lettre V], je veux croire que vous n'en tiendrez pas moins aujourd'hui cette parole formellement donnée il y a si peu de jours. Je désire donc que vous ayez la complaisance de vous éloigner de moi; de quitter ce Château, où un plus long séjour de votre part ne pourrait que m'exposer davantage au jugement d'un public toujours prompt à mal penser d'autrui, et que vous n'avez que trop accoutumé à fixer les yeux sur les femmes qui vous admettent dans leur société. Avertie déjà , depuis longtemps, de ce danger par mes amis, j'ai négligé, j'ai même combattu leur avis tant que votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu à se plaindre de vous. Aujourd'hui que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus l'ignorer, je dois au public, à mes amis, à moi-même, de suivre ce parti nécessaire. Je pourrais ajouter ici que vous ne gagneriez rien à refuser ma demande, décidée que je suis à partir moi- même, si vous vous obstiniez à rester mais je ne cherche point à diminuer l'obligation que je vous aurai de cette complaisance, et je veux bien que vous sachiez qu'en nécessitant mon départ d'ici vous contrarieriez mes arrangements. Prouvez-moi donc, Monsieur, que, comme vous me l'avez dit tant de fois, les femmes honnêtes n'auront jamais à se plaindre de vous; prouvez-moi, au moins, que quand vous avez des torts avec elles, vous savez les réparer. Si je croyais avoir besoin de justifier ma demande vis-à -vis de vous, il me suffirait de vous dire que vous avez passé votre vie à la rendre nécessaire, et que pourtant il n'a pas tenu à moi de ne la jamais former. Mais ne rappelons pas des événements que je veux oublier, et qui m'obligeraient à vous juger avec rigueur, dans un moment où je vous offre l'occasion de mériter toute ma reconnaissance. Adieu, Monsieur; votre conduite va m'apprendre avec quels sentiments je dois être, pour la vie, votre très humble, etc. De ..., ce 26 août 17** LETTRE XLII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Quelque dures que soient, Madame, les conditions que vous m'imposez, je ne refuse pas de les remplir. Je sens qu'il me serait impossible de contrarier aucun de vos désirs. Une fois d'accord sur ce point, j'ose me flatter qu'à mon tour, vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien plus faciles à accorder que les vôtres, et que pourtant je ne veux obtenir que de ma soumission parfaite à votre volonté. L'une, que j'espère qui sera sollicitée par votre justice, est de vouloir bien me nommer mes accusateurs auprès de vous; ils me font, ce me semble, assez de mal pour que j'aie le droit de les connaÃtre; l'autre, que j'attends de votre indulgence, est de vouloir bien me permettre de vous renouveler quelquefois l'hommage d'un amour qui va plus que jamais mériter votre pitié. Songez, Madame, que je m'empresse de vous obéir, lors même que je ne peux le faire qu'aux dépens de mon bonheur; je dirai plus, malgré la persuasion où je suis que vous ne désirez mon départ que pour vous sauver le spectacle, toujours pénible, de l'objet de votre injustice. Convenez-en, Madame, vous craignez moins un public trop accoutumé à vous respecter pour oser porter de vous un jugement désavantageux, que vous n'êtes gênée par la présence d'un homme qu'il vous est plus facile de punir que de blâmer. Vous m'éloignez de vous comme on détourne ses regards d'un malheureux qu'on ne veut pas secourir. Mais tandis que l'absence va redoubler mes tourments, à quelle autre qu'à vous puis-je adresser mes plaintes? de quelle autre puis-je attendre des consolations qui vont me si devenir nécessaires? Me les refuserez-vous, quand vous seule causez mes peines? Sans doute vous ne serez pas étonnée non plus, qu'avant de partir j'aie à cÅ“ur de justifier auprès de vous les sentiments que vous m'avez inspirés; comme aussi que je ne trouve le courage de m'éloigner qu'en en recevant l'ordre de votre bouche. Cette double raison me fait vous demander un moment d'entretien. Inutilement voudrions-nous y suppléer par Lettres on écrit des volumes et l'on explique mal ce qu'un quart d'heure de conversation suffit pour faire bien entendre. Vous trouverez facilement le temps de me l'accorder car quelque empressé que je sois de vous obéir, vous savez que Madame de Rosemonde est instruite de mon projet de passer chez elle une partie de l'automne, et il faudra au moins que j'attende une Lettre pour pouvoir prétexter une affaire qui me force à partir. Adieu, Madame; jamais ce mot ne m'a tant coûté à écrire que dans ce moment où il me ramène à l'idée de notre séparation. Si vous pouviez imaginer ce qu'elle me fait souffrir, j'ose croire que vous me sauriez quelque gré de ma docilité. Recevez, au moins, avec plus d'indulgence l'assurance et l'hommage de l'Amour le plus tendre et le plus respectueux. De ..., ce 26 août 17** SUITE DE LA LETTRE XL DU VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL A présent, raisonnons, ma belle amie. Vous sentez comme moi que la scrupuleuse, l'honnête Madame de Tourvel ne peut pas m'accorder la première de mes demandes, et trahir la confiance de ses amies, en me nommant mes accusateurs; ainsi en promettant tout à cette condition, je ne m'engage à rien. Mais vous sentez aussi que ce refus qu'elle me fera deviendra un titre pour obtenir tout le reste; et qu'alors je gagne, en m'éloignant, d'entrer avec elle, et de son aveu, en correspondance réglée car je compte pour peu le rendez-vous que je lui demande, et qui n'a presque d'autre objet que de l'accoutumer d'avance à n'en pas refuser d'autres quand ils me seront vraiment nécessaires. La seule chose qui me reste à faire avant mon départ est de savoir quels sont les gens qui s'occupent à me nuire auprès d'elle. Je présume que c'est son pédant de mari; je le voudrais outre qu'une défense conjugale est un aiguillon au désir, je serais sûr que du moment que ma belle aura consenti à m'écrire, je n'aurais plus rien à craindre de son mari, puisqu'elle se trouverait déjà dans la nécessité de le tromper. Mais si elle a une amie assez intime pour avoir sa confidence, et que cette amie-là soit contre moi, il me paraÃt nécessaire de les brouiller, et je compte y réussir mais avant tout il faut être instruit. J'ai bien cru que j'allais l'être hier; mais cette femme ne fait rien comme une autre. Nous étions chez elle, au moment où l'on vint avertir que le dÃner était servi. Sa toilette se finissait seulement, et tout en se pressant, et en faisant des excuses, je m'aperçus qu'elle laissait la clef à son secrétaire; et je connais son usage de ne pas ôter celle de son appartement. J'y rêvais pendant le dÃner, lorsque j'entendis descendre sa femme de chambre je pris mon parti aussitôt je feignis un saignement de nez, et sortis. Je volai au secrétaire; mais je trouvai tous les tiroirs ouverts, et pas un papier écrit. Cependant on n'a pas d'occasion de les brûler dans cette saison. Que fait elle des lettres qu'elle reçoit? et elle en reçoit souvent. Je n'ai rien négligé; tout était ouvert, et j'ai cherché partout mais je n'y ai rien gagné, que de me convaincre que ce dépôt précieux reste dans ses poches. Comment l'en tirer? Depuis hier je m'occupe inutilement d'en trouver les moyens cependant je ne peux en vaincre le désir. Je regrette de n'avoir pas le talent des filous. Ne devrait-il pas, en effet, entrer dans l'éducation d'un homme qui se mêle d'intrigues? ne serait-il pas plaisant de dérober la lettre ou le portrait d'un rival, ou de tirer des poches d'une prude de quoi la démasquer? Mais nos parents ne songent à rien; et, moi j'ai beau songer à tout, je ne fais que m'apercevoir que je suis gauche, sans pouvoir y remédier. Quoi qu'il en soit, je revins me mettre à table, fort mécontent. Ma Belle calma pourtant un peu mon humeur, par l'air d'intérêt que lui donna ma feinte indisposition; et je ne manquai pas de l'assurer que j'avais, depuis quelque temps, de violentes agitations qui altéraient ma santé. Persuadée comme elle est que c'est elle qui les cause, ne devait-elle pas en conscience travailler à les calmer? Mais, quoique dévote, elle est peu charitable; elle refuse toute aumône amoureuse, et ce refus suffit bien, ce me semble, pour en autoriser le vol. Mais adieu; car tout en causant avec vous, je ne songe qu'à ces maudites Lettres. De ..., ce 27 août 17** LETTRE XLIII LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Pourquoi chercher, Monsieur, à diminuer ma reconnaissance? Pourquoi ne vouloir m'obéir qu'à demi, et marchander en quelque sorte un procédé honnête? Il ne vous suffit donc pas que j'en sente le prix? Non seulement vous demandez beaucoup; mais vous demandez des choses impossibles. Si en effet mes amis m'ont parlé de vous, ils ne l'ont pu faire que par intérêt pour moi quand même ils se seraient trompés, leur intention n'en était pas moins bonne; et vous me proposez de reconnaÃtre cette marque d'attachement de leur part, en vous livrant leur secret! J'ai déjà eu tort de vous en parler, et vous me le faites assez sentir en ce moment. Ce qui n'eût été que de la candeur avec tout autre, devient une étourderie avec vous, et me mènerait à une noirceur, si je cédais à votre demande. J'en appelle à vous-même, à votre honnêteté; m'avez-vous crue capable de ce procédé? avez-vous dû me le proposer? non sans doute; et je suis sûre qu'en y réfléchissant mieux vous ne reviendrez plus sur cette demande. Celle que vous me faites de m'écrire n'est guère plus facile à accorder; et si vous voulez être juste, ce n'est pas à moi que vous vous en prendrez. Je ne veux point vous offenser; mais avec la réputation que vous vous êtes acquise, et que, de votre aveu même, vous méritez au moins en partie, quelle femme pourrait avouer être en correspondance avec vous? et quelle femme honnête peut se déterminer à faire ce qu'elle sent qu'elle serait obligée de cacher? Encore si j'étais assurée que vos Lettres fussent telles que je n'eusse jamais à m'en plaindre, que je pusse toujours me justifier à mes yeux de les avoir reçues! peut-être alors le désir de vous prouver que c'est la raison et non la haine qui me guide me ferait passer par-dessus ces considérations puissantes, et faire beaucoup plus que je ne devrais, en vous permettant de m'écrire quelquefois. Si en effet vous le désirez autant que vous me le dites, vous vous soumettrez volontiers à la seule condition qui puisse m'y faire consentir; et si vous avez quelque reconnaissance de ce que je fais pour vous en ce moment, vous ne différerez plus de partir. Permettez-moi de vous observer à ce sujet, que vous avez reçu une Lettre ce matin et que vous n'en avez pas profité pour annoncer votre départ à Madame de Rosemonde, comme vous me l'aviez promis. J'espère qu'à présent rien ne pourra vous empêcher de tenir votre parole. Je compte surtout que vous n'attendrez pas, pour cela, l'entretien que vous me demandez, auquel je ne veux absolument pas me prêter; et qu'au lieu de l'ordre que vous prétendez vous être nécessaire, vous vous contenterez de la prière que je vous renouvelle. Adieu, Monsieur. De ..., ce 27 août 17** LETTRE XLIV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Partagez ma joie, ma belle amie; je suis aimé; j'ai triomphé de ce cÅ“ur rebelle. C'est en vain qu'il dissimule encore; mon heureuse adresse a surpris son secret. Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui m'intéresse depuis la nuit, l'heureuse nuit d'hier, je me retrouve dans mon élément; j'ai repris toute mon existence; j'ai dévoilé un double mystère d'amour et d'iniquité je jouirai de l'un, je me vengerai de l'autre; je volerai de plaisirs en plaisirs. La seule idée que je m'en fais me transporte au point que j'ai quelque peine à rappeler ma prudence; que j'en aurai peut-être à mettre de l'ordre dans le récit que j'ai à vous faire. Essayons cependant. Hier même, après vous avoir écrit ma Lettre, j'en reçus une de la céleste dévote. Je vous l'envoie; vous y verrez qu'elle me donne, le moins maladroitement qu'elle peut, la permission de lui écrire mais elle y presse mon départ, et je sentais bien que je ne pouvais le différer trop longtemps sans me nuire. Tourmenté cependant du désir de savoir qui pouvait avoir écrit contre moi, j'étais encore incertain du parti que je prendrais. Je tentai de gagner la Femme de chambre, et je voulus obtenir d'elle de me livrer les poches de sa MaÃtresse, dont elle pouvait s'emparer aisément le soir, et qu'il lui était facile de replacer le matin, sans donner le moindre soupçon. J'offris dix louis pour ce léger service mais je ne trouvai qu'une bégueule, scrupuleuse ou timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent vaincre. Je la prêchais encore, quand le souper sonna. Il fallut la laisser trop heureux qu'elle voulût bien me promettre le secret, sur lequel même vous jugez que je ne comptais guère. Jamais je n'eus plus d'humeur. Je me sentais compromis; et je me reprochais, toute la soirée, ma démarche imprudente. Retiré chez moi, non sans inquiétude, je parlai à mon Chasseur qui, en sa qualité d'Amant heureux, devait avoir quelque crédit. Je voulais, ou qu'il obtÃnt de cette fille de faire ce que je lui avais demandé, ou au moins qu'il s'assurât de sa discrétion mais lui, qui d'ordinaire ne doute de rien, parut douter du succès de cette négociation, et me fit à ce sujet une réflexion qui m'étonna par sa profondeur. " Monsieur sait sûrement mieux que moi " , me dit-il, " que coucher avec une fille, ce n'est que lui faire faire ce qui lui plaÃt de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin. " Le bon sens du Maraud quelquefois m'épouvante . [PIRON, Métromanie] " Je réponds d'autant moins de celle-ci " , ajouta-t-il, " que j'ai lieu de croire qu'elle a un Amant, et que je ne la dois qu'au désÅ“uvrement de la campagne. Aussi, sans mon zèle pour le service de Monsieur, je n'aurais eu cela qu'une fois. " C'est un vrai trésor que ce garçon! " Quant au secret " , ajouta-t-il encore, " à quoi servira-t-il de lui faire promettre, puisqu'elle ne risquera rien à nous tromper? lui en reparler ne ferait que lui mieux apprendre qu'il est important, et par là lui donner plus d'envie d'en faire sa cour à sa MaÃtresse. " Plus ces réflexions étaient justes, plus mon embarras augmentait. Heureusement le drôle était en train de jaser; et comme j'avais besoin de lui, je le laissais faire. Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il m'apprit que comme la chambre qu'elle occupe n'est séparée de celle de sa MaÃtresse que par une simple cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit suspect, c'était dans la sienne qu'ils se rassemblaient chaque nuit. Aussitôt je formai mon plan, je le lui communiquai, et nous l'exécutâmes avec succès. J'attendis deux heures du matin; et alors je me rendis, comme nous en étions convenus, à la chambre du rendez-vous, portant de la lumière avec moi, et sous prétexte d'avoir sonné plusieurs fois inutilement. Mon confident, qui joue ses rôles à merveille, donna une petite scène de surprise, de désespoir et d'excuse, que je terminai en l'envoyant me faire chauffer de l'eau, dont je feignis avoir besoin; tandis que la scrupuleuse Chambrière était d'autant plus honteuse, que le drôle qui avait voulu renchérir sur mes projets l'avait déterminée à une toilette que la saison comportait, mais qu'elle n'excusait pas. Comme je sentais que plus cette fille serait humiliée, plus j'en disposerais facilement, je ne lui permis de changer ni de situation ni de parure; et après avoir ordonné à mon Valet de m'attendre chez moi, je m'assis à côté d'elle sur le lit qui était fort en désordre, et je commençai ma conversation. J'avais besoin de garder l'empire que la circonstance me donnait sur elle aussi conservai-je un sang-froid qui eût fait honneur à la continence de Scipion; et sans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant sa fraÃcheur et l'occasion semblaient lui donner le droit d'espérer, je lui parlai d'affaires aussi tranquillement que j'aurais pu faire avec un Procureur. Mes conditions furent que je garderais fidèlement le secret, pourvu que le lendemain, à pareille heure à peu près, elle me livrât les poches de sa MaÃtresse. " Au reste " , ajoutai-je, " je vous avais offert dix louis hier; je vous les promets encore aujourd'hui. Je ne veux pas abuser de votre situation. " Tout fut accordé, comme vous pouvez croire; alors je me retirai, et permis à l'heureux couple de réparer le temps perdu. J'employai le mien à dormir; et à mon réveil, voulant avoir un prétexte pour ne pas répondre à la Lettre de ma Belle avant d'avoir visité ses papiers, ce que je ne pouvais faire que la nuit suivante, je me décidai à aller à la chasse, où je restai presque tout le jour. A mon retour, je fus reçu assez froidement. J'ai lieu de croire qu'on fut un peu piqué du peu d'empressement que je mettais à profiter du temps qui me restait; surtout après la Lettre plus douce que l'on m'avait écrite. J'en juge ainsi, sur ce que Madame de Rosemonde m'ayant fait quelques reproches sur cette longue absence, ma Belle reprit avec un peu d'aigreur " Ah! ne reprochons pas à M. de Valmont de se livrer au seul plaisir qu'il peut trouver ici. " Je me plaignis de cette injustice, et j'en profitai pour assurer que je me plaisais tant avec ces Dames, que j'y sacrifiais une Lettre très intéressante que j'avais à écrire. J'ajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil depuis plusieurs nuits, j'avais voulu essayer si la fatigue me le rendrait; et mes regards expliquaient assez et le sujet de ma Lettre, et la cause de mon insomnie. J'eus soin d'avoir toute la soirée une douceur mélancolique qui me parut réussir assez bien, et sous laquelle je masquai l'impatience où j'étais de voir arriver l'heure qui devait me livrer le secret qu'on s'obstinait à me cacher. Enfin nous nous séparâmes, et quelque temps après, la fidèle Femme de chambre vint m'apporter le prix convenu de ma discrétion. Une fois maÃtre de ce trésor, je procédai à l'inventaire avec la prudence que vous me connaissez car il était important de remettre tout en place. Je tombai d'abord sur deux Lettres du mari, mélange indigeste de détails de procès et de tirades d'amour conjugal, que j'eus la patience de lire en entier, et où je ne trouvai pas un mot qui eût rapport à moi. Je les replaçai avec humeur mais elle s'adoucit, en trouvant sous ma main les morceaux de ma fameuse Lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Heureusement il me prit fantaisie de la parcourir. Jugez de ma joie, en y apercevant les traces bien distinctes des larmes de mon adorable Dévote. Je l'avoue, je cédai à un mouvement de jeune homme, et baisai cette Lettre avec un transport dont je ne me croyais plus susceptible. Je continuai l'heureux examen; je retrouvai toutes mes Lettres de suite, et par ordre de dates; et ce qui me surprit plus agréablement encore, fut de retrouver la première de toutes, celle que je croyais m'avoir été rendue par une ingrate, fidèlement copiée de sa main; et d'une écriture altérée et tremblante, qui témoignait assez la douce agitation de son cÅ“ur pendant cette occupation. Jusque-là j'étais tout entier à l'Amour; bientôt il fit place à la fureur. Qui croyez-vous qui veuille me perdre auprès de cette femme que j'adore? quelle Furie supposez-vous assez méchante pour tramer une pareille noirceur? Vous la connaissez c'est votre amie, votre parente; c'est Madame de Volanges. Vous n'imaginez pas quel tissu d'horreurs l'infernale Mégère lui a écrit sur mon compte. C'est elle, elle seule, qui a troublé la sécurité de cette femme angélique; c'est par ses conseils, par ses avis pernicieux, que je me vois forcé de m'éloigner; c'est à elle enfin que l'on me sacrifie. Ah! sans doute il faut séduire sa fille mais ce n'est pas assez, il faut la perdre; et puisque l'âge de cette maudite femme la met à l'abri de mes coups, il faut la frapper dans l'objet de ses affections. Elle veut donc que je revienne à Paris! elle m'y force! soit, j'y retournerai, mais elle gémira de mon retour. Je suis fâché que Danceny soit le héros de cette aventure, il a un fond d'honnêteté qui nous gênera cependant il est amoureux, et je le vois souvent; on pourra peut-être en tirer parti. Je m'oublie dans ma colère, et je ne songe pas que je vous dois le récit de ce qui s'est passé aujourd'hui. Revenons. Ce matin j'ai revu ma sensible Prude. Jamais je ne l'avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi le plus beau moment d'une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l'âme, dont on parle toujours, et qu'on éprouve si rarement, est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas de ses faveurs; et c'est précisément le cas où je me trouvais. Peut-être aussi l'idée que j'allais être privé du plaisir de la voir servait-elle à l'embellir. Enfin, à l'arrivée du Courrier, on m'a remis votre Lettre du 27; et pendant que je la lisais, j'hésitais encore pour savoir si je tiendrais ma parole mais j'ai rencontré les yeux de ma Belle, et il m'aurait été impossible de lui rien refuser. J'ai donc annoncé mon départ. Un moment après, Madame de Rosemonde nous a laissés seuls mais j'étais encore à quatre pas de la farouche personne, que se levant avec l'air de l'effroi " Laissez-moi, laissez-moi, Monsieur " , m'a- t-elle dit; " au nom de Dieu, laissez-moi. " Cette prière fervente, qui décelait son émotion, ne pouvait que m'animer davantage. Déjà j'étais auprès d'elle, et je tenais ses mains qu'elle avait jointes avec une expression tout à fait touchante; là , je commençais de tendres plaintes, quand un démon ennemi ramena Madame de Rosemonde. La timide Dévote, qui a en effet quelques raisons de craindre, en a profité pour se retirer. Je lui ai pourtant offert la main qu'elle a acceptée; et augurant bien de cette douceur, qu'elle n'avait pas eue depuis longtemps, tout en recommençant mes plaintes j'ai essayé de serrer la sienne. Elle a d'abord voulu la retirer; mais sur une instance plus vive, elle s'est livrée d'assez bonne grâce, quoique sans répondre ni à ce geste, ni à mes discours. Arrivés à la porte de son appartement, j'ai voulu baiser cette main, avant de la quitter. La défense a commencé par être franche; mais un songez donc que je pars , prononcé bien tendrement, l'a rendue gauche et insuffisante. A peine le baiser a-t-il été donné, que la main a retrouvé sa force pour échapper, et que la Belle est entrée dans son appartement où était sa Femme de chambre. Ici finit mon histoire. Comme je présume que vous serez demain chez la Maréchale de ... , où sûrement je n'irai pas vous trouver; comme je me doute bien aussi qu'à notre première entrevue nous aurons plus d'une affaire à traiter, et notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j'ai pris le parti de me faire précéder par cette Lettre; et toute longue qu'elle est, je ne la fermerai qu'au moment de l'envoyer à la Poste, car au terme où j'en suis, tout peut dépendre d'une occasion; et je vous quitte pour aller l'épier. à huit heures du soir. Rien de nouveau; pas le plus petit moment de liberté du soin même pour l'éviter. Cependant, autant de tristesse que la décence en permettait, pour le moins. Un autre événement qui peut ne pas être indifférent, c'est que je suis chargé d'une invitation de Madame de Rosemonde à Madame de Volanges, pour venir passer quelque temps chez elle à la campagne. Adieu, ma belle amie; à demain ou après-demain au plus tard. De ..., ce 28 août 17** LETTRE XLV LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES M. de Valmont est parti ce matin, Madame; vous m'avez paru tant désirer ce départ, que j'ai cru devoir vous en instruire. Madame de Rosemonde regrette beaucoup son neveu, dont il faut convenir qu'en effet la société est agréable elle a passé toute la matinée à m'en parler avec la sensibilité que vous lui connaissez; elle ne tarissait pas sur son éloge. J'ai cru lui devoir la complaisance de l'écouter sans la contredire, d'autant qu'il faut avouer qu'elle avait raison sur beaucoup de points. Je sentais de plus que j'avais à me reprocher d'être la cause de cette séparation, et je n'espère pas pouvoir la dédommager du plaisir dont je l'ai privée. Vous savez que j'ai naturellement peu de gaieté, et le genre de vie que nous allons mener ici n'est pas fait pour l'augmenter. Si je ne m'étais pas conduite d'après vos avis, je craindrais d'avoir agi un peu légèrement car j'ai été vraiment peinée de la douleur de ma respectable amie; elle m'a touchée au point que j'aurais volontiers mêlé mes larmes aux siennes. Nous vivons à présent dans l'espoir que vous accepterez l'invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Madame de Rosemonde, de venir passer quelque temps chez elle. J'espère que vous ne doutez pas du plaisir que j'aurai à vous y voir; et en vérité vous nous devez ce dédommagement. Je serai fort aise de trouver cette occasion de faire une connaissance plus prompte avec Mademoiselle de Volanges, et d'être à portée de vous convaincre de plus en plus des sentiments respectueux, etc. De ..., ce 29 août 17** LETTRE XLVI LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES Que vous est-il donc arrivé, mon adorable Cécile? qui a pu causer en vous un changement si prompt et si cruel? que sont devenus vos serments de ne jamais changer? Hier encore, vous les réitériez avec tant de plaisir! qui peut aujourd'hui vous les faire oublier? J'ai beau m'examiner, je ne puis en trouver la cause en moi, et il m'est affreux d'avoir à la chercher en vous. Ah! sans doute vous n'êtes ni légère, ni trompeuse; et même dans ce moment de désespoir, un soupçon outrageant ne flétrira point mon âme. Cependant, par quelle fatalité n'êtes-vous plus la même? Non, cruelle, vous ne l'êtes plus! La tendre Cécile, la Cécile que j'adore, et dont j'ai reçu les serments, n'aurait point évité mes regards, n'aurait point contrarié le hasard heureux qui me plaçait auprès d'elle; ou si quelque raison que je ne peux concevoir l'avait forcée à me traiter avec tant de rigueur, elle n'eût pas au moins dédaigné de m'en instruire. Ah! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma Cécile, ce que vous m'avez fait souffrir aujourd'hui, ce que je souffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puisse vivre et ne plus être aimé de vous? Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un seul mot, pour dissiper mes craintes, au lieu de me répondre, vous avez feint de craindre d'être entendue; et cet obstacle qui n'existait pas alors vous l'avez fait naÃtre aussitôt, par la place que vous avez choisie dans le cercle. Quand, forcé de vous quitter, je vous ai demandé l'heure à laquelle je pourrais vous revoir demain, vous avez feint de l'ignorer, et il a fallu que ce fût Madame de Volanges qui m'en instruisÃt. Ainsi ce moment toujours si désiré qui doit me rapprocher de vous, demain ne fera naÃtre en moi que de l'inquiétude; et le plaisir de vous voir, jusqu'alors si cher à mon cÅ“ur, sera remplacé par la crainte de vous être importun. Déjà , je le sens, cette crainte m'arrête, et je n'ose vous parler de mon amour. Ce je vous aime , que j'aimais tant à répéter quand je pouvais l'entendre à mon tour, ce mot si doux, qui suffisait à ma félicité, ne m'offre plus, si vous êtes changée, que l'image d'un désespoir éternel. Je ne puis croire pourtant que ce talisman de l'Amour ait perdu toute sa puissance, et j'essaie de m'en servir encore [Ceux qui n'ont pas eu l'occasion de sentir quelquefois le prix d'un mot d'une expression, consacrés par l'Amour, ne trouveront aucun sens dans cette phrase]. Oui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expression de mon bonheur. Songez que vous m'avez accoutumé à l'entendre, et que m'en priver, c'est me condamner à un tourment qui, de même que mon amour, ne finira qu'avec ma vie. De ..., ce 29 août 17** LETTRE XLVII LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Je ne vous verrai pas encore aujourd'hui, ma belle amie, et voici mes raisons, que je vous prie de recevoir avec indulgence. Au lieu de revenir hier directement, je me suis arrêté chez la Comtesse de ***, dont le château se trouvait presque sur ma route, et à qui j'ai demandé à dÃner. Je ne suis arrivé à Paris que vers les sept heures, et je suis descendu à l'Opéra, où j'espérais que vous pouviez être. L'Opéra fini, j'ai été revoir mes amies du foyer; j'y ai retrouvé mon ancienne Emilie, entourée d'une cour nombreuse, tant en femmes qu'en hommes, à qui elle donnait le soir même à souper à P... Je ne fus pas plus tôt entré dans ce cercle, que je fus prié du souper, par acclamation. Je le fus aussi par une petite figure grosse et courte qui me baragouina une invitation en français de Hollande, et que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J'acceptai. J'appris, dans ma route, que la maison où nous allions était le prix convenu des bontés d'Emilie pour cette figure grotesque, et que ce souper était un véritable repas de noces. Le petit homme ne se possédait pas de joie, dans l'attente du bonheur dont il allait jouir; il m'en parut si satisfait, qu'il me donna envie de le troubler; ce que je fis en effet. La seule difficulté que j'éprouvai fut de décider Emilie que la richesse du Bourgmestre rendait un peu scrupuleuse. Elle se prêta pourtant, après quelques façons, au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau à bière, et de le mettre ainsi hors de combat pour toute la nuit. L'idée sublime que nous nous étions formée d'un buveur Hollandais nous fit employer tous les moyens connus. Nous réussÃmes si bien, qu'au dessert il n'avait déjà plus la force de tenir son verre mais la secourable Emilie et moi l'entonnions à qui mieux mieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une ivresse telle, qu'elle doit au moins durer huit jours. Nous nous décidâmes alors à le renvoyer à Paris; et comme il n'avait pas gardé sa voiture, je le fis charger dans la mienne, et je restai à sa place. Je reçus ensuite les compliments de l'assemblée, qui se retira bientôt après, et me laissa maÃtre du champ de bataille. Cette gaieté, et peut-être ma longue retraite, m'ont fait trouver Emilie si désirable, que je lui ai promis de rester avec elle jusqu'à la résurrection du Hollandais. Cette complaisance de ma part est le prix de celle qu'elle vient d'avoir, de me servir de pupitre pour écrire à ma belle Dévote, à qui j'ai trouvé plaisant d'envoyer une Lettre écrite du lit et presque d'entre les bras d'une fille, interrompue même pour une infidélité complète, et dans laquelle je lui rends un compte exact de ma situation et de ma conduite. Emilie, qui a lu l'EpÃtre, en a ri comme une folle, et j'espère que vous en rirez aussi. Comme il faut que ma Lettre soit timbrée de Paris, je vous l'envoie; je la laisse ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter, et la faire mettre à la Poste. Surtout n'allez pas vous servir de votre cachet, ni même d'aucun emblème amoureux; une tête seulement. Adieu, ma belle amie. Je rouvre ma Lettre; j'ai décidé Emilie à aller aux Italiens. Je profiterai de ce temps pour aller vous voir. Je serai chez vous à six heures au plus tard; et si cela vous convient, nous irons ensemble sur les sept heures chez Madame de Volanges. Il sera décent que je ne diffère pas l'invitation que j'ai à lui faire de la part de Madame de Rosemonde; de plus, je serai bien aise de voir la petite Volanges. Adieu, la très belle dame. Je veux avoir tant de plaisir à vous embrasser que le Chevalier puisse en être jaloux. De P. . , ce 30 août 17** LETTRE XLVIII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL TIMBREE DE PARIS. C'est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n'ai pas fermé l'oeil; c'est après avoir été sans cesse ou dans l'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans l'entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai besoin, et dont pourtant je n'espère pas jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaÃtre plus que jamais la puissance irrésistible de l'Amour; j'ai peine à conserver assez d'empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre sans être obligé de l'interrompre. Quoi! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j'éprouve en ce moment? J'ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n'y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l'âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur; les passions actives peuvent seules y conduire; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment, je suis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de vos rigueurs désolantes, elles ne m'empêchent point de m'abandonner entièrement à l'Amour et d'oublier, dans le délire qu'il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C'est ainsi que je veux me venger de l'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaisir en vous écrivant; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports l'air que je respire est plein de volupté; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'Amour; combien elle va s'embellir à mes yeux! j'aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en supplie, au désordre de mes sens. Je devrais peut-être m'abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s'augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi. Je reviens à vous, Madame, et sans doute j'y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous convaincre? après tant d'efforts réitérés, la confiance et la force m'abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l'Amour, c'est pour sentir plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j'en ai besoin pour espérer de l'obtenir. Cependant, jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser; il est tel, j'ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j'éprouve. Assuré que l'objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés; et ce serait le faire, que d'employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments. Ecrite de P ..., datée de Paris, ce 30 août l7**. LETTRE XLIX CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY Sans être ni légère, ni trompeuse, il me suffit, Monsieur, d'être éclairée sur ma conduite, pour sentir la nécessité d'en changer; j'en ai promis le sacrifice à Dieu, jusqu'à ce que je puisse lui offrir aussi celui de mes sentiments pour vous, que l'état Religieux dans lequel vous êtes rend plus criminels encore. Je sens bien que cela me fera de la peine, et je ne vous cacherai même pas que depuis avant-hier j'ai pleuré toutes les fois que j'ai songé à vous. Mais j'espère que Dieu me fera la grâce de me donner la force nécessaire pour vous oublier, comme je la lui demande soir et matin. J'attends même de votre amitié, et de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas à me troubler dans la bonne résolution qu'on m'a inspirée, et dans laquelle je tâche de me maintenir. En conséquence, je vous demande d'avoir la complaisance de ne me plus écrire, d'autant que je vous préviens que je ne vous répondrais plus, et que vous me forceriez d'avertir Maman de tout ce qui se passe ce qui me priverait tout à fait du plaisir de vous voir. Je n'en conserverai pas moins pour vous tout l'attachement qu'on puisse avoir sans qu'il y ait du mal; et c'est bien de toute mon âme que je vous souhaite toute sorte de bonheur. Je sens bien que vous allez ne plus m'aimer autant, et que peut-être vous en aimerez bientôt une autre mieux que moi. Mais ce sera une pénitence de plus, de la faute que j'ai commise en vous donnant mon cÅ“ur, que je ne devais donner qu'à Dieu, et à mon mari quand j'en aurai un. J'espère que la miséricorde divine aura pitié de ma faiblesse, et qu'elle ne me donnera de peine que ce que j'en pourrai supporter. Adieu, Monsieur; je peux bien vous assurer que s'il m'était permis d'aimer quelqu'un, ce ne serait jamais que vous que j'aimerais. Mais voilà tout ce que je peux vous dire, et c'est peut-être même plus que je ne devrais. De ..., ce 31 août 17** LETTRE L LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Est-ce donc ainsi, Monsieur, que vous remplissez les conditions auxquelles j'ai consenti à recevoir quelquefois de vos Lettres? Et puis-je ne pas avoir à m'en plaindre , quand vous ne m'y parlez que d'un sentiment auquel je craindrais encore de me livrer, quand même je le pourrais sans blesser tous mes devoirs? Au reste, si j'avais besoin de nouvelles raisons pour conserver cette crainte salutaire, il me semble que je pourrais les trouver dans votre dernière Lettre. En effet, dans le moment même où vous croyez faire l'apologie de l'Amour, que faites-vous au contraire que m'en montrer les orages redoutables? qui peut vouloir d'un bonheur acheté au prix de la raison, et dont les plaisirs peu durables sont au moins suivis des regrets, quand ils ne le sont pas des remords? Vous-même, chez qui l'habitude de ce délire dangereux doit en diminuer l'effet, n'êtes-vous pas cependant obligé de convenir qu'il devient souvent plus fort que vous, et n'êtes-vous pas le premier à vous plaindre du trouble involontaire qu'il vous cause? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un cÅ“ur neuf et sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu'il serait obligé de lui faire? Vous croyez, Monsieur, ou vous feignez de croire que l'Amour mène au bonheur; et moi, je suis si persuadée qu'il me rendrait malheureuse, que je voudrais n'entendre jamais prononcer son nom. Il me semble que d'en parler seulement altère la tranquillité; et c'est autant par goût que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder le silence sur ce point. Après tout, cette demande doit vous être bien facile à m'accorder à présent. De retour à Paris, vous y trouverez assez d'occasions d'oublier un sentiment qui peut-être n'a dû sa naissance qu'à l'habitude où vous êtes de vous occuper de semblables objets, et sa force qu'au désÅ“uvrement de la campagne. N'êtes- vous donc pas dans ce même lieu, où vous m'aviez vue avec tant d'indifférence? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple de votre facilité à changer et n'y êtes-vous pas entouré de femmes, qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits à vos hommages? Je n'ai pas la vanité qu'on reproche à mon sexe; j'ai encore moins cette fausse modestie qui n'est qu'un raffinement de l'orgueil; et c'est de bien bonne foi que je vous dis ici que je me connais bien peu de moyens de plaire je les aurais tous, que je ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. Vous demander de ne plus vous occuper de moi, ce n'est donc que vous prier de faire aujourd'hui ce que déjà vous aviez fait, et ce qu'à coup sûr vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderais le contraire. Cette vérité, que je ne perds pas de vue, serait, à elle seule, une raison assez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J'en ai mille autres encore mais sans entrer dans cette longue discussion, je m'en tiens à vous prier, comme je l'ai déjà fait, de ne plus m'entretenir d'un sentiment que je ne dois pas écouter, et auquel je dois encore moins répondre. De ..., ce 1er septembre 17** SECONDE PARTIE LETTRE LI LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT En vérité, Vicomte, vous êtes insupportable. Vous me traitez avec autant de légèreté que si j'étais votre MaÃtresse. Savez-vous que je me fâcherai, et que j'ai dans ce moment une humeur effroyable? Comment! vous devez voir Danceny demain matin; vous savez combien il est important que je vous parle avant cette entrevue; et sans vous inquiéter davantage, vous me laissez vous attendre toute la journée, pour aller courir je ne sais où? Vous êtes cause que je suis arrivée indécemment tard chez Madame de Volanges, et que toutes les vieilles femmes m'ont trouvée merveilleuse. Il m'a fallu leur faire des cajoleries toute la soirée pour les apaiser car il ne faut pas fâcher les vieilles femmes; ce sont elles qui font la réputation des jeunes. A présent il est une heure du matin, et au lieu de me coucher, comme j'en meurs d'envie, il faut que je vous écrive une longue Lettre, qui va redoubler mon sommeil par l'ennui qu'elle me causera. Vous êtes bien heureux que je n'aie pas le temps de vous gronder davantage. N'allez pas croire pour cela que je vous pardonne; c'est seulement que je suis pressée. Ecoutez-moi donc, je me dépêche. Pour peu que vous soyez adroit, vous devez avoir demain la confidence de Danceny. Le moment est favorable pour la confiance c'est celui du malheur. La petite fille a été à confesse; elle a tout dit, comme un enfant; et depuis, elle est tourmentée à un tel point de la peur du diable, qu'elle veut rompre absolument. Elle m'a raconté tous ses petits scrupules, avec une vivacité qui m'apprenait assez combien sa tête était montée. Elle m'a montré sa Lettre de rupture, qui est une vraie capucinade. Elle a babillé une heure avec moi, sans me dire un mot qui ait le sens commun. Mais elle ne m'en a pas moins embarrassée; car vous jugez que je ne pouvais risquer de m'ouvrir vis-à -vis d'une aussi mauvaise tête. J'ai vu pourtant au milieu de tout ce bavardage qu'elle n'en aime pas moins son Danceny; j'ai remarqué même une de ces ressources qui ne manquent jamais à l'Amour, et dont la petite fille est assez plaisamment la dupe. Tourmentée par le désir de s'occuper de son Amant, et par la crainte de se damner en s'en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier; et comme elle renouvelle cette prière à chaque instant du jour, elle trouve le moyen d'y penser sans cesse. Avec quelqu'un de plus usagé que Danceny, ce petit événement serait peut-être plus favorable que contraire, mais le jeune homme est si Céladon, que, si nous ne l'aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus légers obstacles qu'il ne nous laissera pas celui d'effectuer notre projet. Vous avez bien raison; c'est dommage, et je suis aussi fâchée que vous qu'il soit le héros de cette aventure mais que voulez-vous? ce qui est fait est fait; et c'est votre faute. J'ai demandé à voir sa Réponse [Cette Lettre ne s'est pas retrouvée]; elle m'a fait pitié. Il lui fait des raisonnements à perte d'haleine, pour lui prouver qu'un sentiment involontaire ne peut pas être un crime comme s'il ne cessait pas d'être involontaire, du moment qu'on cesse de le combattre! Cette idée est si simple, qu'elle est venue même à la petite fille. Il se plaint de son malheur d'une manière assez touchante mais sa douleur est si douce et paraÃt si forte et si sincère, qu'il me semble impossible qu'une femme qui trouve l'occasion de désespérer un homme à ce point, et avec aussi peu de danger, ne soit pas tentée de s'en passer la fantaisie. Il lui explique enfin qu'il n'est pas Moine comme la petite le croyait; et c'est, sans contredit, ce qu'il fait de mieux car, pour faire tant que de se livrer à l'Amour Monastique, assurément MM. les Chevaliers de Malte ne mériteraient pas la préférence. Quoi qu'il en soit, au lieu de perdre mon temps en raisonnements qui m'auraient compromise, et peut-être sans persuader, j'ai approuvé le projet de rupture mais j'ai dit qu'il était plus honnête, en pareil cas, de dire ses raisons que de les écrire; qu'il était d'usage aussi de rendre les Lettres et les autres bagatelles qu'on pouvait avoir reçues; et paraissant entrer ainsi dans les vues de la petite personne, je l'ai décidée à donner un rendez-vous à Danceny. Nous en avons sur-le-champ concerté les moyens, et je me suis chargée de décider la mère à sortir sans sa fille; c'est demain après-midi que sera cet instant décisif. Danceny en est déjà instruit; mais, pour Dieu, si vous en trouvez l'occasion, décidez donc ce beau Berger à être moins langoureux; et apprenez-lui, puisqu'il faut lui tout dire, que la vraie façon de vaincre les scrupules est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en ont. Au reste, pour que cette ridicule scène ne se renouvelât pas, je n'ai pas manqué d'élever quelques doutes dans l'esprit de la petite fille sur la discrétion des Confesseurs; et je vous assure qu'elle paie à présent la peur qu'elle m'a faite, par celle qu'elle a que le sien n'aille tout dire à sa mère. J'espère qu'après que j'en aurai causé encore une fois ou deux avec elle, elle n'ira plus raconter ainsi ses sottises au premier venu [Le lecteur a dû deviner depuis longtemps, par les mÅ“urs de Madame de Merteuil, combien peu elle respectait la Religion. On aurait supprimé tout cet alinéa, mais on a cru qu'en montrant les effets, on ne devait pas négliger d'en faire connaÃtre les causes.]. Adieu, Vicomte; emparez-vous de Danceny, et conduisez-le. Il serait honteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons de deux enfants. Si nous y trouvons plus de peine que nous ne l'avions cru d'abord, songeons, pour animer notre zèle, vous, qu'il s'agit de la fille de Madame de Volanges, et moi, qu'elle doit devenir la femme de Gercourt. Adieu. De ..., ce 2 septembre l7**. LETTRE LII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Vous me défendez, Madame, de vous parler de mon amour; mais où trouver le courage nécessaire pour vous obéir? Uniquement occupé d'un sentiment qui devrait être si doux, et que vous rendez si cruel; languissant dans l'exil où vous m'avez condamné; ne vivant que de privations et de regrets; en proie à des tourments d'autant plus douloureux, qu'ils me rappellent sans cesse votre indifférence; me faudra-t-il encore perdre la seule consolation qui me reste? et puis-je en avoir d'autre, que de vous ouvrir quelquefois une âme que vous remplissez de trouble et d'amertume? Détournerez-vous vos regards, pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre? Refuserez-vous jusqu'à l'hommage des sacrifices que vous exigez? Ne serait-il donc pas plus digne de vous, de votre âme honnête et douce, de plaindre un malheureux, qui ne l'est que par vous, que de vouloir encore aggraver ses peines, par une défense à la fois injuste et rigoureuse. Vous feignez de craindre l'Amour, et vous ne voulez pas voir que vous seule causez les maux que vous lui reprochez. Ah! sans doute, ce sentiment est pénible, quand l'objet qui l'inspire ne le partage point; mais où trouver le bonheur, si un amour réciproque ne le procure pas? L'amitié tendre, la douce confiance et la seule qui soit sans réserve, les peines adoucies, les plaisirs augmentés, l'espoir enchanteur, les souvenirs délicieux, où les trouver ailleurs que dans l'Amour? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu'il vous offre, n'avez qu'à ne plus vous y refuser; et moi j'oublie les peines que j'éprouve, pour m'occuper à le défendre. Vous me forcez aussi à me défendre moi-même; car tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez la vôtre à me chercher des torts déjà vous me supposez léger et trompeur; et abusant, contre moi, de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l'aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j'étais alors, avec ce que je suis à présent. Non contente de m'avoir livré au tourment de vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage cruel, sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous m'avez rendu insensible. Vous ne croyez ni à mes promesses, ni à mes serments eh bien! il me reste un garant à vous offrir, qu'au moins vous ne suspecterez pas; c'est vous- même. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne foi; si vous ne croyez pas à mon amour, si vous doutez un moment de régner seule sur mon âme, si vous n'êtes pas assurée d'avoir fixé ce cÅ“ur, en effet, jusqu'ici trop volage, je consens à porter la peine de cette erreur; j'en gémirai, mais n'en appellerai point mais si au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n'avez, que vous n'aurez jamais de rivale, ne m'obligez plus, je vous supplie, à combattre des chimères, et laissez-moi au moins cette consolation de vous voir ne plus douter d'un sentiment qui, en effet, ne finira, ne peut finir qu'avec ma vie. Permettez-moi, Madame, de vous prier de répondre positivement à cet article de ma Lettre. Si j'abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paraÃt me nuire si cruellement auprès de vous, ce n'est pas qu'au besoin les raisons me manquassent pour la défendre. Qu'ai-je fait, après tout, que ne pas résister au tourbillon dans lequel j'avais été jeté? Entré dans le monde, jeune et sans expérience; passé, pour ainsi dire, de mains en mains, par une foule de femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu'elles sentent devoir leur être défavorable; était-ce donc à moi de donner l'exemple d'une résistance qu'on ne m'opposait point? ou devais-je me punir d'un moment d'erreur, et que souvent on avait provoqué par une constance à coup sûr inutile, et dans laquelle on n'aurait vu qu'un ridicule? Eh! quel autre moyen qu'une prompte rupture peut justifier d'un choix honteux! Mais, je puis le dire, cette ivresse des sens, peut-être même ce délire de la vanité, n'a point passé jusqu'à mon cÅ“ur. Né pour l'Amour, l'intrigue pouvait le distraire, et ne suffisait pas pour l'occuper; entouré d'objets séduisants, mais méprisables, aucun n'allait jusqu'à mon âme on m'offrait des plaisirs, je cherchais des vertus; et moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j'étais délicat et sensible. C'est en vous voyant que je me suis éclairé bientôt j'ai reconnu que le charme de l'Amour tenait aux qualités de l'âme; qu'elles seules pouvaient en causer l'excès, et le justifier. Je sentis enfin qu'il m'était également impossible et de ne pas vous aimer, et d'en aimer une autre que vous. Voilà , Madame, quel est ce cÅ“ur auquel vous craignez de vous livrer, et sur le sort de qui vous avez à prononcer mais quel que soit le destin que vous lui réservez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l'attachent à vous; ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont fait naÃtre. De ..., ce 3 septembre 17** LETTRE LIII LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL J'ai vu Danceny, mais je n'en ai obtenu qu'une demi-confidence; il s'est obstiné, surtout, à me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m'a parlé que comme d'une femme très sage, et même un peu dévote à cela près, il m'a raconté avec assez de vérité son aventure, et surtout le dernier événement. Je l'ai échauffé autant que j'ai pu, et l'ai beaucoup plaisanté sur sa délicatesse et ses scrupules; mais il paraÃt qu'il y tient, et je ne puis pas répondre de lui au reste, je pourrai vous en dire davantage après-demain. Je le mène demain à Versailles, et je m'occuperai à le scruter pendant la route. Le rendez-vous qui doit avoir eu lieu aujourd'hui me donne aussi quelque espérance il se pourrait que tout s'y fût passé à notre satisfaction; et peut-être ne nous reste-t-il à présent qu'à en arracher l'aveu, et à en recueillir les preuves. Cette besogne vous sera plus facile qu'à moi car la petite personne est plus confiante, ou, ce qui revient au même, plus bavarde, que son discret Amoureux. Cependant j'y ferai mon possible. Adieu, ma belle amie, je suis fort pressé; je ne vous verrai ni ce soir, ni demain si de votre côté vous avez su quelque chose, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai sûrement coucher à Paris. De ..., ce 3 septembre 17**, au soir. LETTRE LIV LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Oh! oui! c'est bien avec Danceny qu'il y a quelque chose à savoir! S'il vous l'a dit, il s'est vanté. Je ne connais personne si bête en amour, et je me reproche de plus en plus les bontés que nous avons pour lui. Savez-vous que j'ai pensé être compromise par rapport à lui! et que ce soit en pure perte! Oh! je m'en vengerai, je le promets. Quand j'arrivai hier pour prendre Madame de Volanges, elle ne voulait plus sortir; elle se sentait incommodée; il me fallut toute mon éloquence pour la décider, et je vis le moment que Danceny serait arrivé avant notre départ; ce qui eût été d'autant plus gauche que Madame de Volanges lui avait dit la veille qu'elle ne serait pas chez elle. Sa fille et moi, nous étions sur les épines. Nous sortÃmes enfin; et la petite me serra la main si affectueusement en me disant adieu, que malgré son projet de rupture, dont elle croyait de bonne foi s'occuper encore, j'augurai des merveilles de la soirée. Je n'étais pas au bout de mes inquiétudes. Il y avait à peine une demi-heure que nous étions chez Madame de *** que Madame de Volanges se trouva mal en effet, mais sérieusement mal; et comme de raison, elle voulait rentrer chez elle moi, je le voulais d'autant moins que j'avais peur, si nous surprenions les jeunes gens, comme il y avait tout à parier, que mes instances auprès de la mère, pour la faire sortir, ne lui devinssent suspectes. Je pris le parti de l'effrayer sur sa santé, ce qui heureusement n'est pas difficile; et je la tins une heure et demie, sans consentir à la ramener chez elle, dans la crainte que je feignis d'avoir du mouvement dangereux de la voiture. Nous ne rentrâmes enfin qu'à l'heure convenue. A l'air honteux que je remarquai en arrivant, j'avoue que j'espérai qu'au moins mes peines n'auraient pas été perdues. Le désir que j'avais d'être instruite me fit rester auprès de Madame de Volanges, qui se coucha aussitôt, et après avoir soupé auprès de son lit, nous la laissâmes de très bonne heure, sous le prétexte qu'elle avait besoin de repos; et nous passâmes dans l'appartement de sa fille. Celle-ci a fait de son côté tout ce que j'attendais d'elle; scrupules évanouis, nouveaux serments d'aimer toujours, etc., elle s'est enfin exécutée de bonne grâce mais le sot Danceny n'a pas passé d'une ligne le point où il était auparavant. Oh! l'on peut se brouiller avec celui-là ; les raccommodements ne sont pas dangereux. La petite assure pourtant qu'il voulait davantage, mais qu'elle a su se défendre. Je parierais bien qu'elle se vante, ou qu'elle l'excuse; je m'en suis même presque assurée. En effet, il m'a pris fantaisie de savoir à quoi m'en tenir sur la défense dont elle était capable; et moi, simple femme, de propos en propos, j'ai monté sa tête au point... Enfin vous pouvez m'en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d'une surprise des sens. Elle est vraiment aimable, cette chère petite! Elle méritait un autre Amant; elle aura au moins une bonne amie, car je m'attache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former et je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aperçue du besoin d'avoir une femme dans ma confidence, et j'aimerais mieux celle-là qu'une autre; mais je ne puis en rien faire, tant qu'elle ne sera pas ce qu'il faut qu'elle soit; et c'est une raison de plus d'en vouloir à Danceny. Adieu, Vicomte; ne venez pas chez moi demain, à moins que ce ne soit le matin. J'ai cédé aux instances du Chevalier, pour une soirée de petite Maison. De ..., ce 4 septembre 17** LETTRE LV CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Tu avais raison, ma chère Sophie; tes prophéties réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu l'avais prédit, a été plus fort que le Confesseur, que toi, que moi-même; et nous voilà revenus exactement où nous en étions. Ah! je ne m'en repens pas; et toi, si tu m'en grondes ce sera faute de savoir le plaisir qu'il y a à aimer Danceny. Il t'est bien aisé de dire comme il faut faire, rien ne t'en empêche; mais si tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu'un qu'on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre, et comment il est difficile de dire non, quand c'est oui que l'on veut dire, tu ne t'étonnerais plus de rien moi-même qui l'ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même? Je t'assure bien que cela m'est impossible; et quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire; ce qu'on dit ne change pas ce qui est, et je suis bien sûre que c'est comme ça. Je voudrais te voir à ma place... Non, ce n'est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu'un; ce ne serait pas seulement pour que tu m'entendisses mieux, et que tu me grondasses moins; car c'est qu'aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir. Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d'enfants; il n'en reste rien après qu'ils sont passés. Mais l'Amour, ah! l'Amour!... un mot, un regard, seulement de le savoir là , eh bien! c'est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien; quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait mais on dirait que tout ce qui me plaÃt lui ressemble. Quand il n'est pas avec moi, j'y songe; et quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule, par exemple, je suis encore heureuse; je ferme les yeux, et tout de suite je crois le voir; je me rappelle ses discours, et je crois l'entendre; cela me fait soupirer; et puis je sens un feu, une agitation... Je ne saurais tenir en place. C'est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable. Je crois même que quand une fois on a de l'Amour, cela se répand jusque sur l'amitié. Celle que j'ai pour toi n'a pourtant pas changé; c'est toujours comme au Couvent mais ce que je te dis, je l'éprouve avec Madame de Merteuil. Il me semble que je l'aime plus comme Danceny que comme toi, et quelquefois je voudrais qu'elle fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n'est pas une amitié d'enfant comme la nôtre; ou bien de ce que je les vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'à eux deux, ils me rendent bien heureuse; et après tout, je ne crois pas qu'il y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais qu'à rester comme je suis; et il n'y a que l'idée de mon mariage qui me fasse de la peine car si M. de Gercourt est comme on me l'a dit, et je n'en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie; je t'aime toujours bien tendrement. De ..., ce 4 septembre 17** LETTRE LVI LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT A quoi vous servirait, Monsieur, la réponse que vous me demandez? Croire à vos sentiments, ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre? et sans attaquer ni défendre leur sincérité, ne me suffit-il pas, ne doit-il pas vous suffire à vous-même, de savoir que je ne veux ni ne dois y répondre? Supposé que vous m'aimiez véritablement et c'est seulement pour ne plus revenir sur cet objet que je consens à cette supposition, les obstacles qui nous séparent en seraient-ils moins insurmontables? et aurais-je autre chose à faire qu'à souhaiter que vous puissiez bientôt vaincre cet amour, et surtout à vous y aider de tout mon pouvoir, en me hâtant de vous ôter toute espérance? Vous convenez vous-même que ce sentiment est pénible quand l'objet qui l'inspire ne le partage point . Or, vous savez assez qu'il m'est impossible de le partager, et quand même ce malheur m'arriverait, j'en serais plus à plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J'espère que vous m'estimez assez pour n'en pas douter un instant. Cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir troubler un cÅ“ur à qui la tranquillité est si nécessaire; ne me forcez pas à regretter de vous avoir connu. Chérie et estimée d'un mari que j'aime et respecte, mes devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, je dois l'être. S'il existe des plaisirs plus vifs, je ne les désire pas; je ne veux point les connaÃtre. En est-il de plus doux que d'être en paix avec soi-même, de n'avoir que des jours sereins, de s'endormir sans trouble, et de s'éveiller sans remords? Ce que vous appelez le bonheur n'est qu'un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes? comment oser s'embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages? Et avec qui? Non, Monsieur, je reste à terre; je chéris les liens qui m'y attachent. Je pourrais les rompre, que je ne le voudrais pas; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre. Pourquoi vous attacher à mes pas? pourquoi vous obstiner à me suivre? Vos Lettres, qui devaient être rares, se succèdent avec rapidité. Elles devaient être sages, et vous ne m'y parlez que de votre fol amour. Vous m'entourez de votre idée, plus que vous ne le faisiez de votre personne. Ecarté sous une forme, vous vous reproduisez sous une autre. Les choses qu'on vous demande de ne plus dire, vous les redites seulement d'une autre manière. Vous vous plaisez à m'embarrasser par des raisonnements captieux; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre, je ne vous répondrai plus... Comme vous traitez les femmes que vous avez séduites! avec quel mépris vous en parlez! Je veux croire que quelques-unes le méritent mais toutes sont-elles donc si méprisables? Ah! sans doute, puisqu'elles ont trahi leurs devoirs pour se livrer à un amour criminel. De ce moment, elles ont tout perdu, jusqu'à l'estime de celui à qui elles ont tout sacrifié. Ce supplice est juste, mais l'idée seule en fait frémir. Que m'importe, après tout? pourquoi m'occuperais-je d'elles ou de vous? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité? Laissez-moi, ne me voyez plus; ne m'écrivez plus, je vous en prie; je l'exige. Cette Lettre est la dernière que vous recevrez de moi. De ..., ce 5 septembre 17** LETTRE LVII LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL J'ai trouvé votre Lettre hier à mon arrivée. Votre colère m'a tout à fait réjoui. Vous ne sentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les aurait eus vis-à -vis de vous. C'est sans doute par vengeance, que vous accoutumez sa MaÃtresse à lui faire de petites infidélités; vous êtes un bien mauvais sujet! Oui, vous êtes charmante, et je ne m'étonne pas qu'on vous résiste moins qu'à Danceny. Enfin je le sais par cÅ“ur, ce beau héros de Roman! il n'a plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l'Amour honnête était le bien suprême, qu'un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j'étais moi-même, dans ce moment, amoureux et timide; il m'a trouvé enfin une façon de penser si conforme à la sienne, que dans l'enchantement où il était de ma candeur, il m'a tout dit, et m'a juré une amitié sans réserve. Nous n'en sommes guère plus avancés pour notre projet. D'abord, il m'a paru que son système était qu'une demoiselle mérite beaucoup plus de ménagements qu'une femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve, surtout, que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans la nécessité de l'épouser ou de vivre déshonorée, quand la fille est infiniment plus riche que l'homme, comme dans le cas où il se trouve. La sécurité de la mère, la candeur de la fille, tout l'intimide et l'arrête. L'embarras ne serait point de combattre ses raisonnements, quelque vrais qu'ils soient. Avec un peu d'adresse et aidé par la passion, on les aurait bientôt détruits; d'autant qu'ils prêtent au ridicule, et qu'on aurait pour soi l'autorité de l'usage. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de prise sur lui, c'est qu'il se trouve heureux comme il est. En effet, si les premiers amours paraissent, en général, plus honnêtes, et comme on dit plus purs; s'ils sont au moins plus lents dans leur marche, ce n'est pas, comme on le pense, délicatesse ou timidité, c'est que le cÅ“ur, étonné par un sentiment inconnu, s'arrête pour ainsi dire à chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve, et que ce charme est si puissant sur un cÅ“ur neuf, qu'il l'occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. Cela est si vrai, qu'un libertin amoureux, si un libertin peut l'être, devient de ce moment même moins pressé de jouir; et qu'enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges, et la mienne avec la prude Madame de Tourvel, il n'y a que la différence du plus au moins. Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d'obstacles qu'il n'en a rencontrés; surtout qu'il eût eu besoin de plus de mystère, car le mystère mène à l'audace. Je ne suis pas éloigné de croire que vous nous avez nui en le servant si bien; votre conduite eût été excellente avec un homme usagé , qui n'eût eu que des désirs mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête et amoureux, le plus grand prix des faveurs est d'être la preuve de l'Amour; et que par conséquent, plus il serait sûr d'être aimé, moins il serait entreprenant. Que faire à présent? Je n'en sais rien; mais je n'espère pas que la petite soit prise avant le mariage, et nous en serons pour nos frais; j'en suis fâché, mais je n'y vois pas de remède. Pendant que je disserte ici, vous faites mieux avec votre Chevalier. Cela me fait songer que vous m'avez promis une infidélité en ma faveur, j'en ai votre promesse par écrit et je ne veux pas en faire un billet de la Châtre. Je conviens que l'échéance n'est pas encore arrivée mais il serait généreux à vous de ne pas l'attendre; et de mon côté, je vous tiendrais compte des intérêts. Qu'en dites-vous, ma belle amie? est-ce que vous n'êtes pas fatiguée de votre constance? Ce Chevalier est donc bien merveilleux? Oh! laissez-moi faire; je veux vous forcer de convenir que si vous lui avez trouvé quelque mérite, c'est que vous m'aviez oublié. Adieu, ma belle amie; je vous embrasse comme je vous désire; je défie tous les baisers du Chevalier d'avoir autant d'ardeur. De ..., ce 5 septembre 17** LETTRE LVIII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Par où ai-je donc mérité, Madame, et les reproches que vous me faites, et la colère que vous me témoignez? L'attachement le plus vif et pourtant le plus respectueux, la soumission la plus entière à vos moindres volontés; voilà en deux mots l'histoire de mes sentiments et de ma conduite. Accablé par les peines d'un amour malheureux, je n'avais d'autre consolation que celle de vous voir vous m'avez ordonné de m'en priver; j'ai obéi sans me permettre un murmure. Pour prix de ce sacrifice, vous m'avez permis de vous écrire, et aujourd'hui vous voulez m'ôter cet unique plaisir. Me le laisserai-je ravir, sans essayer de le défendre? Non, sans doute eh! comment ne serait-il pas cher à mon cÅ“ur? c'est le seul qui me reste, et je le tiens de vous. Mes Lettres, dites-vous, sont trop fréquentes! Songez donc, je vous prie, que depuis dix jours que dure mon exil, je n'ai passé aucun moment sans m'occuper de vous, et que cependant vous n'avez reçu que deux Lettres de moi. Je ne vous y parle que de mon amour ! eh! que puis-je dire, que ce que je pense? tout ce que j'ai pu faire a été d'en affaiblir l'expression; et vous pouvez m'en croire, je ne vous en ai laissé voir que ce qu'il m'a été impossible d'en cacher. Vous me menacez enfin de ne plus me répondre. Ainsi l'homme qui vous préfère à tout et qui vous respecte encore plus qu'il ne vous aime, non contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris! Et pourquoi ces menaces et ce courroux? qu'en avez-vous besoin? n'êtes-vous pas sûre d'être obéie, même dans vos ordres injustes? m'est-il donc possible de contrarier aucun de vos désirs, et ne l'ai-je pas déjà prouvé? Mais abuserez- vous de cet empire que vous avez sur moi? Après m'avoir rendu malheureux, après être devenue injuste, vous sera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquillité que vous assurez vous être si nécessaire? ne vous direz-vous jamais Il m'a laissée maÃtresse de son sort, et j'ai fait son malheur? il implorait mes secours, et je l'ai regardé sans pitié? Savez-vous jusqu'où peut aller mon désespoir? non. Pour calculer mes maux, il faudrait savoir à quel point je vous aime, et vous ne connaissez pas mon cÅ“ur. A quoi me sacrifiez-vous? à des craintes chimériques. Et qui vous les inspire? un homme qui vous adore; un homme sur qui vous ne cesserez jamais d'avoir un empire absolu. Que craignez-vous, que pouvez-vous craindre d'un sentiment que vous serez toujours maÃtresse de diriger à votre gré? Mais votre imagination se crée des monstres, et l'effroi qu'ils vous causent, vous l'attribuez à l'Amour. Un peu de confiance, et ces fantômes disparaÃtront. Un Sage a dit que pour dissiper ses craintes il suffisait presque toujours d'en approfondir la cause [On croit que c'est Rousseau dans Emile, mais la citation n'est pas exacte, et l'application qu'en fait Valmont est bien fausse; et puis, Madame de Tourvel avait-elle lu Emile?]. C'est surtout en amour que cette vérité trouve son application. Aimez, et vos craintes s'évanouiront. A la place des objets qui vous effrayent, vous trouverez un sentiment délicieux, un Amant tendre et soumis; et tous vos jours, marqués par le bonheur, ne vous laisseront d'autre regret que d'en avoir perdu quelques-uns dans l'indifférence. Moi-même, depuis que, revenu de mes erreurs, je n'existe plus que pour l'Amour, je regrette un temps que je croyais avoir passé dans les plaisirs; et je sens que c'est à vous seule qu'il appartient de me rendre heureux. Mais, je vous en supplie, que le plaisir que je trouve à vous écrire ne soit plus troublé par la crainte de vous déplaire. Je ne veux pas vous désobéir; mais je suis à vos genoux, j'y réclame le bonheur que vous voulez me ravir, le seul que vous m'avez laissé; je vous crie écoutez mes prières, et voyez mes larmes; ah! Madame, me refuserez-vous? De ..., ce 7 septembre 17** LETTRE LIX LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Apprenez-moi, si vous savez, ce que signifie ce radotage de Danceny. Qu'est- il donc arrivé, et qu'est-ce qu'il a perdu? Sa Belle s'est peut-être fâchée de son respect éternel? Il faut être juste, on se fâcherait à moins. Que lui dirai-je ce soir, au rendez-vous qu'il me demande, et que je lui ai donné à tout hasard? Assurément je ne perdrai pas mon temps à écouter ses doléances, si cela ne doit nous mener à rien. Les complaintes amoureuses ne sont bonnes à entendre qu'en récitatifs obligés, ou en grandes ariettes. Instruisez-moi donc de ce qui est et de ce que je dois faire; ou bien je déserte, pour éviter l'ennui que je prévois. Pourrai-je causer avec vous ce matin? Si vous êtes occupée , au moins écrivez-moi un mot, et donnez-moi les réclames de mon rôle. Où étiez-vous donc hier? Je ne parviens plus à vous voir. En vérité, ce n'était pas la peine de me retenir à Paris au mois de Septembre. Décidez-vous pourtant, car je viens de recevoir une invitation fort pressante de la Comtesse de B**, pour aller la voir à la campagne; et, comme elle me le mande assez plaisamment, " son mari a le plus beau bois du monde, qu'il conserve soigneusement pour les plaisirs de ses amis " . Or, vous savez que j'ai bien quelques droits, sur ce bois-là ; et j'irai le revoir si je ne vous suis pas utile. Adieu, songez que Danceny sera chez moi sur les quatre heures. De ..., ce 8 septembre 17** LETTRE LX LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT INCLUSE DANS LA PRECEDENTE. Ah! Monsieur, je suis désespéré, j'ai tout perdu. Je n'ose confier au papier le secret de mes peines mais j'ai besoin de les répandre dans le sein d'un ami fidèle et sûr. A quelle heure pourrais-je vous voir, et aller chercher auprès de vous des consolations et des conseils? J'étais si heureux le jour où je vous ouvris mon âme! A présent, quelle différence! tout est changé pour moi. Ce que je souffre pour mon compte n'est encore que la moindre partie de mes tourments; mon inquiétude sur un objet bien plus cher, voilà ce que je ne puis supporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, et j'attends de votre amitié que vous ne me refuserez pas cette démarche mais il faut que je vous parle, que je vous instruise. Vous me plaindrez, vous me secourrez; je n'ai d'espoir qu'en vous. Vous êtes sensible, vous connaissez l'Amour, et vous êtes le seul à qui je puisse me confier; ne me refusez pas vos secours. Adieu, Monsieur; le seul soulagement que j'éprouve dans ma douleur est de songer qu'il me reste un ami tel que vous. Faites-moi savoir, je vous prie, à quelle heure je pourrai vous trouver. Si ce n'est pas ce matin, je désirerais que ce fût de bonne heure dans l'après-midi. De ..., ce 8 septembre 17** LETTRE LXI CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Ma chère Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile; elle est bien malheureuse! Maman sait tout. Je ne conçois pas comment elle a pu se douter de quelque chose, et pourtant elle a tout découvert. Hier au soir, Maman me parut bien avoir un peu d'humeur; mais je n'y fis pas grande attention; et même en attendant que sa partie fût finie, je causai très gaiement avec Madame de Merteuil qui avait soupé ici, et nous parlâmes beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu'on ait pu nous entendre. Elle s'en alla, et je me retirai dans mon appartement. Je me déshabillais, quand Maman entra et fit sortir ma Femme de chambre; elle me demanda la clef de mon secrétaire. Le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort que je pouvais à peine me soutenir. Je faisais semblant de ne la pas trouver, mais enfin il fallut obéir. Le premier tiroir qu'elle ouvrit fut justement celui où étaient les Lettres du Chevalier Danceny. J'étais si troublée, que quand elle me demanda ce que c'était, je ne sus lui répondre autre chose, sinon que ce n'était rien; mais quand je la vis commencer à lire celle qui se présentait la première, je n'eus que le temps de gagner un fauteuil, et je me trouvai mal au point que je perdis connaissance. Aussitôt que je revins à moi, ma mère, qui avait appelé ma Femme de chambre, se retira, en me disant de me coucher. Elle a emporté toutes les Lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que je songe qu'il me faudra reparaÃtre devant elle. Je n'ai fait que pleurer toute la nuit. Je t'écris au point du jour, dans l'espoir que Joséphine viendra. Si je peux lui parler seule, je la prierai de remettre chez Madame de Merteuil un petit billet que je vas lui écrire; sinon, je le mettrai dans ta Lettre, et tu voudras bien l'envoyer comme de toi. Ce n'est que d'elle que je puis recevoir quelque consolation. Au moins, nous parlerons de lui, car je n'espère plus le voir. Je suis bien malheureuse! Elle aura peut-être la bonté de se charger d'une Lettre pour Danceny. Je n'ose pas me confier à Joséphine pour cet objet, et encore moins à ma Femme de chambre; car c'est peut-être elle qui aura dit à ma mère que j'avais des Lettres dans mon secrétaire. Je ne t'écrirai pas plus longuement, parce que je veux avoir le temps d'écrire à Madame de Merteuil, et aussi à Danceny, pour avoir ma Lettre toute prête, si elle veut bien s'en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu'on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je suis malade, pour me dispenser de passer chez Maman. Je ne mentirai pas beaucoup; sûrement je souffre plus que si j'avais la fièvre. Les yeux me brûlent à force d'avoir pleuré; et j'ai un poids sur l'estomac, qui m'empêche de respirer. Quand je songe que je ne verrai plus Danceny, je voudrais être morte. Adieu, ma chère Sophie. Je ne peux t'en dire davantage; les larmes me suffoquent. De ..., ce 7 septembre 17** Nota. On a supprimé la Lettre de Cécile Volanges à la Marquise, parce qu'elle ne contenait que les mêmes faits de la Lettre précédente, et avec moins de détails. Celle au Chevalier Danceny ne s'est point retrouvée on en verra la raison dans la Lettre LXIII, de Madame de Merteuil au Vicomte. LETTRE LXII MADAME DE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY Après avoir abusé, Monsieur, de la confiance d'une mère et de l'innocence d'un enfant, vous ne serez pas surpris, sans doute, de ne plus être reçu dans une maison où vous n'avez répondu aux preuves de l'amitié la plus sincère, que par l'oubli de tous les procédés. Je préfère de vous prier de ne plus venir chez moi, à donner des ordres à ma porte, qui nous compromettraient tous également, par les remarques que les Valets ne manqueraient pas de faire. J'ai droit d'espérer que vous ne me forcerez pas de recourir à ce moyen. Je vous préviens aussi que si vous faites à l'avenir la moindre tentative pour entretenir ma fille dans l'égarement où vous l'avez plongée, une retraite austère et éternelle la soustraira à vos poursuites. C'est à vous de voir, Monsieur, si vous craindrez aussi peu de causer son infortune, que vous avez peu craint de tenter son déshonneur. Quant à moi, mon choix est fait, et je l'en ai instruite. Vous trouverez ci-joint le paquet de vos Lettres. Je compte que vous me renverrez en échange toutes celles de ma fille; et que vous vous prêterez à ne laisser aucune trace d'un événement dont nous ne pourrions garder le souvenir, moi sans indignation, elle sans honte, et vous sans remords. J'ai l'honneur d'être, etc. De ..., ce 7 septembre 17** LETTRE LXIII LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Vraiment, oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L'événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c'est, je crois, mon chef-d'Å“uvre. Je n'ai pas perdu mon temps depuis votre dernière lettre, et j'ai dit comme l'Architecte Athénien " Ce qu'il a dit, je le ferai. " Il lui faut donc des obstacles à ce beau Héros de Roman, et il s'endort dans la félicité! oh! qu'il s'en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne; et je me trompe, ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui apprendre le prix du temps, et je me flatte qu'à présent il regrette celui qu'il a perdu. Il fallait, dites-vous aussi, qu'il eût besoin de plus de mystère; eh bien! ce besoin-là ne lui manquera plus. J'ai cela de bon, moi, c'est qu'il ne faut que me faire apercevoir de mes fautes; je ne prends point de repos que je n'aie tout réparé. Apprenez donc ce que j'ai fait. En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre Lettre; je la trouvai lumineuse. Persuadée que vous aviez très bien indiqué la cause du mal, je ne m'occupai plus qu'à trouver le moyen de le guérir. Je commençai pourtant par me coucher; car l'infatigable Chevalier ne m'avait pas laissée dormir un moment, et je croyais avoir sommeil mais point du tout; tout entière à Danceny, le désir de le tirer de son indolence, ou de l'en punir, ne me permit pas de fermer l'oeil, et ce ne fut qu'après avoir bien concerté mon plan, que je pus trouver deux heures de repos. J'allai le soir même chez Madame de Volanges, et, suivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyais sûre qu'il existait entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu'elle me répondit d'abord qu'à coup sûr je me trompais; que sa fille était un enfant, etc. Je ne pouvais pas lui dire tout ce que j'en savais; mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu et mon amitié s'alarmaient . Je parlai enfin presque aussi bien qu'aurait pu faire une Dévote, et, pour frapper le coup décisif, j'allai jusqu'à dire que je croyais avoir vu donner et recevoir une Lettre. Cela me rappelle, ajoutai-je, qu'un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secrétaire, dans lequel je vis beaucoup de papiers, que sans doute elle conserve. Lui connaissez-vous quelque correspondance fréquente? Ici la figure de Madame de Volanges changea, et je vis quelques larmes rouler dans ses yeux. Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle, en me serrant la main, je m'en éclaircirai. Après cette conversation, trop courte pour être suspecte, je me rapprochai de la jeune personne. Je la quittai bientôt après, pour demander à la mère de ne pas me compromettre vis-à -vis de sa fille, ce qu'elle me promit d'autant plus volontiers, que je lui fis observer combien il serait heureux que cet enfant prÃt assez de confiance en moi pour m'ouvrir son cÅ“ur et me mettre à portée de lui donner mes sages conseils. Ce qui m'assure qu'elle tiendra sa promesse, c'est que je ne doute pas qu'elle ne veuille se faire honneur de sa pénétration auprès de sa fille. Je me trouvais, par là , autorisée à garder mon ton d'amitié avec la petite, sans paraÃtre fausse aux yeux de Madame de Volanges; ce que je voulais éviter. J'y gagnais encore d'être, par la suite, aussi longtemps et aussi secrètement que je voudrais, avec la jeune personne, sans que la mère en prÃt jamais d'ombrage. J'en profitai dès le soir même; et après ma partie finie, je chambrai la petite dans un coin, et la mis sur le chapitre de Danceny, sur lequel elle ne tarit jamais. Je m'amusais à lui monter la tête sur le plaisir qu'elle aurait à le voir le lendemain; il n'est sorte de folies que je ne lui aie fait dire. Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui ôtais en réalité; et puis, tout cela devait lui rendre le coup plus sensible, et je suis persuadée que plus elle aura souffert, plus elle sera pressée de s'en dédommager à la première occasion. Il est bon, d'ailleurs, d'accoutumer aux grands événements quelqu'un qu'on destine aux grandes aventures. Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaisir d'avoir son Danceny? elle en raffole! eh bien, je lui promets qu'elle l'aura, et plus tôt même qu'elle ne l'aurait eu sans cet orage. C'est un mauvais rêve dont le réveil sera délicieux; et, à tout prendre, il me semble qu'elle me doit de la reconnaissance au fait, quand j'y aurais mis un peu de malice, il faut bien s'amuser Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs. [Gresset. Le Méchant, Comédie] Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me disais-je, animé par les obstacles, va redoubler d'amour, et alors je le servirai de tout mon pouvoir; ou si ce n'est qu'un sot comme je suis tentée quelquefois de le croire, il sera désespéré, et se tiendra pour battu or, dans ce cas, au moins me serai-je vengée de lui, autant qu'il était en moi; chemin faisant j'aurai augmenté pour moi l'estime de la mère, l'amitié de la fille, et la confiance de toutes deux. Quant à Gercourt, premier objet de mes soins, je serais bien malheureuse ou bien maladroite, si, maÃtresse de l'esprit de sa femme, comme je le suis et vas l'être plus encore, je ne trouvais pas mille moyens d'en faire ce que je veux qu'il soit. Je me couchai dans ces douces idées aussi je dormis, et me réveillai fort tard. A mon réveil, je trouvai deux billets, un de la mère, et un de la fille; et je ne pus m'empêcher de rire, en trouvant dans tous deux littéralement cette même phrase C'est de vous seule que j'attends quelque consolation . N'est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d'être le seul agent de deux intérêts directement contraires? Me voilà comme la Divinité; recevant les vÅ“ux opposés des aveugles mortels, et ne changeant rien à mes décrets immuables. J'ai quitté pourtant ce rôle auguste, pour prendre celui d'Ange consolateur; et j'ai été, suivant le précepte, visiter mes amis dans leur affliction. J'ai commencé par la mère; je l'ai trouvée d'une tristesse, qui déjà vous venge en partie des contrariétés qu'elle vous a fait éprouver de la part de votre belle Prude. Tout a réussi à merveille ma seule inquiétude était que Madame de Volanges ne profitât de ce moment pour gagner la confiance de sa fille; ce qui eût été bien facile, en n'employant, avec elle, que le langage de la douceur et de l'amitié; et en donnant aux conseils de la raison, l'air et le ton de la tendresse indulgente. Par bonheur, elle s'est armée de sévérité; elle s'est enfin si mal conduite, que je n'ai eu qu'à applaudir. Il est vrai qu'elle a pensé rompre tous nos projets, par le parti qu'elle avait pris de faire rentrer sa fille au Couvent mais j'ai paré ce coup; et je l'ai engagée à en faire seulement la menace, dans le cas où Danceny continuerait ses poursuites afin de les forcer tous deux à une circonspection que je crois nécessaire pour le succès. Ensuite j'ai été chez la fille. Vous ne sauriez croire combien la douleur l'embellit! Pour peu qu'elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu'elle pleurera souvent pour cette fois, elle pleurait sans malice... Frappée de ce nouvel agrément que je ne lui connaissais pas, et que j'étais bien aise d'observer, je ne lui donnai d'abord que de ces consolations gauches, qui augmentent plus les peines qu'elles ne les soulagent; et, par ce moyen, je l'amenai au point d'être véritablement suffoquée. Elle ne pleurait plus, et je craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce qu'elle accepta; je lui servis de Femme de chambre elle n'avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes; je l'embrassai; elle se laissa aller dans mes bras, et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu! qu'elle était belle! Ah! si Madeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse pénitente que pécheresse. Quand la belle désolée fut au lit, je me mis à la consoler de bonne foi. Je la rassurai d'abord sur la crainte du Couvent. Je fis naÃtre en elle l'espoir de voir Danceny en secret; et m'asseyant sur le lit " S'il était là " , lui dis-je; puis brodant sur ce thème, je la conduisis, de distraction en distraction, à ne plus se souvenir du tout qu'elle était affligée. Nous nous serions séparées parfaitement contentes l'une et l'autre, si elle n'avait voulu me charger d'une Lettre pour Danceny; ce que j'ai constamment refusé. En voici les raisons, que vous approuverez sans doute. D'abord, celle que c'était me compromettre vis-à -vis de Danceny; et si c'était la seule dont je pus me servir avec la petite, il y en avait beaucoup d'autres de vous à moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux que de donner sitôt à nos jeunes gens un moyen si facile d'adoucir leurs peines? Et puis, je ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques domestiques dans cette aventure; car enfin si elle se conduit à bien, comme je l'espère, il faudra qu'elle se sache immédiatement après le mariage; et il y a peu de moyens plus sûrs pour la répandre; ou, si par miracle ils ne parlaient pas, nous parlerions, nous, et il sera plus commode de mettre l'indiscrétion sur leur compte. Il faudra donc que vous donniez aujourd'hui cette idée à Danceny; et comme je ne suis pas sûre de la Femme de chambre de la petite Volanges, dont elle- même paraÃt se défier, indiquez-lui la mienne, ma fidèle Victoire. J'aurai soin que la démarche réussisse. Cette idée me plaÃt d'autant plus, que la confidence ne sera utile qu'à nous, et point à eux car je ne suis pas à la fin de mon récit. Pendant que je me défendais de me charger de la Lettre de la petite, je craignais à tout moment qu'elle ne me proposât de la mettre à la Petite-Poste; ce que je n'aurais guère pu refuser. Heureusement, soit trouble, soit ignorance de sa part, ou encore qu'elle tÃnt moins à la Lettre qu'à la Réponse, qu'elle n'aurait pas pu avoir par ce moyen, elle ne m'en a point parlé mais pour éviter que cette idée ne lui vÃnt, ou au moins qu'elle ne pût s'en servir, j'ai pris mon parti sur-le-champ; et en rentrant chez la mère, je l'ai décidée à éloigner sa fille pour quelque temps, à la mener à la Campagne... Et où? Le cÅ“ur ne vous bat pas de joie?... Chez votre tante, chez la vieille Rosemonde. Elle doit l'en prévenir aujourd'hui ainsi vous voilà autorisé à aller retrouver votre Dévote qui n'aura plus à vous objecter le scandale du tête-à -tête, et grâce à mes soins, Madame de Volanges réparera elle-même le tort qu'elle vous a fait. Mais écoutez-moi, et ne vous occupez pas si vivement de vos affaires, que vous perdiez celle-ci de vue; songez qu'elle m'intéresse. Je veux que vous vous rendiez le correspondant et le conseil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage à Danceny, et offrez-lui vos services. Ne trouvez de difficulté qu'à faire parvenir entre les mains de la Belle votre Lettre de créance; et levez cet obstacle sur-le-champ, en lui indiquant la voie de ma Femme de chambre. Il n'y a point de doute qu'il n'accepte; et vous aurez pour prix de vos peines la confidence d'un cÅ“ur neuf, qui est toujours intéressante. La pauvre petite! comme elle rougira en vous remettant sa première Lettre! Au vrai, ce rôle de confident, contre lequel il s'est établi des préjugés, me paraÃt un très joli délassement, quand on est occupé d'ailleurs; et c'est le cas où vous serez. C'est de vos soins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment où il faudra réunir les Acteurs. La Campagne offre mille moyens; et Danceny à coup sûr, sera prêt à s'y rendre à votre premier signal. Une nuit, un déguisement, une fenêtre... que sais-je, moi? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu'elle y aura été, je m'en prendrai à vous. Si vous jugez qu'elle ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-le-moi. Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon sur le danger de garder des Lettres, pour oser lui écrire à présent; et je suis toujours dans le dessein d'en faire mon élève. Je crois avoir oublié de vous dire que ses soupçons au sujet de sa correspondance trahie s'étaient portés d'abord sur sa Femme de chambre, et que je les ai détournés sur le Confesseur. C'est faire d'une pierre deux coups. Adieu, Vicomte; voilà bien longtemps que je suis à vous écrire, et mon dÃner en a été retardé mais l'amour-propre et l'amitié dictaient ma Lettre, et tous deux sont bavards. Au reste, elle sera chez vous à trois heures, et c'est tout ce qu'il vous faut. Plaignez-vous de moi à présent, si vous l'osez; et allez revoir, si vous en êtes tenté, le bois du Comte de B***. Vous dites qu'il le garde pour le plaisir de ses amis! Cet homme est donc l'ami de tout le monde? Mais adieu, j'ai faim. De ..., ce 9 septembre 17** LETTRE LXIV LE CHEVALIER DANCENY A MADAME DE VOLANGES MINUTE JOINTE A LA LETTRE LXVI DU VICOMTE A LA MARQUISE. Sans chercher, Madame, à justifier ma conduite, et sans me plaindre de la vôtre, je ne puis que m'affliger d'un événement qui fait le malheur de trois personnes, toutes trois dignes d'un sort plus heureux. Plus sensible encore au chagrin d'en être la cause qu'à celui d'en être victime, j'ai souvent essayé, depuis hier, d'avoir l'honneur de vous répondre sans pouvoir en trouver la force. J'ai cependant tant de choses à vous dire qu'il faut bien faire un effort sur soi-même; et si cette Lettre a peu d'ordre et de suite, vous devez sentir assez combien ma situation est douloureuse, pour m'accorder quelque indulgence. Permettez-moi d'abord de réclamer contre la première phrase de votre Lettre. Je n'ai abusé, j'ose le dire, ni de votre confiance ni de l'innocence de Mademoiselle de Volanges; j'ai respecté l'une et l'autre dans mes actions. Elles seules dépendaient de moi; et quand vous me rendriez responsable d'un sentiment involontaire, je ne crains pas d'ajouter que celui que m'a inspiré Mademoiselle votre fille est tel qu'il peut vous déplaire, mais non vous offenser. Sur cet objet qui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge, et mes Lettres pour témoins. Vous me défendez de me présenter chez vous à l'avenir, et sans doute je me soumettrai à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner à ce sujet mais cette absence subite et totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise aux remarques que vous voulez éviter, que l'ordre que, par cette raison même, vous n'avez point voulu donner à votre porte? J'insisterai d'autant plus sur ce point, qu'il est bien plus important pour Mademoiselle de Volanges que pour moi. Je vous supplie donc de peser attentivement toutes choses, et de ne pas permettre que votre sévérité altère votre prudence. Persuadé que l'intérêt seul de Mademoiselle votre fille dictera vos résolutions, j'attendrai de nouveaux ordres de votre part. Cependant, dans le cas où vous me permettriez de vous faire ma cour quelquefois, je m'engage, Madame et vous pouvez compter sur ma promesse, à ne point abuser de ces occasions pour tenter de parler en particulier à Mademoiselle de Volanges, ou de lui faire tenir aucune Lettre. La crainte de ce qui pourrait compromettre sa réputation m'engage à ce sacrifice; et le bonheur de la voir quelquefois m'en dédommagera. Cet article de ma Lettre est aussi la seule réponse que je puisse faire à ce que vous me dites sur le sort que vous destinez à Mademoiselle de Volanges, et que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce serait vous tromper que de vous promettre davantage. Un vil séducteur peut plier ses projets aux circonstances, et calculer avec les événements mais l'Amour qui m'anime ne me permet que deux sentiments le courage et la constance. Qui, moi! consentir à être oublié de Mademoiselle de Volanges, à l'oublier moi-même? non, non jamais! Je lui serai fidèle; elle en a reçu le serment, et je le renouvelle en ce jour. Pardon, Madame, je m'égare, il faut revenir. Il me reste un autre objet à traiter avec vous, celui des Lettres que vous me demandez. Je suis vraiment peiné d'ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déjà mais, je vous en supplie, écoutez mes raisons, et daignez vous souvenir, pour les apprécier, que la seule consolation au malheur d'avoir perdu votre amitié est l'espoir de conserver votre estime. Les Lettres de Mademoiselle de Volanges, toujours si précieuses pour moi, me le deviennent bien plus dans ce moment. Elles sont l'unique bien qui me reste; elles seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m'en croire, je ne balancerais pas un instant à vous en faire le sacrifice, et le regret d'en être privé céderait au désir de vous prouver ma déférence respectueuse; mais des considérations puissantes me retiennent, et je m'assure que vous-même ne pourrez les blâmer. Vous avez, il est vrai, le secret de Mademoiselle de Volanges; mais permettez- moi de le dire, je suis autorisé à croire que c'est l'effet de la surprise, et non de la confiance. Je ne prétends pas blâmer une démarche qu'autorise, peut-être, la sollicitude maternelle. Je respecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu'à me dispenser de mes devoirs. Le plus sacré de tous est de ne jamais trahir la confiance qu'on nous accorde. Ce serait y manquer, que d'exposer aux yeux d'un autre les secrets d'un cÅ“ur qui n'a voulu les dévoiler qu'aux miens. Si Mademoiselle votre fille consent à vous les confier, qu'elle parle; ses Lettres vous sont inutiles. Si elle veut, au contraire, renfermer son secret en elle- même, vous n'attendez pas, sans doute, que ce soit moi qui vous en instruise. Quant au mystère dans lequel vous désirez que cet événement reste enseveli, soyez tranquille, Madame; sur tout ce qui intéresse Mademoiselle de Volanges, je peux défier le cÅ“ur même d'une mère. Pour achever de vous ôter toute inquiétude, j'ai tout prévu. Ce dépôt précieux, qui portait jusqu'ici pour suscription papiers à brûler porte à présent papiers appartenant à Madame de Volanges . Ce parti que je prends doit vous prouver ainsi que mes refus ne portent pas sur la crainte que vous trouviez dans ces lettres un seul sentiment dont vous ayez personnellement à vous plaindre. Voilà , Madame, une bien longue Lettre. Elle ne le serait pas encore assez, si elle vous laissait le moindre doute de l'honnêteté de mes sentiments, du regret bien sincère de vous avoir déplu, et du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc. De ..., ce 9 septembre17** LETTRE LXV LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES ENVOYEE OUVERTE A LA MARQUISE DE MERTEUIL DANS LA LETTRE LXVI DU VICOMTE. Ô ma Cécile, qu'allons-nous devenir? quel Dieu nous sauvera des malheurs qui nous menacent? Que l'Amour nous donne au moins le courage de les supporter! Comment vous peindre mon étonnement, mon désespoir à la vue de mes Lettres, à la lecture du billet de Madame de Volanges? qui a pu nous trahir? sur qui tombent vos soupçons? auriez-vous commis quelque imprudence? que faites-vous à présent? que vous a-t-on dit? Je voudrais tout savoir, et j'ignore tout. Peut-être vous-même n'êtes-vous pas plus instruite que moi. Je vous envoie le billet de votre maman, et la copie de ma Réponse. J'espère que vous approuverez ce que je lui dis. J'ai bien besoin que vous approuviez aussi les démarches que j'ai faites depuis ce fatal événement, elles ont toutes pour but d'avoir de vos nouvelles, de vous donner des miennes; et, que sait- on? peut-être de vous revoir encore, et plus librement que jamais. Concevez-vous, ma Cécile, quel plaisir de nous retrouver ensemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel, et de voir dans nos yeux, de sentir dans nos âmes que ce serment ne sera pas trompeur? Quelles peines un moment si doux ne ferait-il pas oublier? Hé bien! j'ai l'espoir de le voir naÃtre, et je le dois à ces mêmes démarches que je vous supplie d'approuver. Que dis-je? je le dois aux soins consolateurs de l'ami le plus tendre; et mon unique demande est que vous permettiez que cet ami soit aussi le vôtre. Peut-être ne devais-je pas donner votre confiance sans votre aveu? mais j'ai pour excuse le malheur et la nécessité. C'est l'amour qui m'a conduit; c'est lui qui réclame votre indulgence, qui vous demande de pardonner une confidence nécessaire, et sans laquelle nous restions peut-être à jamais séparés [M. Danceny n'accuse pas vrai. Il avait déjà fait sa confidence à M. de Valmont avant cet événement. Voyez la Lettre LVII]. Vous connaissez l'ami dont je vous parle; il est celui de la femme que vous aimez le mieux. C'est le Vicomte de Valmont. Mon projet, en m'adressant à lui, était d'abord de le prier d'engager Madame de Merteuil à se charger d'une Lettre pour vous. Il n'a pas cru que ce moyen pût réussir; mais au défaut de la MaÃtresse, il répond de la Femme de chambre, qui lui a des obligations. Ce sera elle qui vous remettra cette Lettre, et vous pourrez lui donner votre Réponse. Ce secours ne nous sera guère utile, si, comme le croit M. de Valmont, vous partez incessamment pour la campagne. Mais alors c'est lui-même qui veut nous servir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il profitera de ce prétexte pour s'y rendre dans le même temps que vous; et ce sera par lui que passera notre correspondance mutuelle. Il assure même que, si vous voulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir sans risquer de vous compromettre en rien. A présent, ma Cécile, si vous m'aimez, si vous plaignez mon malheur, si, comme je l'espère, vous partagez mes regrets, refuserez-vous votre confiance à un homme qui sera notre ange tutélaire? Sans lui, je serais réduit au désespoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous cause. Ils finiront, je l'espère mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laisser abattre. L'idée de votre douleur m'est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie pour vous rendre heureuse! Vous le savez bien. Puisse la certitude d'être adorée porter quelque consolation dans votre âme! La mienne a besoin que vous m'assuriez que vous pardonnez à l'amour les maux qu'il vous fait souffrir. Adieu, ma Cécile, adieu, ma tendre amie. De ..., ce 9 septembre 17** LETTRE LXVI LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Vous verrez, ma belle amie, en lisant les deux Lettres ci-jointes, si j'ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient datées d'aujourd'hui, elles ont été écrites hier, chez moi, et sous mes yeux celle à la petite fille dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s'humilier devant la profondeur de vos vues, si on en juge par le succès de vos démarches. Danceny est tout de feu; et sûrement à la première occasion, vous n'aurez plus de reproches à lui faire. Si sa belle ingénue veut être docile, tout sera terminé peu de temps après son arrivée à la campagne; j'ai cent moyens tout prêts. Grâce à vos soins me voilà bien décidément l'ami de Danceny ; il ne lui manque plus que d'être Prince [Expression relative à un passage d'un Poème de M. de Voltaire]. Il est encore bien jeune, ce Danceny! croiriez-vous que je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il promÃt à la mère de renoncer à son amour; comme s'il était bien gênant de promettre, quand on est décidé à ne pas tenir! Ce serait tromper, me répétait-il sans cesse ce scrupule n'est-il pas édifiant, surtout en voulant séduire la fille? Voilà bien les hommes! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu'ils mettent de faiblesse dans l'exécution, ils l'appellent probité. C'est votre affaire d'empêcher que Madame de Volanges ne s'effarouche des petites échappées que notre jeune homme s'est permises dans sa Lettre; préservez-nous du Couvent; tâchez aussi de faire abandonner la demande des Lettres de la petite. D'abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, et je suis de son avis; ici l'amour et la raison sont d'accord. Je les ai lues ces Lettres, j'en ai dévoré l'ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m'explique. Malgré la prudence que nous y mettrons, il peut arriver un éclat; il ferait manquer le mariage, n'est-il pas vrai, et échouer tous nos projets Gercourt? Mais comme, pour mon compte, j'ai aussi à me venger de la mère, je me réserve en ce cas de déshonorer la fille. En choisissant bien dans cette correspondance, et n'en produisant qu'une partie, la petite Volanges paraÃtrait avoir fait toutes les premières démarches, et s'être absolument jetée à la tête. Quelques-unes des Lettres pourraient même compromettre la mère, et l'entacheraient au moins d'une négligence impardonnable. Je sens bien que le scrupuleux Danceny se révolterait d'abord; mais comme il serait personnellement attaqué, je crois qu'on en viendrait à bout. Il y a mille à parier contre un que la chance ne tournera pas ainsi; mais il faut tout prévoir. Adieu, ma belle amie; vous seriez bien aimable de venir souper demain chez la Maréchale de ***; je n'ai pas pu refuser. J'imagine que je n'ai pas besoin de vous recommander le secret, vis-à -vis de Madame de Volanges, sur mon projet de Campagne; elle aurait bientôt celui de rester à la Ville au lieu qu'une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain; et si elle nous donne seulement huit jours, je réponds de tout. De ..., ce 9 septembre 17** LETTRE LXVII LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Je ne voulais plus vous répondre, Monsieur, et peut-être l'embarras que j'éprouve en ce moment est-il lui-même une preuve qu'en effet je ne le devrais pas. Cependant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre moi; je veux vous convaincre que j'ai fait pour vous tout ce que je pouvais faire. Je vous ai permis de m'écrire, dites-vous? j'en conviens; mais quand vous me rappelez cette permission, croyez-vous que j'oublie à quelles conditions elle vous fut donnée? Si j'y eusse été aussi fidèle que vous l'avez été peu, auriez- vous reçu une seule réponse de moi? Voilà pourtant la troisième; et quand vous faites tout ce qu'il faut pour m'obliger à rompre cette correspondance, c'est moi qui m'occupe des moyens de l'entretenir. Il en est un, mais c'est le seul; et si vous refusez de le prendre, ce sera, quoi que vous puissiez dire, me prouver assez combien peu vous y mettez de prix. Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez à un sentiment qui m'offense et m'effraie, et auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu'il est l'obstacle qui nous sépare. Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez connaÃtre, et l'amour aura-t-il ce tort de plus à mes yeux, d'exclure l'amitié? vous-même, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie celle en qui vous avez désiré des sentiments plus tendres? Je ne veux pas le croire cette idée humiliante me révolterait, m'éloignerait de vous sans retour. En vous offrant mon amitié, Monsieur, je vous donne tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous désirer davantage? Pour me livrer à ce sentiment si doux, si bien fait pour mon cÅ“ur, je n'attends que votre aveu; et la parole que j'exige de vous, que cette amitié suffira à votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on a pu me dire; je me reposerai sur vous du soin de justifier mon choix. Vous voyez ma franchise, elle doit vous prouver ma confiance; il ne tiendra qu'à vous de l'augmenter encore mais je vous préviens que le premier mot d'amour la détruit à jamais, et me rend toutes mes craintes; que surtout il deviendra pour moi le signal d'un silence éternel vis-à -vis de vous. Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs , n'aimerez-vous pas mieux être l'objet de l'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable? Adieu, Monsieur; vous sentez qu'après avoir parlé ainsi je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez répondu. De ..., ce 9 septembre 17** LETTRE LXVIII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Comment répondre, Madame, à votre dernière Lettre? Comment oser être vrai, quand ma sincérité peut me perdre auprès de vous? N'importe, il le faut; j'en aurai le courage. Je me dis, je me répète, qu'il vaut mieux vous mériter que vous obtenir; et dussiez-vous me refuser toujours un bonheur que je désirerai sans cesse, il faut vous prouver au moins que mon cÅ“ur en est digne. Quel dommage que, comme vous le dites, je sois revenu de mes erreurs ! avec quels transports de joie j'aurais lu cette même Lettre à laquelle je tremble de répondre aujourd'hui! Vous m'y parlez avec franchise , vous me témoignez de la confiance , vous m'offrez enfin votre amitié que de biens, Madame, et quels regrets de ne pouvoir en profiter! Pourquoi ne suis-je plus le même? Si je l'étais en effet; si je n'avais pour vous qu'un goût ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction et du plaisir, qu'aujourd'hui pourtant on nomme amour, je me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pourrais obtenir. Peu délicat sur les moyens, pourvu qu'ils me procurassent le succès, j'encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner; je désirerais votre confiance, dans le dessein de la trahir; j'accepterais votre amitié dans l'espoir de l'égarer. Quoi! Madame, ce tableau vous effraie? hé bien! il serait pourtant tracé d'après moi, si je vous disais que je consens à n'être que votre ami. Qui, moi! je consentirais à partager avec quelqu'un un sentiment émané de votre âme? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment je chercherai à vous tromper; je pourrai vous désirer encore, mais à coup sûr je ne vous aimerai plus. Ce n'est pas que l'aimable franchise, la douce confiance, la sensible amitié, soient sans prix à mes yeux... Mais l'amour! l'amour véritable, et tel que vous l'inspirez, en réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus d'énergie, ne saurait se prêter, comme eux, à cette tranquillité, à cette froideur de l'âme, qui permet des comparaisons, qui souffre même des préférences. Non, Madame, je ne serai point votre ami; je vous aimerai de l'amour le plus tendre, et même le plus ardent, quoique le plus respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non l'anéantir. De quel droit prétendez-vous disposer d'un cÅ“ur dont vous refusez l'hommage? Par quel raffinement de cruauté, m'enviez-vous jusqu'au bonheur de vous aimer? Celui-là est à moi, il est indépendant de vous; je saurai le défendre. S'il est la source de mes maux, il en est aussi le remède. Non, encore une fois, non. Persistez dans vos refus cruels; mais laissez-moi mon amour. Vous vous plaisez à me rendre malheureux! eh bien! soit; essayez de lasser mon courage, je saurai vous forcer au moins à décider de mon sort; et peut-être, quelque jour, vous me rendrez plus de justice. Ce n'est pas que j'espère vous rendre jamais sensible mais sans être persuadée, vous serez convaincue, vous vous direz Je l'avais mal jugé. Disons mieux, c'est à vous que vous faites injustice. Vous connaÃtre sans vous aimer, vous aimer sans être constant, sont tous deux également impossibles; et malgré la modestie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner de sentiments que vous faites naÃtre. Pour moi, dont le seul mérite est d'avoir su vous apprécier, je ne veux pas le perdre; et loin de consentir à vos offres insidieuses, je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours. De ..., ce 10 septembre 17** LETTRE LXIX CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY BILLET ECRIT AU CRAYON, ET RECOPIE PAR DANCENY. Vous me demandez ce que je fais; je vous aime, et je pleure. Ma mère ne me parle plus; elle m'a ôté papier, plumes et encre; je me sers d'un crayon, qui par bonheur m'est resté, et je vous écris sur un morceau de votre Lettre. Il faut bien que j'approuve tout ce que vous avez fait; je vous aime trop pour ne pas prendre tous les moyens d'avoir de vos nouvelles et de vous donner des miennes. Je n'aimais pas M. de Valmont, et je ne le croyais pas tant votre ami; je tâcherai de m'accoutumer à lui, et je l'aimerai à cause de vous. Je ne sais pas qui est-ce qui nous a trahis; ce ne peut être que ma Femme de chambre ou mon Confesseur. Je suis bien malheureuse nous partons demain pour la campagne; j'ignore pour combien de temps. Mon Dieu! ne plus vous voir! Je n'ai plus de place. Adieu; tâchez de me lire. Ces mots tracés au crayons effaceront peut-être, mais jamais les sentiments gravés dans mon cÅ“ur. De ..., ce 10 septembre 17** LETTRE LXX LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL J'ai un avis important à vous donner, ma chère amie. Je soupai hier, comme vous savez, chez la Maréchale de ***, on y parla de vous, et j'en dis, non pas tout le bien que j'en pense, mais tout celui que je n'en pense pas. Tout le monde paraissait être de mon avis, et la conversation languissait, comme il arrive toujours, quand on ne dit que du bien de son prochain, lorsqu'il s'éleva un contradicteur c'était Prévan. " A Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de la sagesse de Madame de Merteuil! mais j'oserais croire qu'elle la doit plus à sa légèreté qu'à ses principes. Il est peut-être plus difficile de la suivre que de lui plaire; et comme on ne manque guère, en courant après une femme, d'en rencontrer d'autres sur son chemin, comme, à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant et plus qu'elle; les uns sont distraits par un goût nouveau, les autres s'arrêtent de lassitude; et c'est peut-être la femme de Paris qui a eu le moins à se défendre. Pour moi, ajouta-t-il encouragé par le sourire de quelques femmes, je ne croirai à la vertu de Madame de Merteuil, qu'après avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour. " Cette mauvaise plaisanterie réussit, comme toutes celles qui tiennent à la médisance; et pendant le rire qu'elle excitait, Prévan reprit sa place, et la conversation générale changea. Mais les deux Comtesses de P. , auprès de qui était notre incrédule, en firent avec lui leur conversation particulière, qu'heureusement je me trouvais à portée d'entendre. Le défi de vous rendre sensible a été accepté; la parole de tout dire a été donnée; et de toutes celles qui se donneraient dans cette aventure, ce serait sûrement la plus religieusement gardée. Mais vous voilà bien avertie, et vous savez le proverbe. Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous ne connaissez pas, est infiniment aimable, et encore plus adroit. Que si quelquefois vous m'avez entendu dire le contraire, c'est seulement que je ne l'aime pas, que je me plais à contrarier ses succès et que je n'ignore pas de quel poids est mon suffrage auprès d'une trentaine de nos femmes les plus à la mode. En effet, je l'ai empêché longtemps, par ce moyen, de paraÃtre sur ce que nous appelons le grand théâtre; et il faisait des prodiges, sans en avoir plus de réputation. Mais l'éclat de sa triple aventure, en fixant les yeux sur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquait jusque-là , et l'a rendu vraiment redoutable. C'est enfin aujourd'hui le seul homme, peut-être, que je craindrais de rencontrer sur mon chemin; et votre intérêt à part, vous me rendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule chemin faisant. Je le laisse en bonnes mains; et j'ai l'espoir qu'à mon retour, ce sera un homme noyé. Je vous promets, en revanche, de mener à bien l'aventure de votre pupille, et de m'occuper d'elle autant que de ma belle Prude. Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation. Toute sa Lettre annonce le désir d'être trompée. Il est impossible d'en offrir un moyen plus commode et aussi plus usé. Elle veut que je sois son ami . Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles et difficiles, je ne prétends pas l'en tenir quitte à si bon marché; et assurément je n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle, pour terminer par une séduction ordinaire. Mon projet, au contraire, est qu'elle sente, qu'elle sente bien la valeur et l'étendue de chacun des sacrifices qu'elle me fera; de ne pas la conduire si vite que le remords ne puisse la suivre; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle; et de ne lui accorder le bonheur de m'avoir dans ses bras, qu'après l'avoir forcée à n'en plus dissimuler le désir. Au fait, je vaux bien peu, si je ne vaux pas la peine d'être demandé. Et puis-je me venger moins d'une femme hautaine, qui semble rougir d'avouer qu'elle adore? J'ai donc refusé la précieuse amitié, et m'en suis tenu à mon titre d'Amant. Comme je ne me dissimule point que ce titre, qui ne paraÃt d'abord qu'une dispute de mots, est pourtant d'une importance réelle à obtenir, j'ai mis beaucoup de soin à ma Lettre, et j'ai tâché d'y répandre ce désordre, qui peut seul peindre le sentiment. J'ai enfin déraisonné le plus qu'il m'a été possible car sans déraisonnement, point de tendresse; et c'est, je crois, par cette raison que les femmes nous sont si supérieures dans les Lettres d'Amour. J'ai fini la mienne par une cajolerie, et c'est encore une suite de mes profondes observations. Après que le cÅ“ur d'une femme a été exercé quelque temps, il a besoin de repos; et j'ai remarqué qu'une cajolerie était, pour toutes, l'oreiller le plus doux à leur offrir. Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres à me donner pour la Comtesse de ***, je m'arrêterai chez elle, au moins pour dÃner. Je suis fâché de partir sans vous voir. Faites-moi passer vos sublimes instructions, et aidez-moi de vos sages conseils, dans ce moment décisif. Surtout, défendez-vous de Prévan; et puissé-je un jour vous dédommager de ce sacrifice! Adieu. De ..., ce 11 septembre 17** LETTRE LXXI LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Mon étourdi de Chasseur n'a-t-il pas laissé mon portefeuille à Paris! Les lettres de ma Belle, celles de Danceny pour la petite Volanges, tout est resté, et j'ai besoin de tout. Il va partir pour réparer sa sottise; et tandis qu'il selle son cheval, je vous raconterai mon histoire de cette nuit car je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps. L'aventure, par elle-même, est bien peu de chose; ce n'est qu'un réchauffé avec la Vicomtesse de M... Mais elle m'a intéressé par les détails. Je suis bien aise d'ailleurs de vous faire voir que si j'ai le talent de perdre les femmes, je n'ai pas moins, quand je veux, celui de les sauver. Le parti le plus difficile, ou le plus gai, est toujours celui que je prends; et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu'elle m'exerce ou m'amuse. J'ai donc trouvé la Vicomtesse ici, et comme elle joignait ses instances aux persécutions qu'on me faisait pour passer la nuit au château " Eh bien! j'y consens, lui dis-je, à condition que je la passerai avec vous. " - " Cela m'est impossible, me répondit-elle, Vressac est ici. " Jusque-là je n'avais cru que lui dire une honnêteté mais ce mot d'impossible, me révolta comme de coutume. Je me sentis humilié d'être sacrifié à Vressac, et je résolus de ne le pas souffrir j'insistai donc. Les circonstances ne m'étaient pas favorables. Ce Vressac a eu la gaucherie de donner de l'ombrage au Vicomte; en sorte que la Vicomtesse ne peut plus le recevoir chez elle et ce voyage chez la bonne Comtesse avait été concerté entre eux, pour tâcher d'y dérober quelques nuits. Le Vicomte avait même d'abord montré de l'humeur d'y rencontrer Vressac; mais comme il est encore plus Chasseur que jaloux, il n'en est pas moins resté et la Comtesse, toujours telle que vous la connaissez, après avoir logé la femme dans le grand corridor, a mis le mari d'un côté et l'Amant de l'autre, et les a laissés s'arranger entre eux. Le mauvais destin de tous deux a voulu que je fusse logé vis-à -vis. Ce jour-là même, c'est-à -dire hier, Vressac, qui, comme vous pouvez croire, cajole le Vicomte, chassait avec lui, malgré son peu de goût pour la chasse, et comptait bien se consoler la nuit, entre les bras de la femme, de l'ennui que le mari lui causait tout le jour mais moi, je jugeai qu'il aurait besoin de repos, et je m'occupai des moyens de décider sa MaÃtresse à lui laisser le temps d'en prendre. Je réussis, et j'obtins qu'elle lui ferait une querelle de cette même partie de chasse, à laquelle, bien évidemment, il n'avait consenti que pour elle. On ne pouvait prendre un plus mauvais prétexte mais nulle femme n'a mieux que la Vicomtesse ce talent, commun à toutes, de mettre l'humeur à la place de la raison, et de n'être jamais si difficile à apaiser que quand elle a tort. Le moment d'ailleurs n'était pas commode pour les explications; et ne voulant qu'une nuit, je consentais qu'ils se raccommodassent le lendemain. Vressac fut donc boudé à son retour. Il voulut en demander la cause, on le querella. Il essaya de se justifier; le mari qui était présent, servit de prétexte pour rompre la conversation; il tenta enfin de profiter d'un moment où le mari était absent, pour demander qu'on voulût bien l'entendre le soir ce fut alors que la Vicomtesse devint sublime. Elle s'indigna contre l'audace des hommes qui, parce qu'ils ont éprouvé les bontés d'une femme, croient avoir le droit d'en abuser encore, même alors qu'elle a à se plaindre d'eux; et ayant changé de thèse par cette adresse, elle parla si bien délicatesse et sentiment, que Vressac resta muet et confus; et que moi-même je fus tenté de croire qu'elle avait raison car vous saurez que comme ami de tous deux, j'étais en tiers dans cette conversation. Enfin, elle déclara positivement qu'elle n'ajouterait pas les fatigues de l'amour à celles de la chasse, et qu'elle se reprocherait de troubler d'aussi doux plaisirs. Le mari rentra. Le désolé Vressac, qui n'avait plus la liberté de répondre, s'adressa à moi; et après m'avoir fort longuement conté ses raisons, que je savais aussi bien que lui, il me pria de parler à la Vicomtesse, et je le lui promis. Je lui parlai en effet; mais ce fut pour la remercier, et convenir avec elle de l'heure et des moyens de notre rendez-vous. Elle me dit que logée entre son mari et son Amant elle avait trouvé plus prudent d'aller chez Vressac, que de le recevoir dans son appartement; et que, puisque je logeais vis-à -vis d'elle, elle croyait plus sûr aussi de venir chez moi; qu'elle s'y rendrait aussitôt que sa Femme de chambre l'aurait laissée seule; que je n'avais qu'à tenir ma porte entrouverte, et l'attendre. Tout s'exécuta comme nous en étions convenus; et elle arriva chez moi vers une heure du matin ... dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil [Racine. Tragédie de Britannicus]. Comme je n'ai point de vanité, je ne m'arrête pas aux détails de la nuit mais vous me connaissez, et j'ai été content de moi. Au point du jour, il a fallu se séparer. C'est ici que l'intérêt commence. L'étourdie avait cru laisser sa porte entrouverte, nous la trouvâmes fermée, et la clef était restée en dedans vous n'avez pas d'idée de l'expression de désespoir avec laquelle la Vicomtesse me dit aussitôt " Ah! je suis perdue. " Il faut convenir qu'il eût été plaisant de la laisser dans cette situation mais pouvais-je souffrir qu'une femme fût perdue pour moi, sans l'être par moi? Et devais-je, comme le commun des hommes, me laisser maÃtriser par les circonstances? Il fallait donc trouver un moyen. Qu'eussiez-vous fait, ma belle amie? Voici ma conduite, et elle a réussi. J'eus bientôt reconnu que la porte en question pouvait s'enfoncer, en se permettant de faire beaucoup de bruit. J'obtins donc de la Vicomtesse, non sans peine, qu'elle jetterait des cris perçants et d'effroi, comme au voleur, à l'assassin, etc. Et nous convÃnmes qu'au premier cri, j'enfoncerais la porte, et qu'elle courrait à son lit. Vous ne sauriez croire combien il fallut de temps pour la décider, même après qu'elle eut consenti. Il fallut pourtant finir par là , et au premier coup de pied la porte céda. La Vicomtesse fit bien de ne pas perdre de temps; car au même instant, le Vicomte et Vressac furent dans le corridor; et la Femme de chambre accourut aussi à la chambre de sa MaÃtresse. J'étais seul de sang-froid, et j'en profitai pour aller éteindre une veilleuse qui brûlait encore et la renverser par terre; car jugez combien il eût été ridicule de feindre cette terreur panique, en ayant de la lumière dans sa chambre. Je querellai ensuite le mari et l'Amant sur leur sommeil léthargique, en les assurant que les cris auxquels j'étais accouru, et mes efforts pour enfoncer la porte, avaient duré au moins cinq minutes. La Vicomtesse qui avait retrouvé son courage dans son lit, me seconda assez bien, et jura ses grands Dieux qu'il y avait un voleur dans son appartement; elle protesta avec plus de sincérité que de la vie elle n'avait eu tant de peur. Nous cherchions partout et nous ne trouvions rien, lorsque je fis apercevoir la veilleuse renversée, et conclus que, sans doute, un rat avait causé le dommage et la frayeur; mon avis passa tout d'une voix, et après quelques plaisanteries rebattues sur les rats, le Vicomte s'en alla le premier regagner sa chambre et son lit, en priant sa femme d'avoir à l'avenir des rats plus tranquilles. Vressac, resté seul avec nous, s'approcha de la Vicomtesse pour lui dire tendrement que c'était une vengeance de l'Amour; à quoi elle répondit en me regardant " Il était donc bien en colère, car il s'est beaucoup vengé, mais, ajouta-t-elle, je suis rendue de fatigue et je veux dormir. " J'étais dans un moment de bonté; en conséquence, avant de nous séparer, je plaidai la cause de Vressac, et j'amenai le raccommodement. Les deux Amants s'embrassèrent, et je fus, à mon tour, embrassé par tous deux. Je ne me souciais plus des baisers de la Vicomtesse mais j'avoue que celui de Vressac me fit plaisir. Nous sortÃmes ensemble; et après avoir reçu ses longs remerciements, nous allâmes chacun nous remettre au lit. Si vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en demande pas le secret. A présent que je m'en suis amusé, il est juste que le Public ait son tour. Pour le moment, je ne parle que de l'histoire, peut-être bientôt en dirons-nous autant de l'héroïne? Adieu, il y a une heure que mon Chasseur attend; je ne prends plus que le moment de vous embrasser, et de vous recommander surtout de vous garder de Prévan. Du Château de ..., ce 13 septembre 17** LETTRE LXXII LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES REMISE SEULEMENT LE 14. Ô ma Cécile! que j'envie le sort de Valmont! demain il vous verra. C'est lui qui vous remettra cette Lettre; et moi, languissant loin de vous, je traÃnerai ma pénible existence entre les regrets et le malheur. Mon amie, ma tendre amie, plaignez-moi de mes maux; surtout plaignez-moi des vôtres; c'est contre eux que le courage m'abandonne. Qu'il m'est affreux de causer votre malheur! sans moi, vous seriez heureuse et tranquille. Me pardonnez-vous? dites! ah! dites que vous me pardonnez; dites-moi aussi que vous m'aimez, que vous m'aimerez toujours. J'ai besoin que vous me le répétiez. Ce n'est pas que j'en doute mais il me semble que plus on en est sûr, et plus il est doux de se l'entendre dire. Vous m'aimez, n'est-ce pas? oui, vous m'aimez de toute votre âme. Je n'oublie pas que c'est la dernière parole que je vous ai entendue prononcer. Comme je l'ai recueillie dans mon cÅ“ur! comme elle s'y est profondément gravée! et avec quels transports le mien y a répondu! Hélas! dans ce moment de bonheur, j'étais loin de prévoir le sort affreux qui nous attendait. Occupons-nous, ma Cécile, des moyens de l'adoucir. Si j'en crois mon ami il suffira, pour y parvenir, que vous preniez en lui une confiance qu'il mérite. J'ai été peiné, je l'avoue, de l'idée désavantageuse que vous paraissez avoir de lui. J'y ai reconnu les préventions de votre Maman c'était pour m'y soumettre que j'avais négligé, depuis quelque temps, cet homme vraiment aimable, qui aujourd'hui fait tout pour moi; qui enfin travaille à nous réunir, lorsque votre Maman nous a séparés. Je vous en conjure, ma chère amie, voyez-le d'un oeil plus favorable. Songez qu'il est mon ami, qu'il veut être le vôtre, qu'il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raisons ne vous ramènent pas, ma Cécile, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, vous ne m'aimez plus autant que vous m'aimiez. Ah! si jamais vous deviez m'aimer moins... Mais non, le cÅ“ur de ma Cécile est à moi; il y est pour la vie; et si j'ai à craindre les peines d'un amour malheureux, sa constance au moins me sauvera des tourments d'un amour trahi. Adieu, ma charmante amie; n'oubliez pas que je souffre, et qu'il ne tient qu'à vous de me rendre heureux, parfaitement heureux. Ecoutez le vÅ“u de mon cÅ“ur, et recevez les plus tendres baisers de l'amour. Paris, ce 11 septembre 17**. LETTRE LXXIII LE VICOMTE DE VALMONT A CECILE VOLANGES Jointe à la précédente. L'ami qui vous sert a su que vous n'aviez rien de ce qu'il vous fallait pour écrire, et il y a déjà pourvu. Vous trouverez dans l'antichambre de l'appartement que vous occupez, sous la grande armoire à main gauche, une provision de papier, de plumes et d'encre, qu'il renouvellera quand vous voudrez, et qu'il lui semble que vous pouvez laisser à cette même place si vous n'en trouvez pas de plus sûre. Il vous demande de ne pas vous offenser, s'il a l'air de ne faire aucune attention à vous dans le cercle, et de ne vous y regarder que comme un enfant. Cette conduite lui paraÃt nécessaire pour inspirer la sécurité dont il a besoin, et pouvoir travailler plus efficacement au bonheur de son ami et au vôtre. Il tâchera de faire naÃtre les occasions de vous parler, quand il aura quelque chose à vous apprendre ou à vous remettre; et il espère y parvenir, si vous mettez du zèle à le seconder. Il vous conseille aussi de lui rendre, à mesure, les Lettres que vous aurez reçues, afin de risquer moins de vous compromettre. Il finit par vous assurer que si vous voulez lui donner votre confiance, il mettra tous ses soins à adoucir la persécution qu'une mère trop cruelle fait éprouver à deux personnes, dont l'une est déjà son meilleur ami et l'autre lui paraÃt mériter l'intérêt le plus tendre. Du Château de ..., ce 14 septembre 17** LETTRE LXXIV LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Eh! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement? ce Prévan est donc bien redoutable? Mais voyez combien je suis simple et modeste! Je l'ai rencontré souvent, ce superbe vainqueur; à peine l'avais-je regardé! Il ne fallait pas moins que votre Lettre pour m'y faire faire attention. J'ai réparé mon injustice hier. Il était à l'Opéra, presque vis-à -vis de moi, et je m'en suis occupée. Il est joli au moins, mais très joli; des traits fins et délicats! il doit gagner à être vu de près. Et vous dites qu'il veut m'avoir! assurément il me fera honneur et plaisir. Sérieusement, j'en ai fantaisie, et je vous confie ici que j'ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles réussiront. Voilà le fait. Il était à deux pas de moi, à la sortie de l'Opéra, et j'ai donné, très haut, rendez-vous à la Marquise de *** pour souper le Vendredi chez la Maréchale. C'est, je crois, la seule maison où je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu'il m'ait entendue. Si l'ingrat allait n'y pas venir? Mais, dites-moi donc, croyez- vous qu'il vienne? Savez-vous que, s'il n'y vient pas, j'aurai de l'humeur toute la soirée? Vous voyez qu'il ne trouvera pas tant de difficulté à me suivre; et ce qui vous étonnera davantage, c'est qu'il en trouvera moins encore à me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux à me faire sa cour! Oh! je sauverai la vie à ces chevaux-là . Je n'aurai jamais la patience d'attendre si longtemps. Vous savez qu'il n'est pas dans mes principes de faire languir, quand une fois je suis décidée, et je le suis pour lui. Oh! ça, convenez qu'il y a plaisir à me parler raison! Votre avis important n'a-t-il pas un grand succès? Mais que voulez-vous? je végète depuis si longtemps! il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis une gaieté. Celle-là se présente; puis-je me la refuser? le sujet n'en vaut-il pas la peine? en est-il de plus agréable, dans quelque sens que vous preniez ce mot? Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre justice; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien! je m'établis juge entre vous deux mais d'abord, il faut s'instruire, et c'est ce que je veux faire. Je serai juge intègre, et vous serez pesés tous deux dans la même balance. Pour vous, j'ai déjà vos mémoires, et votre affaire est parfaitement instruite. N'est-il pas juste que je m'occupe à présent de votre adversaire? Allons, exécutez-vous de bonne grâce; et, pour commencer, apprenez-moi je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il est le héros. Vous m'en parlez, comme si je ne connaissais autre chose, et je n'en sais pas le premier mot. Apparemment elle se sera passée pendant mon voyage à Genève, et votre jalousie vous aura empêché de me l'écrire. Réparez cette faute au plus tôt; songez que rien de ce qui l'intéresse ne m'est étranger . Il me semble bien qu'on en parlait encore à mon retour mais j'étais occupée d'autre chose, et j'écoute rarement en ce genre tout ce qui n'est pas du jour ou de la veille. Quand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n'est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donnés pour vous? ne sont-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre Présidente, quand vos sottises vous en avaient éloigné? n'est-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains de quoi vous venger du zèle amer de Madame de Volanges? Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller chercher vos aventures. A présent vous les avez sous la main. L'amour, la haine, vous n'avez qu'à choisir, tout couche sous le même toit; et vous pouvez, doublant, votre existence, caresser d'une main et frapper de l'autre. C'est même encore à moi que vous devez l'aventure de la Vicomtesse. J'en suis assez contente mais, comme vous dites, il faut qu'on en parle car si l'occasion a pu vous engager, comme je le conçois, à préférer pour le moment le mystère à l'éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritait pas un procédé si honnête. J'ai d'ailleurs à m'en plaindre. Le Chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrais; et par beaucoup de raisons, je serai bien aise d'avoir un prétexte pour rompre avec elle or, il n'en est pas de plus commode, que d'avoir à dire On ne peut plus voir cette femme-là . Adieu, Vicomte; songez que, placé où vous êtes, le temps est précieux je vais employer le mien à m'occuper du bonheur de Prévan. Paris, ce 15 septembre l7**. LETTRE LXXV Nota Dans cette Lettre, Cécile Volanges rend compte avec le plus grand détail de tout ce qui est relatif à elle dans les événements que le Lecteur a vus Lettre LIX et suivantes. On a cru devoir supprimer cette répétition. Elle parle enfin du Vicomte de Valmont, et elle exprime ainsi CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY Je t'assure que c'est un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal; mais le Chevalier Danceny en dit beaucoup de bien, et je crois que c'est lui qui a raison. Je n'ai jamais vu d'homme aussi adroit. Quand il m'a rendu la Lettre de Danceny, c'était au milieu de tout le monde, et personne n'en a rien vu; il est vrai que j'ai eu bien peur parce que je n'étais prévenue de rien mais à présent je m'y attendrai. J'ai déjà fort bien compris comment il voulait que je fisse pour lui remettre ma Réponse. Il est bien facile de s'entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu'il veut. Je ne sais pas comment il fait il me disait dans le billet dont je t'ai parlé qu'il n'aurait pas l'air de s'occuper de moi devant Maman en effet, on dirait toujours qu'il n'y songe pas; et pourtant toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite. Il y a ici une bonne amie de Maman, que je ne connaissais pas, qui a aussi l'air de ne guère aimer M. de Valmont, quoiqu'il ait bien des attentions pour elle. J'ai peur qu'il ne s'ennuie bientôt de la vie qu'on mène ici, et qu'il ne s'en retourne à Paris; cela serait bien fâcheux. Il faut qu'il ait bien bon cÅ“ur d'être venu exprès pour rendre service à son ami et à moi! Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance, mais je ne sais comment faire pour lui parler; et quand j'en trouverais l'occasion, je serais si honteuse, que je ne saurais peut-être que lui dire. Il n'y a que Madame de Merteuil avec qui je parle librement, quand je parle de mon amour. Peut-être même qu'avec toi, à qui je dis tout, si c'était en causant, je serais embarrassée. Avec Danceny lui-même, j'ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m'empêchait de lui dire tout ce que je pensais. Je me le reproche bien à présent, et je donnerais tout au monde pour trouver le moment de lui dire une fois, une seule fois, combien je l'aime. M. de Valmont lui a promis que, si je me laissais conduire, il nous procurerait l'occasion de nous revoir. Je ferai bien assez ce qu'il voudra; mais je ne peux pas concevoir que cela soit possible. Adieu, ma bonne amie, je n'ai plus de place [Mademoiselle de Volanges ayant, peu de temps après, changé de confidente, comme on le verra par la suite de ces Lettres, on ne trouvera plus dans ce Recueil aucune de celles qu'elle a continué d'écrire à son amie du Couvent, elles n'apprendraient rien au Lecteur]. Du Château de ..., ce 14 septembre 17** LETTRE LXXVI LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Ou votre Lettre est un persiflage, que je n'ai pas compris; ou vous étiez, en me l'écrivant, dans un délire très dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie, je serais vraiment très effrayé; et quoi que vous en puissiez dire, je ne m'effraierais pas trop facilement. J'ai beau vous lire et vous relire, je n'en suis pas plus avancé; car, de prendre votre Lettre dans le sens naturel qu'elle présente, il n'y a pas moyen. Qu'avez- vous donc voulu dire? Est-ce seulement qu'il était inutile de se donner tant de soins contre un ennemi si peu redoutable? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan est réellement aimable; il l'est plus que vous ne le croyez; il a surtout le talent très utile d'occuper beaucoup de son amour, par l'adresse qu'il a d'en parler dans le cercle, et devant tout le monde, en se servant de la première conversation qu'il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du piège d'y répondre, parce que toutes ayant des prétentions à la finesse, aucune ne veut perdre l'occasion d'en montrer. Or, vous savez assez que femme qui consent à parler d'amour, finit bientôt par en prendre, ou au moins par se conduire comme si elle en avait. Il gagne encore à cette méthode, qu'il a réellement perfectionnée, d'appeler souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur défaite; et cela, je vous en parle pour l'avoir vu. Je n'étais dans le secret que de la seconde main; car jamais je n'ai été lié avec Prévan mais enfin nous y étions six et la Comtesse de P***, tout en se croyant bien fine, et ayant l'air en effet, pour tout ce qui n'était pas instruit, de tenir une conversation générale, nous raconta dans le plus grand détail, et comme quoi elle s'était rendue à Prévan, et tout ce qui s'était passé entre eux. Elle faisait ce récit avec une telle sécurité, qu'elle ne fut pas même troublée par un fou rire qui nous prit à tous six en même temps; et je me souviendrai toujours qu'un de nous ayant voulu, pour s'excuser, feindre de douter de ce qu'elle disait, ou plutôt de ce qu'elle avait l'air de dire, elle répondit gravement qu'à coup sûr nous n'étions aucun aussi bien instruits qu'elle; et elle ne craignit pas même de s'adresser à Prévan, pour lui demander si elle s'était trompée d'un mot. J'ai donc pu croire cet homme dangereux pour tout le monde mais pour vous, Marquise, ne suffisait-il pas qu'il fût joli, très joli , comme vous le dites vous-même? ou qu'il vous fÃt une de ces attaques, que vous vous plaisiez quelquefois à récompenser, sans autre motif que de les trouver bien faites ? ou que vous eussiez trouvé plaisant de vous rendre par une raison quelconque? ou que sais-je? puis-je deviner les mille caprices qui gouvernent la tête d'une femme, et par qui seuls vous tenez encore à votre sexe? A présent que vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc à mon texte; qu'avez-vous voulu dire? Si ce n'est qu'un persiflage sur Prévan, outre qu'il est bien long, ce n'était pas vis-à -vis de moi qu'il était utile; c'est dans le monde qu'il faut lui donner quelque bon ridicule, et je vous renouvelle ma prière à ce sujet. Ah! je crois tenir le mot de l'énigme! votre Lettre est une prophétie, non de ce que vous ferez, mais de ce qu'il vous croira prête à faire au moment de la chute que vous lui préparez. J'approuve assez ce projet; il exige pourtant de grands ménagements. Vous savez comme moi que, pour l'effet public, avoir un homme ou recevoir ses soins, est absolument la même chose, à moins que cet homme ne soit un sot; et Prévan ne l'est pas, à beaucoup près. S'il peut gagner seulement une apparence, il se vantera, et tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants auront l'air d'y croire quelles seront vos ressources? Tenez, j'ai peur. Ce n'est pas que je doute de votre adresse mais ce sont les bons nageurs qui se noient. Je ne me crois pas plus bête qu'un autre; des moyens de déshonorer une femme, j'en ai trouvé cent, j'en ai trouvé mille mais quand je me suis occupé de chercher comment elle pourrait s'en sauver, je n'en ai jamais vu la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite est un chef-d'Å“uvre, cent fois j'ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué. Mais après tout, je cherche peut-être une raison à ce qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n'est, à coup sûr, qu'une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi! Hé bien! soit; mais dépêchez-vous, et parlons d'autre chose. D'autre chose! je me trompe, c'est toujours de la même; toujours des femmes à avoir ou à perdre, et souvent tous les deux. J'ai ici, comme vous l'avez fort bien remarqué, de quoi m'exercer dans les deux genres, mais non pas avec la même facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l'amour. La petite Volanges est rendue, j'en réponds; elle ne dépend plus que de l'occasion, et je me charge de la faire naÃtre. Mais il n'en est pas de même de Madame de Tourvel cette femme est désolante, je ne la conçois pas; j'ai cent preuves de son amour, mais j'en ai mille de sa résistance; et en vérité, je crains qu'elle ne m'échappe. Le premier effet qu'avait produit mon retour me faisait espérer davantage. Vous devinez que je voulais en juger par moi-même; et pour m'assurer de voir les premiers mouvements, je ne m'étais fait précéder par personne, et j'avais calculé ma route pour arriver pendant qu'on serait à table. En effet, je tombai des nues, comme une Divinité d'Opéra qui vient faire un dénouement. Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je pus voir du même coup d'oeil la joie de ma vieille tante, le dépit de Madame de Volanges, et le plaisir décontenancé de sa fille. Ma Belle, par la place qu'elle occupait, tournait le dos à la porte. Occupée dans ce moment à couper quelque chose, elle ne tourna seulement pas la tête mais j'adressai la parole à Madame de Rosemonde; et au premier mot, la sensible Dévote ayant reconnu ma voix, il lui échappa un cri dans lequel je crus reconnaÃtre plus d'amour que de surprise et d'effroi. Je m'étais alors assez avancé pour voir sa figure le tumulte de son âme, le combat de ses idées et de ses sentiments, s'y peignirent de vingt façons différentes. Je me mis à table à côté d'elle; elle ne savait exactement rien de ce qu'elle faisait ni de ce qu'elle disait. Elle essaya de continuer de manger; il n'y eut pas moyen enfin, moins d'un quart d'heure après, son embarras et son plaisir devenant plus forts qu'elle, elle n'imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table, et elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d'avoir besoin de prendre l'air. Madame de Volanges voulut l'accompagner; la tendre Prude ne le permit pas trop heureuse, sans doute, de trouver un prétexte pour être seule, et se livrer sans contrainte à la douce émotion de son cÅ“ur. J'abrégeai le dÃner le plus qu'il me fut possible. A peine avait-on servi le dessert, que l'infernale Volanges, pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade mais j'avais prévu ce projet, et je le traversai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général; et m'étant levé en même temps, la petite Volanges et le Curé du lieu se laissèrent entraÃner par ce double exemple; en sorte que Madame de Rosemonde se trouva seule à table avec le vieux Commandeur de T. , et tous deux prirent aussi le parti d'en sortir. Nous allâmes donc tous rejoindre ma Belle, que nous trouvâmes dans le bosquet près du Château; et comme elle avait besoin de solitude et non de promenade, elle aima autant revenir avec nous, que nous faire rester avec elle. Dès que je fus assuré que Madame de Volanges n'aurait pas l'occasion de lui parler seule, je songeai à exécuter vos ordres, et je m'occupai des intérêts de votre pupille. Aussitôt après le café, je montai chez moi, et j'entrai aussi chez les autres, pour reconnaÃtre le terrain; je fis mes dispositions pour assurer la correspondance de la petite; et après ce premier bienfait, j'écrivis un mot pour l'en instruire et lui demander sa confiance; je joignis mon billet à la Lettre de Danceny. Je revins au salon. J'y trouvai ma Belle établie sur une chaise longue dans un abandon délicieux. Ce spectacle, en éveillant mes désirs, anima mes regards; je sentis qu'ils devaient être tendres et pressants, et je me plaçai de manière à pouvoir en faire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes de la céleste Prude. Je considérai quelque temps cette figure angélique; puis, parcourant toute sa personne je m'amusais à deviner les contours et les formes à travers un vêtement léger, mais toujours importun. Après être descendu de la tête aux pieds, je remontais des pieds à la tête. Ma belle amie, le doux regard était fixé sur moi; sur-le-champ il se baissa de nouveau, mais voulant en favoriser le retour, je détournai mes yeux. Alors s'établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l'amour timide, qui, pour satisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu'ils se confondent. Persuadé que ce nouveau plaisir occupait ma Belle tout entière, je me chargeai de veiller à notre commune sûreté mais après m'être assuré qu'une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d'obtenir de ses yeux qu'ils parlassent franchement leur langage. Pour cela je surpris d'abord quelques regards; mais avec tant de réserve, que la modestie n'en pouvait être alarmée; et pour mettre la timide personne plus à son aise, je paraissais moi-même aussi embarrassé qu'elle. Peu à peu nos yeux, accoutumés à se rencontrer, se fixèrent plus longtemps; enfin ils ne se quittèrent plus, et j'aperçus dans les siens cette douce langueur, signal heureux de l'amour et du désir; mais ce ne fut qu'un moment; et bientôt revenue à elle-même, elle changea, non sans quelque honte, son maintien et son regard. Ne voulant pas qu'elle pût douter que j'eusse remarqué ses divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec l'air de l'effroi, si elle se trouvait mal. Aussitôt tout le monde vint l'entourer. Je les laissai tous passer devant moi; et comme la petite Volanges, qui travaillait à la tapisserie auprès d'une fenêtre, eut besoin de quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce moment pour lui remettre la Lettre de Danceny. J'étais un peu loin d'elle; je jetai l'EpÃtre sur ses genoux. Elle ne savait en vérité qu'en faire. Vous auriez trop ri de son air de surprise et d'embarras; pourtant, je ne riais point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous trahÃt. Mais un coup d'oeil et un geste fortement prononcés lui firent enfin comprendre qu'il fallait mettre le paquet dans sa poche. Le reste de la journée n'eut rien d'intéressant. Ce qui s'est passé depuis amènera peut-être des événements dont vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille; mais il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu'à les raconter. Voilà d'ailleurs la huitième page que j'écris, et j'en suis fatigué; ainsi, adieu. Vous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la petite a répondu à Danceny [Cette Lettre ne s'est pas retrouvée]. J'ai eu aussi une Réponse de ma Belle, à qui j'avais écrit le lendemain de mon arrivée. Je vous envoie les deux Lettres. Vous les lirez ou vous ne les lirez pas car ce perpétuel rabâchage, qui déjà ne m'amuse pas trop, doit être bien insipide, pour toute personne désintéressée. Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup; mais je vous en prie, si vous me reparlez de Prévan, faites en sorte que je vous entende. Du Château de ..., ce 17 septembre 17** LETTRE LXXVII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL D'où peut venir, Madame, le soin cruel que vous mettez à me fuir? comment se peut-il que l'empressement le plus tendre de ma part n'obtienne de la vôtre que des procédés qu'on se permettrait à peine envers l'homme dont on aurait le plus à se plaindre? Quoi! l'amour me ramène à vos pieds; et quand un heureux hasard me place à côté de vous, vous aimez mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir à rester près de moi! Combien de fois hier n'avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d'un regard? et si un seul instant j'ai pu y voir moins de sévérité, ce moment a été si court qu'il semble que vous ayez voulu moins m'en faire jouir que me faire sentir ce que je perdais à en être privé. Ce n'est là , j'ose le dire, ni le traitement que mérite l'amour, ni celui que peut se permettre l'amitié; et toutefois, de ces deux sentiments, vous savez si l'un m'anime, et j'étais, ce me semble, autorisé à croire que vous ne vous refusiez pas à l'autre. Cette amitié précieuse, dont sans doute vous m'avez cru digne, puisque vous avez bien voulu me l'offrir, qu'ai-je donc fait pour l'avoir perdue depuis? me serais-je nui par ma confiance, et me puniriez-vous de ma franchise? ne craignez-vous pas au moins d'abuser de l'une et de l'autre? En effet, n'est-ce pas dans le sein de mon amie, que j'ai déposé le secret de mon cÅ“ur? n'est-ce pas vis-à -vis d'elle seule, que j'ai pu me croire obligé de refuser des conditions qu'il me suffisait d'accepter, pour me donner la facilité de ne les pas tenir, et peut-être celle d'en abuser utilement? Voudriez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer à croire qu'il n'eût fallu que vous tromper pour obtenir plus d'indulgence? Je ne me repens point d'une conduite que je vous devais, que je me devais à moi-même; mais par quelle fatalité, chaque action louable devient-elle pour moi le signal d'un malheur nouveau? C'est après avoir donné lieu au seul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j'ai eu, pour la première fois, à gémir du malheur de vous avoir déplu. C'est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite, en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi, m'ôter ce faible dédommagement d'un sacrifice que vous aviez exigé, et me ravir jusqu'à l'amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C'est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité que l'intérêt même de cet amour n'a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd'hui comme un séducteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie. Ne vous lasserez-vous donc jamais d'être injuste? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter à tant de sévérité, et ne refusez pas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive; quand je m'engage à les exécuter, est-ce trop prétendre que de demander à les connaÃtre? De ..., ce 15 septembre 17** LETTRE LXXVIII LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Vous paraissez, Monsieur, surpris de ma conduite, et peu s'en faut même que vous ne m'en demandiez compte, comme ayant le droit de la blâmer. J'avoue que je me serais crue plus autorisée que vous à m'étonner et à me plaindre; mais depuis le refus contenu dans votre dernière réponse, j'ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laisse plus lieu aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des éclaircissements, et que, grâces au Ciel, je ne sens rien en moi qui puisse m'empêcher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous. Qui lirait vos Lettres me croirait injuste ou bizarre. Je crois mériter que personne n'ait cette idée de moi; il me semble surtout que vous étiez moins qu'un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu'en nécessitant ma justification vous me forciez à rappeler tout ce qui s'est passé entre nous. Apparemment vous avez cru n'avoir qu'à gagner à cet examen comme, de mon côté, je ne crois pas avoir à y perdre, au moins à vos yeux, je ne crains pas de m'y livrer. Peut-être est-ce, en effet, le seul moyen de connaÃtre qui de nous deux a le droit de se plaindre de l'autre. A compter, Monsieur, du jour de votre arrivée dans ce Château, vous avouerez, je crois, qu'au moins votre réputation m'autorisait à user de quelque réserve avec vous, et que j'aurais pu, sans craindre d'être taxée d'un excès de pruderie, m'en tenir aux seules expressions de la politesse la plus froide. Vous-même m'eussiez traitée avec indulgence, et vous eussiez trouvé simple qu'une femme aussi peu formée n'eût pas même le mérite nécessaire pour apprécier le vôtre. C'était sûrement là le parti de la prudence; et il m'eût d'autant moins coûté à suivre, que je ne vous cacherai pas que, quand Madame de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j'eus besoin de me rappeler mon amitié pour elle, et celle qu'elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait. Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d'abord sous un aspect plus favorable que je ne l'avais imaginé; mais vous conviendrez à votre tour qu'il a bien peu duré, et que vous vous êtes bientôt lassé d'une contrainte, dont apparemment vous ne vous êtes pas cru suffisamment dédommagé par l'idée avantageuse qu'elle m'avait fait prendre de vous. C'est alors qu'abusant de ma bonne foi, de ma sécurité, vous n'avez pas craint de m'entretenir d'un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse offensée; et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu'à aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier, en vous offrant l'occasion de les réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste que vous-même ne crûtes pas devoir vous y refuser mais vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profitâtes pour me demander une permission, que, sans doute, je n'aurais pas dû accorder, et que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mises, vous n'en avez tenu aucune; et votre correspondance a été telle, que chacune de vos Lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. C'est dans le moment même où votre obstination me forçait à vous éloigner de moi que, par une condescendance peut-être blâmable, j'ai tenté le seul moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher mais de quel prix est à vos yeux un sentiment honnête? Vous méprisez l'amitié; et dans votre folle ivresse, comptant pour rien les malheurs et la honte, vous ne cherchez que des plaisirs et des victimes. Aussi léger dans vos démarches qu'inconséquent dans vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt vous vous faites un jeu de les violer, et après avoir consenti à vous éloigner de moi, vous revenez ici sans y être rappelé; sans égard pour mes prières, pour mes raisons, sans avoir même l'attention de m'en prévenir, vous n'avez pas craint de m'exposer à une surprise dont l'effet, quoique bien simple assurément, aurait pu être interprété défavorablement pour moi, par les personnes qui nous entouraient. Ce moment d'embarras que vous aviez fait naÃtre, loin de chercher à en distraire, ou à le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins à l'augmenter encore. A table, vous choisissez précisément votre place à côté de la mienne une légère indisposition me force d'en sortir avant les autres; et au lieu de respecter ma solitude, vous engagez tout le monde à venir la troubler. Rentrée au salon, si je fais un pas, je vous trouve à côté de moi; si je dis une parole, c'est toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait même me compromettre car enfin, Monsieur, quelque adresse que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent aussi le comprendre. Forcée ainsi par vous à l'immobilité et au silence, vous n'en continuez pas moins de me poursuivre; je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards; et par une inconséquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j'aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens. Et vous vous plaignez de mes procédés! et vous vous étonnez de mon empressement à vous fuir! Ah! blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l'aurais dû peut-être, et vous me forcerez à ce parti violent mais nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nÅ“uds que j'ai formés, que je respecte et que je chéris; et je vous prie de croire que, si jamais je me trouvais réduite à ce choix malheureux de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne balancerais pas un instant. Adieu, Monsieur. De ..., ce 16 septembre l7**. LETTRE LXXIX LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Je comptais aller à la chasse ce matin mais il fait un temps détestable. Je n'ai pour toute lecture qu'un Roman nouveau, qui ennuierait même une Pensionnaire. On déjeunera au plus tôt dans deux heures ainsi malgré ma longue Lettre d'hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très joli Prévan . Comment n'avez-vous pas su sa fameuse aventure, celle qui a séparé les inséparables . Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque vous la désirez. Vous vous souvenez que tout Paris s'étonnait que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes talents, et pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent intimement liées entre elles depuis le moment de leur entrée dans le monde. On crut d'abord en trouver la raison dans leur extrême timidité mais bientôt, entourées d'une cour nombreuse dont elles partageaient les hommages, et éclairées sur leur valeur par l'empressement et les soins dont elles étaient l'objet, leur union n'en devint pourtant que plus forte; et l'on eût dit que le triomphe de l'une était toujours celui des deux autres. On espérait au moins que le moment de l'amour amènerait quelque rivalité. Nos agréables se disputaient l'honneur d'être la pomme de discorde; et moi-même, je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la Comtesse de ... s'éleva dans ce même temps, m'eût permis de lui être infidèle avant d'avoir obtenu l'agrément que je demandais. Cependant nos trois Beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert; et loin qu'il excitât les orages qu'on s'en était promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéressante, par le charme des confidences. La foule des prétendants malheureux se joignit alors à celle des femmes jalouses, et la scandaleuse constance fut soumise à la censure publique. Les uns prétendaient que dans cette société des inséparables ainsi la nommait-on alors, la loi fondamentale était la communauté de biens, et que l'amour même y était soumis; d'autres assuraient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne l'étaient pas de rivales on alla même jusqu'à dire qu'ils n'avaient été admis que par décence, et n'avaient obtenu qu'un titre sans fonction. Ces bruits, vrais ou faux, n'eurent pas l'effet qu'on s'en était promis. Les trois couples, au contraire, sentirent qu'ils étaient perdus s'ils se séparaient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête à l'orage. Le public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d'une satire infructueuse. Emporté par sa légèreté naturelle, il s'occupa d'autres objets puis, revenant à celui-ci avec son inconséquence ordinaire, il changea la critique en éloge. Comme ici tout est de mode, l'enthousiasme gagna; il devenait un vrai délire, lorsque Prévan entreprit de vérifier ces prodiges, et de fixer sur eux l'opinion publique et la sienne. Il rechercha donc ces modèles de perfection. Admis facilement dans leur société, il en tira un favorable augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas d'un accès si facile. Il vit bientôt, en effet, que ce bonheur si vanté était, comme celui des Rois, plus envié que désirable. Il remarqua que, parmi ces prétendus inséparables, on commençait à rechercher les plaisirs du dehors, qu'on s'y occupait même de distraction; et il en conclut que les liens d'amour ou d'amitié étaient déjà relâchés ou rompus, et que ceux de l'amour- propre et de l'habitude conservaient seuls quelque force. Cependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles l'apparence de la même intimité mais les hommes, plus libres dans leurs démarches, retrouvaient des devoirs à remplir ou des affaires à suivre; ils s'en plaignaient encore, mais ne s'en dispensaient plus, et rarement les soirées étaient complètes. Cette conduite de leur part fut profitable à l'assidu Prévan, qui, placé naturellement auprès de la délaissée du jour, trouvait à offrir alternativement, et selon les circonstances, le même hommage aux trois amies. Il sentit facilement que faire un choix entre elles, c'était se perdre; que la fausse honte de se trouver la première infidèle effaroucherait la préférée; que la vanité blessée des deux autres les rendrait ennemies du nouvel Amant, et qu'elles ne manqueraient pas de déployer contre lui la sévérité des grands principes; enfin, que la jalousie ramènerait à coup sûr les soins d'un rival qui pouvait être encore à craindre. Tout fût devenu obstacle; tout devenait facile dans son triple projet; chaque femme était indulgente, parce qu'elle y était intéressée, chaque homme, parce qu'il croyait ne pas l'être. Prévan, qui n'avait alors qu'une seule femme à sacrifier, fut assez heureux pour qu'elle prÃt de la célébrité. Sa qualité d'étrangère et l'hommage d'un grand Prince assez adroitement, refusé avaient fixé sur elle l'attention de la Cour et de la Ville; son Amant en partageait l'honneur, et en profita auprès de ses nouvelles MaÃtresses. La seule difficulté était de mener de front ces trois intrigues, dont la marche devait forcément se régler sur la plus tardive; en effet, je tiens d'un de ses confidents que sa plus grande peine fut d'en arrêter une, qui se trouva prête à éclore près de quinze jours avant les autres. Enfin le grand jour arriva. Prévan, qui avait obtenu les trois aveux, se trouvait déjà maÃtre des démarches, et les régla comme vous allez voir. Des trois maris, l'un était absent, l'autre partait le lendemain au point du jour, le troisième était à la Ville. Les inséparables amies devaient souper chez la veuve future; mais le nouveau MaÃtre n'avait pas permis que les anciens Serviteurs y fussent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des Lettres de sa Belle, il accompagne l'un du portrait qu'il avait reçu d'elle le second d'un chiffre amoureux qu'elle-même avait peint, le troisième d'une boucle de ses cheveux; chacune reçut pour complet ce tiers de sacrifice, et consentit, en échange, à envoyer à l'Amant disgracié une Lettre éclatante de rupture. C'était beaucoup; ce n'était pas assez. Celle dont le mari était à la Ville ne pouvait disposer que de la journée; il fut convenu qu'une feinte indisposition la dispenserait d'aller souper chez son amie, et que la soirée serait toute à Prévan la nuit fut accordée par celle dont le mari fut absent et le point du jour, moment du départ du troisième époux, fut marqué par la dernière, pour l'heure du Berger. Prévan qui ne néglige rien, court ensuite chez la belle étrangère, y porte et y fait naÃtre l'humeur dont il avait besoin, et n'en sort qu'après avoir établi une querelle qui lui assure vingt-quatre heures de liberté. Ses dispositions ainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos; d'autres affaires l'y attendaient. Les Lettres de rupture avaient été un coup de lumière pour les Amants disgraciés chacun d'eux ne pouvait douter qu'il n'eût été sacrifié à Prévan; et le dépit d'avoir été joué, se joignant à l'humeur que donne presque toujours la petite humiliation d'être quitté, tous trois, sans se communiquer, mais comme de concert, avaient résolu d'en avoir raison, et pris le parti de la demander à leur fortuné rival. Celui-ci trouva donc chez lui les trois cartels; il les accepta loyalement mais ne voulant perdre ni les plaisirs, ni l'éclat de cette aventure, il fixa les rendez- vous au lendemain matin, et les assigna tous les trois au même lieu et à la même heure. Ce fut à une des portes du bois de Boulogne. Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès égal; au moins s'est-il vanté depuis que chacune de ses nouvelles MaÃtresses avait reçu trois fois le gage et le serment de son amour. Ici, comme vous le jugez bien, les preuves manquent à l'histoire; tout ce que peut faire l'Historien impartial, c'est de faire remarquer au Lecteur incrédule que la vanité et l'imagination exaltées peuvent enfanter des prodiges, et de plus, que la matinée qui devait suivre une si brillante nuit, paraissait devoir dispenser de ménagement pour l'avenir. Quoi qu'il en soit, les faits suivants ont plus de certitude. Prévan se rendit exactement au rendez-vous qu'il avait indiqué; il y trouva ses trois rivaux, un peu surpris de leur rencontre, et peut-être chacun d'eux déjà consolé en partie, en se voyant des compagnons d'infortune. Il les aborda d'un air affable et cavalier, et leur tint ce discours, qu'on m'a rendu fidèlement " Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassemblés ici, vous avez deviné sans doute que vous aviez tous trois le même sujet de plainte contre moi. Je suis prêt à vous rendre raison. Que le sort décide, entre vous, qui des trois tentera le premier une vengeance à laquelle vous avez tous un droit égal. Je n'ai amené ici ni second, ni témoins. Je n'en ai point pris pour l'offense; je n'en demande point pour la réparation. " Puis cédant à son caractère joueur " Je sais, ajouta-t-il, qu'on gagne rarement le sept et le va ; mais quel que soit le sort qui m'attend, on a toujours assez vécu, quand on a eu le temps d'acquérir l'amour des femmes et l'estime des hommes. " Pendant que ses adversaires étonnés se regardaient en silence, et que leur délicatesse calculait peut-être que ce triple combat ne laissait pas la partie égale, Prévan reprit la parole " Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m'a cruellement fatigué. Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes forces. J'ai donné mes ordres pour qu'on tÃnt ici un déjeuner prêt; faites-moi l'honneur de l'accepter. Déjeunons ensemble, et surtout déjeunons gaiement. On peut se battre pour de semblables bagatelles; mais elles ne doivent pas, je crois, altérer notre humeur. " Le déjeuner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut plus aimable. Il eut l'adresse de n'humilier aucun de ses rivaux; de leur persuader que tous eussent eu facilement les mêmes succès, et surtout de les faire convenir qu'ils n'en eussent pas plus que lui laissé échapper l'occasion. Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeait de soi-même. Aussi le déjeuner n'était-il pas fini, qu'on y avait déjà répété dix fois que de pareilles femmes ne méritaient pas que d'honnêtes gens se battissent pour elles. Cette idée amena la cordialité; le vin la fortifia; si bien que peu de moments après, ce ne fut pas assez de n'avoir plus de rancune, on se jura amitié sans réserve. Prévan, qui sans doute aimait bien autant ce dénouement que l'autre, ne voulait pourtant y rien perdre de sa célébrité. En conséquence, pliant adroitement ses projets aux circonstances " En effet, dit-il aux trois offensés, ce n'est pas de moi, mais de vos infidèles MaÃtresses que vous avez à vous venger. Je vous en offre l'occasion. Déjà je ressens, comme vous-mêmes, une injure que bien tôt je partagerai car si chacun de vous n'a pu parvenir à en fixer une seule, puis-je espérer de les fixer toutes trois? Votre querelle devient la mienne. Acceptez pour ce soir un souper dans ma petite maison, et j'espère ne pas différer plus long temps votre vengeance. " On voulut le faire expliquer mais lui, avec ce ton de supériorité que la circonstance l'autorisait à prendre " Messieurs, répondit-il, je crois vous avoir prouvé que j'avais quelque esprit de conduite; reposez-vous sur moi. " Tous consentirent; et après avoir embrassé leur nouvel ami, ils se séparèrent jusqu'au soir, en attendant l'effet de ses promesses. Celui-ci, sans perdre de temps, retourne à Paris, et va, suivant l'usage, visiter ses nouvelles conquêtes. Il obtint de toutes trois qu'elles viendraient le soir même souper en tête-à -tête à sa petite maison. Deux d'entre elles firent bien quelques difficultés, mais que reste-t-il à refuser le lendemain? Il donna le rendez-vous à une heure de distance, temps nécessaire à ses projets. Après ces préparatifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjurés, et tous quatre allèrent gaiement attendre leurs victimes. On entend arriver la première. Prévan se présente seul, la reçoit avec l'air de l'empressement, la conduit jusque dans le sanctuaire dont elle se croyait la Divinité; puis, disparaissant sur un léger prétexte, il se fait remplacer aussitôt par l'Amant outragé. Vous jugez que la confusion d'une femme qui n'a point encore l'usage des aventures rendait, en ce moment, le triomphe bien facile tout reproche qui ne fut pas fait fut compté pour une grâce; et l'esclave fugitive, livrée de nouveau à son ancien maÃtre, fut trop heureuse de pouvoir espérer son pardon, en reprenant sa première chaÃne. Le traité de paix se ratifia dans un lieu plus solitaire, et la scène, restée vide, fut alternativement remplie par les autres Acteurs, à peu près de la même manière, et surtout avec le même dénouement. Chacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur étonnement et leur embarras augmentèrent, quand, au moment du souper, les trois couples se réunirent; mais la confusion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu de tous, eut la cruauté de faire aux trois infidèles des excuses, qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu'à quel point elles avaient été jouées. Cependant on se mit à table, et peu après la contenance revint les hommes se livrèrent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans le cÅ“ur; mais les propos n'en étaient pas moins tendres la gaieté éveilla le désir, qui, à son tour, lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jusqu'au matin; et quand on se sépara, les femmes durent se croire pardonnées mais les hommes, qui avaient conservé leur ressentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n'eut point de retour; et non contents de quitter leurs légères MaÃtresses, ils achevèrent leur vengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d'elles est au Couvent, et les deux autres languissent exilées dans leurs Terres. Voilà l'histoire de Prévan; c'est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire, et vous atteler à son char de triomphe. Votre Lettre m'a vraiment donné de l'inquiétude, et j'attends avec impatience une réponse plus sage et plus claire à la dernière que je vous ai écrite. Adieu, ma belle amie, méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. Songez que, dans la carrière que vous courez, l'esprit ne suffit pas, qu'une seule imprudence y devient un mal sans remède. Souffrez enfin que la prudente amitié soit quelquefois le guide de vos plaisirs. Adieu. Je vous aime pourtant comme si vous étiez raisonnable. De ..., ce 18 septembre 17** LETTRE LXXX LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES Cécile, ma chère Cécile, quand viendra le temps de nous revoir? qui m'apprendra à vivre loin de vous? qui m'en donnera la force et le courage? Jamais, non, jamais, je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour ajoute à mon malheur et n'y point voir de terme! Valmont qui m'avait promis des secours, des consolations, Valmont me néglige, et peut-être m'oublie. Il est auprès de ce qu'il aime; il ne sait plus ce qu'on souffre quand on en est éloigné. En me faisant passer votre dernière Lettre, il ne m'a point écrit. C'est lui pourtant qui doit m'apprendre quand je pourrai vous voir et par quel moyen. N'a-t-il donc rien à me dire? Vous-même, vous ne m'en parlez pas, serait-ce que vous n'en partagez plus le désir? Ah! Cécile, Cécile, je suis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais mais cet amour, qui fait le charme de ma vie, en devient le tourment. Non, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie, il le faut, ne fût-ce qu'un moment. Quand je me lève, je me dis; " Je ne la verrai pas. " Je me couche en disant " Je ne l'ai point vue. " Les journées si longues n'ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir; et tous ces maux me viennent d'où j'attendais tous mes plaisirs! Ajoutez à ces peines mortelles mon inquiétude sur les vôtres, et vous aurez une idée de ma situation. Je pense à vous sans cesse, et n'y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée, malheureuse, je souffre de tous vos chagrins; si je vous vois tranquille et consolée, ce sont les miens qui redoublent. Partout je trouve le malheur. Ah! qu'il n'en était pas ainsi, quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors était plaisir. La certitude de vous voir embellissait même les moments de l'absence; le temps qu'il fallait passer loin de vous m'approchait de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en faisais ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de vous; si je cultivais quelque talent, j'espérais vous plaire davantage. Lors même que les distractions du monde m'emportaient loin de vous, je n'en étais point séparé. Au Spectacle, je cherchais à deviner ce qui vous aurait plu; un concert me rappelait vos talents et nos si douces occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus légère ressemblance. Je vous comparais à tout; partout vous aviez l'avantage. Chaque moment du jour était marqué par un hommage nouveau, et chaque soir j'en apportais le tribut à vos pieds. A présent, que me reste-t-il? des regrets douloureux, des privations éternelles, et un léger espoir que le silence de Valmont diminue, que le vôtre change en inquiétude. Dix lieues seulement nous séparent, et cet espace si facile à franchir devient pour moi seul un obstacle insurmontable! et quand, pour m'aider à le vaincre, j'implore mon ami, ma MaÃtresse, tous deux restent froids et tranquilles! Loin de me secourir, ils ne me répondent même pas. Qu'est donc devenue l'amitié active de Valmont? que sont devenus, surtout, vos sentiments si tendres, et qui vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de nous voir tous les jours? Quelquefois, je m'en souviens, sans cesser d'en avoir le désir, je me trouvais forcé de le sacrifier à des considérations, à des devoirs; que ne me disiez-vous pas alors? par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes raisons! Et qu'il vous en souvienne, ma Cécile, toujours mes raisons cédaient à vos désirs. Je ne m'en fais point un mérite! je n'avais pas même celui du sacrifice. Ce que vous désiriez d'obtenir, je brûlais de l'accorder. Mais enfin je demande à mon tour et quelle est cette demande? de vous voir un moment, de vous renouveler et de recevoir le serment d'un amour éternel. N'est-ce donc plus votre bonheur comme le mien? Je repousse cette idée désespérante, qui mettrait le comble à mes maux. Vous m'aimez, vous m'aimerez toujours; je le crois, j'en suis sûr, je ne veux jamais en douter mais ma situation est affreuse et je ne puis la soutenir plus longtemps. Adieu, Cécile. Paris, ce 18 septembre 17** LETTRE LXXXI LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Que vos craintes me causent de pitié! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous! et vous voulez m'enseigner, me conduire? Ah! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi! Non, tout l'orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l'intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles! Etre orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources! Au vrai, Vicomte, vos conseils m'ont donné de l'humeur, et je ne puis vous le cacher. Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m'étaliez comme un triomphe d'avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime, j'y consens; d'en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l'effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l'ardeur de ce désir, je le veux bien encore. Qu'enfin vous vous autorisiez de ces actions d'éclat, pour me dire d'un ton doctoral qu'il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu'à les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, et je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j'aie besoin de votre prudence, que je m'égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie en vérité, Vicomte, c'est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous! Et qu'avez-vous donc fait que je n'aie surpassé mille fois? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre? quels obstacles à surmonter? où est le mérite qui soit véritablement à vous? Une belle figure, pur effet du hasard; des grâces, que l'usage donne presque toujours, de l'esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens car, pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n'exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l'art de faire naÃtre ou de saisir l'occasion d'un scandale. Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi mais quelle femme n'en aurait pas plus que vous? Eh! votre Présidente vous mène comme un enfant. Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu'à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d'en faire un continuel usage! Supposons, j'y consens, que vous mettiez autant d'adresse à nous vaincre, que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu'elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve ce n'est pas à vous que sa durée importe. En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l'amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l'éclat, vous vous contentez d'un abandon humiliant, et ne faites pas de l'idole de la veille la victime du lendemain. Mais qu'une femme infortunée sente la première le poids de sa chaÃne, quels risques n'a-t-elle pas à courir, si elle tente de s'y soustraire, si elle ose seulement la soulever? Ce n'est qu'en tremblant qu'elle essaie d'éloigner d'elle l'homme que son cÅ“ur repousse avec effort. S'obstine-t-il à rester, ce qu'elle accordait à l'amour, il faut le livrer à la crainte Ses bras s'ouvrent encor, quand son cÅ“ur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s'il est sans générosité et comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d'en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d'en manquer? Sans doute, vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si cependant vous m'avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies; ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire; si j'ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi Ces Tyrans détrônés devenus mes esclaves [On ne sait si ce vers, ainsi que celui qui se trouve plus haut, Ses bras s'ouvrent encor, quand son cÅ“ur est fermé , sont des citations d'Ouvrages peu connus; ou s'ils font partie de la prose de Madame de Merteuil. Ce qui le ferait croire, c'est la multitude de fautes de ce genre qui se trouvent dans toutes les Lettres de cette correspondance. Celles du Chevalier Danceny sont les seules qui en soient exemptes peut-être que, comme il s'occupait quelquefois de Poésie, son oreille plus exercée lui faisait éviter plus facilement ce défaut.] si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s'est pourtant conservée pure; n'avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maÃtriser le vôtre, j'avais su me créer des moyens inconnus jusqu'à moi? Ah! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment; dont l'imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête; qui, n'ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l'amour et l'Amant; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l'unique dépositaire; et vraies superstitieuses, ont pour le Prêtre le respect et la foi qui n'est dû qu'à la Divinité. Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter. Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l'amour s'empare si facilement et avec tant de puissance; qui sentent le besoin de s'en occuper encore, même lorsqu'elles n'en jouissent pas; et s'abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces Lettres si douces, mais si dangereuses à écrire; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l'objet qui les cause imprudentes, qui, dans leur Amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur. Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes? je dis mes principes, et je le dis à dessein car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher. Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné. J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j'observais mes discours; je réglai les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir. Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies; et j'y gagnai ce coup d'oeil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée. Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos Politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l'amour et ses plaisirs mais n'ayant jamais été au Couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer; la nature même, dont assurément je n'ai eu qu'à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu'elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir; le désir de m'instruire m'en suggéra les moyens. Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet, sans me compromettre, était mon Confesseur. Aussitôt je pris mon parti; je surmontai ma petite honte; et me vantant d'une faute que je n'avais pas commise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes . Ce fut mon expression; mais en parlant ainsi je ne savais en vérité quelle idée j'exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli, la crainte de me trahir m'empêchait de m'éclairer mais le bon Père me fit le mal si grand que j'en conclus que le plaisir devait être extrême; et au désir de le connaÃtre succéda celui de le goûter. Je ne sais où ce désir m'aurait conduite; et alors dénuée d'expérience, peut- être une seule occasion m'eût perdue heureusement pour moi, ma mère m'annonça peu de jours après que j'allais me marier; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j'arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil. J'attendais avec sécurité le moment qui devait m'instruire, et j'eus besoin de réflexion pour montrer de l'embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l'ordinaire une idée si cruelle ou si douce ne me présentait qu'une occasion d'expérience douleur et plaisir, j'observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir et à méditer. Ce genre d'étude parvint bientôt à me plaire mais fidèle à mes principes, et sentant peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j'étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance j'y joignis, par une seconde réflexion, l'air d'étourderie qu'autorisait mon âge; et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le jouais avec plus d'audace. Cependant, je l'avouerai, je me laissai d'abord entraÃner par le tourbillon du monde, et je me livrai tout entière à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m'ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l'ennui fit revenir le goût de l'étude; et ne m'y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l'abri de tout soupçon, j'en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là , surtout, que je m'assurai que l'amour que l'on nous vante comme la cause de nos plaisirs n'en est au plus que le prétexte. La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations; il fallut le suivre à la Ville, où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après; et quoique à tout prendre, je n'eusse pas à me plaindre de lui, je n'en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu'allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d'en profiter. Ma mère comptait que j'entrerais au Couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l'un et l'autre parti; et tout ce que j'accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne où il me restait bien encore quelques observations à faire. Je les fortifiai par le secours de la lecture mais ne croyez pas qu'elle fût toute du genre que vous la supposez. J'étudiai nos mÅ“urs dans les Romans; nos opinions dans les Philosophes; je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser et de ce qu'il fallait paraÃtre. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution; j'espérai les vaincre et j'en méditai les moyens. Je commençais à m'ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l'amour; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l'inspirer et le feindre. En vain m'avait-on dit et avais-je lu qu'on ne pouvait feindre ce sentiment, je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l'esprit d'un Auteur le talent d'un Comédien. Je m'exerçai dans les deux genres, et peut- être avec quelque succès mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du Théâtre, je résolus d'employer à mon bonheur ce que tant d'autres sacrifiaient à la vanité. Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparaÃtre, je revins à la Ville avec mes grands projets; je ne m'attendais pas au premier obstacle que j'y rencontrai. Cette longue solitude, cette austère retraite avaient jeté sur moi un vernis de pruderie qui effrayait nos plus agréables; ils se tenaient à l'écart, et me laissaient livrée à une foule d'ennuyeux, qui tous prétendaient à ma main. L'embarras n'était pas de les refuser; mais plusieurs de ces refus déplaisaient à ma famille, et je perdais dans ces tracasseries intérieures le temps dont je m'étais promis un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler les uns et éloigner les autres, d'afficher quelques inconséquences, et d'employer à nuire à ma réputation le soin que je comptais mettre à la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n'étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire et mesurai avec prudence les doses de mon étourderie. Dès que j'eus touché le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas, et fis honneur de mon amendement à quelques-unes de ces femmes qui, dans l'impuissance d'avoir des prétentions à l'agrément, se rejettent sur celles du mérite et de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n'avais espéré. Ces reconnaissantes Duègnes s'établirent mes apologistes; et leur zèle aveugle pour ce qu'elles appelaient leur ouvrage fut porté au point qu'au moindre propos qu'on se permettait sur moi, tout le parti Prude criait au scandale et à l'injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de nos femmes à prétentions, qui, persuadées que je renonçais à courir la même carrière qu'elles, me choisirent pour l'objet de leurs éloges, toutes les fois qu'elles voulaient prouver qu'elles ne médisaient pas de tout le monde. Cependant ma conduite précédente avait ramené les Amants; et pour me ménager entre eux et mes fidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, à qui l'excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l'amour. Alors je commençai à déployer sur le grand Théâtre les talents que je m'étais donnés. Mon premier soin fut d'acquérir le renom d'invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l'Amant préféré. Mais, celui-là , ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde; et les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l'Amant malheureux. Vous savez combien je me décide vite c'est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes. Quoi qu'on puisse faire, le ton n'est jamais le même, avant ou après le succès. Cette différence n'échappe point à l'observateur attentif et j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix, que de le laisser pénétrer. Je gagne encore par là d'ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger. Ces précautions et celle de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraÃtre excessives, et ne m'ont jamais paru suffisantes. Descendue dans mon cÅ“ur, j'y ai étudié celui des autres. J'y ai vu qu'il n'est personne qui n'y conserve un secret qu'il lui importe qui ne soit point dévoilé vérité que l'Antiquité paraÃt avoir mieux connue que nous, et dont l'histoire de Samson pourrait n'être qu'un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre ce secret important. Hé! de combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau! et ceux-là , j'ai cessé de les craindre; ce sont les seuls que je me sois permis d'humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l'art de les rendre infidèles pour éviter de leur paraÃtre volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux, l'idée flatteuse et que chacun conserve d'avoir été mon seul Amant, m'ont obtenu leur discrétion. Enfin, quand ces moyens m'ont manqué, j'ai su, prévoyant mes ruptures, étouffer d'avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir. Ce que je vous dis là , vous me le voyez pratiquer sans cesse; et vous doutez de ma prudence! Hé bien! rappelez-vous le temps où vous me rendÃtes vos premiers soins jamais hommage ne me flatta autant; je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire; je brûlais de vous combattre corps à corps. C'est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre; quels moyens eussiez-vous trouvés? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects, et une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait eu l'air d'un Roman mal tissu. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets mais vous savez quels intérêts nous unissent, et si de nous deux, c'est moi qu'on doit taxer d'imprudence. [On saura dans la suite, Lettre CLII, non pas le secret de M. de Valmont à peu près de quel genre il était; et le Lecteur sentira qu'on n'a pas pu l'éclaircir davantage sur cet objet] Puisque je suis en train de vous rendre compte, je veux le faire exactement. Je vous entends d'ici me dire que je suis au moins à la merci de ma Femme de chambre; en effet, si elle n'a pas le secret de mes sentiments, elle a celui de mes actions. Quand vous m'en parlâtes jadis, je vous répondis seulement que j'étais sûre d'elle; et la preuve que cette réponse suffit alors à votre tranquillité, c'est que vous lui avez confié depuis, et pour votre compte, des secrets assez dangereux. Mais à présent que Prévan vous donne de l'ombrage, et que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus sur parole. Il faut donc vous édifier. Premièrement, cette fille est ma sÅ“ur de lait, et ce lien qui ne nous en paraÃt pas un, n'est pas sans force pour les gens de cet état de plus, j'ai son secret, et mieux encore; victime d'une folie de l'amour, elle était perdue si je ne l'eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d'honneur, ne voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s'adressèrent à moi. Je vis, d'un coup d'oeil, combien leur courroux pouvait m'être utile. Je le secondai, et sollicitai l'ordre, que j'obtins. Puis passant tout à coup au parti de la clémence auquel j'amenai ses parents, et profitant de mon crédit auprès du vieux Ministre, je les fis tous consentir à me laisser dépositaire de cet ordre, et maÃtresse d'en arrêter ou demander l'exécution, suivant que je jugerais du mérite de la conduite future de cette fille. Elle sait donc que j'ai son sort entre les mains, et quand, par impossible, ces moyens puissants ne l'arrêteraient point, n'est-il pas évident que sa conduite dévoilée et sa punition authentique ôteraient bientôt toute créance à ses discours? A ces précautions que j'appelle fondamentales, s'en joignent mille autres, ou locales ou d'occasion, que la réflexion et l'habitude font trouver au besoin; dont le détail serait minutieux, mais dont la pratique est importante, et qu'il faut vous donner la peine de recueillir dans l'ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir à les connaÃtre. Mais de prétendre que je me sois donné tant de soins pour n'en pas retirer de fruits; qu'après m'être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l'imprudence et la timidité; que surtout je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite? Non, Vicomte; jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l'avoir et je l'aurai; il veut le dire, et il ne le dira pas en deux mots, voilà notre Roman. Adieu. De ..., ce 20 septembre 17** LETTRE LXXXII CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY Mon Dieu, que votre Lettre m'a fait de peine! J'avais bien besoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir! J'espérais y trouver de la consolation, et voilà que je suis plus affligée qu'avant de l'avoir reçue. J'ai bien pleuré en la lisant ce n'est pas cela que je vous reproche; j'ai déjà bien pleuré des fois à cause de vous, sans que ça me fasse de la peine. Mais cette fois-ci, ce n'est pas la même chose. Qu'est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation? Est-ce que vous allez cesser de m'aimer, parce que cela n'est pas si agréable qu'autrefois? Il me semble que je ne suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire; et pourtant je ne vous aime que davantage. Si M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n'est pas ma faute; je n'ai pas pu l'en prier, parce que je n'ai pas été seule avec lui, et que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde et ça, c'est encore pour vous; afin qu'il puisse faire le plus tôt ce que vous désirez. Je ne dis pas que je ne le désire pas aussi, et vous devez en être bien sûr mais comment voulez- vous que je fasse? Si vous croyez que c'est facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux. Croyez-vous qu'il me soit bien agréable d'être grondée tous les jours par Maman, elle qui auparavant ne me disait jamais rien, bien au contraire? A présent, c'est pis que si j'étais au Couvent. Je m'en consolais pourtant en songeant que c'était pour vous; il y avait même des moments où je trouvais que j'en étais bien aise; mais quand je vois que vous êtes fâché aussi, et ça sans qu'il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout ce qui vient de m'arriver jusqu'ici. Rien que pour recevoir vos Lettres, c'est un embarras, que si M. de Valmont n'était pas aussi complaisant et aussi adroit qu'il l'est, je ne saurais comment faire; et pour vous écrire, c'est plus difficile encore. De toute la matinée, je n'ose pas, parce que Maman est tout près de moi, et qu'elle vient à tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l'après-midi; sous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe; encore faut-il que j'interrompe à chaque ligne pour qu'on entende que j'étudie. Heureusement ma Femme de chambre s'endort quelquefois le soir, et je lui dis que je me coucherai bien toute seule, afin qu'elle s'en aille et me laisse de la lumière. Et puis, il faut que je me mette sous mon rideau, pour qu'on ne puisse pas voir de clarté, et puis que j'écoute au moindre bruit pour pouvoir tout cacher dans mon lit, si on venait. Je voudrais que vous y fussiez, pour voir! Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ça. Enfin, il est bien vrai que je fais tout ce que je peux, et que je voudrais en pouvoir faire davantage. Assurément, je ne refuse pas de vous dire que je vous aime et que je vous aimerai toujours; jamais je ne l'ai dit de meilleur cÅ“ur; et vous êtes fâché! Vous m'aviez pourtant bien assuré, avant que je vous l'eusse dit, que cela suffisait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier c'est dans vos Lettres. Quoique je ne les aie plus, je m'en souviens comme quand je les lisais tous les jours. Et parce que nous voilà absents, vous ne pensez plus de même! Mais cette absence ne durera pas toujours, peut-être? Mon Dieu, que je suis malheureuse! et c'est bien vous qui en êtes cause! A propos de vos Lettres, j'espère que vous avez gardé celles que Maman m'a prises, et qu'elle vous a renvoyées; il faudra bien qu'il vienne un temps où je ne serai plus si gênée qu'à présent, et vous me les rendrez toutes. Comme je serai heureuse, quand je pourrai les garder toujours, sans que personne ait rien à y voir! A présent, je les remets à M. de Valmont, parce qu'il y aurait trop à risquer autrement malgré cela je ne lui en rends jamais, que cela ne me fasse bien de la peine. Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cÅ“ur. Je vous aimerai toute ma vie. J'espère qu'à présent vous n'êtes plus fâché; et si j'en étais sûre, je ne le serais plus moi-même. Ecrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car je sens que jusque-là je serai toujours triste. Du Château de ce 21 septembre 17** LETTRE LXXXIII LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL De grâce, Madame, renouons cet entretien si malheureusement rompu! Que je puisse achever de vous prouver combien je diffère de l'odieux portrait qu'on vous avait fait de moi; que je puisse, surtout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commenciez à me témoigner! Que de charmes vous savez prêter à la vertu! comme vous embellissez et faites chérir tous les sentiments honnêtes! Ah! c'est là votre séduction; c'est la plus forte; c'est la seule qui soit, à la fois, puissante et respectable. Sans doute il suffit de vous voir, pour désirer de vous plaire; de vous entendre dans le cercle, pour que ce désir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connaÃtre davantage, qui peut quelquefois lire dans votre âme, cède bientôt à un plus noble enthousiasme, et pénétré de vénération comme d'amour, adore en vous l'image de toutes les vertus. Plus fait qu'un autre, peut-être, pour les aimer et les suivre, entraÃné par quelques erreurs qui m'avaient éloigné d'elles, c'est vous qui m'en avez rapproché, qui m'en avez de nouveau fait sentir tout le charme me ferez-vous un crime de ce nouvel amour? blâmerez-vous votre ouvrage? Vous reprocheriez-vous même l'intérêt que vous pourriez y prendre? Quel mal peut-on craindre d'un sentiment si pur, et quelles douceurs n'y aurait-il pas à le goûter? Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent, effréné? Tempérez-le par un amour plus doux; ne refusez pas l'empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me soustraire, et qui, j'ose le croire, ne serait pas entièrement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me paraÃtre pénible, sûr que votre cÅ“ur m'en garderait le prix? Quel est donc l'homme assez malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu'il s'impose; pour ne pas préférer un mot, un regard accordés, à toutes les jouissances qu'il pourrait ravir ou surprendre! et vous avez cru que j'étais cet homme-là ! et vous m'avez craint! Ah! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi? comme je me vengerais de vous, en vous rendant heureuse! Mais ce doux empire, la stérile amitié ne le produit pas; il n'est dû qu'à l'amour. Ce mot vous intimide! et pourquoi? un attachement plus tendre, une union plus forte, une seule pensée; le même bonheur comme les mêmes peines, qu'y a-t-il donc là d'étranger à votre âme? Tel est pourtant l'amour! tel est au moins celui que vous inspirez et que je ressens! C'est lui surtout, qui, calculant sans intérêt, sait apprécier les actions sur leur mérite et non sur leur valeur; trésor inépuisable des âmes sensibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui. Ces vérités si faciles à saisir, si douces à pratiquer, qu'ont-elles donc d'effrayant? Quelles craintes peut aussi vous causer un homme sensible, à qui l'amour ne permet plus un autre bonheur que le vôtre? C'est aujourd'hui l'unique vÅ“u que je forme je sacrifierai tout pour le remplir, excepté le sentiment qui l'inspire; et ce sentiment lui-même, consentez à le partager, et vous le réglerez à votre choix. Mais ne souffrons plus qu'il nous divise, lorsqu'il devrait nous réunir. Si l'amitié que vous m'avez offerte n'est pas un vain mot; si, comme vous me le disiez hier, c'est le sentiment le plus doux que votre âme connaisse; que ce soit elle qui stipule entre nous, je ne la récuserai point mais juge de l'amour, qu'elle consente à l'écouter; le refus de l'entendre deviendrait une injustice, et l'amitié n'est point injuste. Un second entretien n'aura pas plus d'inconvénients que le premier le hasard peut encore en fournir l'occasion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort; n'aimerez-vous pas mieux me ramener que me combattre, et doutez-vous de ma docilité? Si ce tiers importun ne fût pas venu nous interrompre, peut-être serais-je déjà entièrement revenu à votre avis; qui sait jusqu'où peut aller votre pouvoir? Vous le dirai-je? cette puissance invincible, à laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m'arrive quelquefois de les craindre. Hélas! cet entretien que je vous demande, peut-être est-ce à moi à le redouter! peut-être après, enchaÃné par mes promesses, me verrai-je réduit à brûler d'un amour que je sens bien qui ne pourra s'éteindre, sans oser même implorer votre secours! Ah! Madame, de grâce, n'abusez pas de votre empire! Mais quoi! si vous devez en être plus heureuse, si je dois vous en paraÃtre plus digne de vous, quelles peines ne sont pas adoucies par ces idées consolantes! Oui, je le sens; vous parler encore, c'est vous donner contre moi de plus fortes armes; c'est me soumettre plus entièrement à votre volonté. Il est plus aisé de se défendre contre vos Lettres; ce sont bien vos mêmes discours, mais vous n'êtes pas là pour leur prêter des forces. Cependant, le plaisir de vous entendre m'en fait braver le danger au moins aurai-je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous, même contre moi; et mes sacrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mille manières, comme je le sens de mille façons, que, sans m'en excepter, vous êtes, vous serez toujours l'objet le plus cher à mon cÅ“ur. Du Château de ce 23 septembre 17** LETTRE LXXXIV LE VICOMTE DE VALMONT A CECILE VOLANGES Vous avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre la Lettre que j'avais pour vous; j'ignore si j'y trouverai plus de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre, en y mettant plus de zèle que d'adresse; et je ne me pardonnerais pas une imprudence qui vous deviendrait si fatale, et causerait le désespoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuse. Cependant je connais les impatiences de l'amour; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d'éprouver quelque retard à la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. A force de m'occuper des moyens d'écarter les obstacles, j'en ai trouvé un dont l'exécution sera aisée, si vous y mettez quelque soin. Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre Chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre Maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir; mais à son défaut, je vous en procurerai une semblable, et qui la suppléera. Il me suffira, pour y parvenir, d'avoir l'autre une heure ou deux à ma disposition. Vous devez trouver aisément l'occasion de la prendre, et pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'elle manque, j'en joins ici une à moi, qui est assez semblable, pour qu'on n'en voie pas la différence, à moins qu'on ne l'essaie; ce qu'on ne tentera pas. Il faudra seulement que vous ayez soin d'y mettre un ruban, bleu et passé, comme celui qui est à la vôtre. Il faudrait tâcher d'avoir cette clef pour demain ou après-demain, à l'heure du déjeuner; parce qu'il vous sera plus facile de me la donner alors, et qu'elle pourra être remise à sa place pour le soir, temps où votre Maman pourrait y faire plus d'attention. Je pourrai vous la rendre au moment du dÃner, si nous nous entendons bien. Vous savez que quand on passe du salon à la salle à manger, c'est toujours Madame de Rosemonde qui marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n'aurez qu'à quitter votre métier de tapisserie lentement, ou bien laisser tomber quelque chose, de façon à rester en arrière vous saurez bien alors prendre la clef, que j'aurai soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger, aussitôt après l'avoir prise, de rejoindre ma vieille tante, et de lui faire quelques caresses. Si par hasard vous laissiez tomber cette clef, n'allez pas vous déconcerter; je feindrai que c'est moi, et je vous réponds de tout. Le peu de confiance que vous témoigne votre Maman et ses procédés si durs envers vous autorisent de reste cette petite supercherie. C'est au surplus le seul moyen de continuer à recevoir les Lettres de Danceny, et à lui faire passer les vôtres; tout autre est réellement trop dangereux, et pourrait vous perdre tous deux sans ressource aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage. Une fois maÃtres de la clef, il nous restera quelques précautions à prendre contre le bruit de la porte et de la serrure mais elles sont bien faciles. Vous trouverez, sous la même armoire où j'avais mis votre papier, de l'huile et une plume. Vous allez quelquefois chez vous à des heures où vous y êtes seule il faut en profiter pour huiler la serrure et les gonds. La seule attention à avoir, est de prendre garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra aussi attendre que la nuit soit venue, parce que, si cela se fait avec l'intelligence dont vous êtes capable, il n'y paraÃtra plus le lendemain matin. Si pourtant on s'en aperçoit, n'hésitez pas à dire que c'est le Frotteur du Château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu'il vous aura tenus comme par exemple, qu'il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu'il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance, et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier. Après que vous aurez lu cette Lettre, je vous prie de la relire, et même de vous en occuper d'abord, c'est qu'il faut bien savoir ce qu'on veut bien faire; ensuite, pour vous assurer que je n'ai rien omis. Peu accoutumé à employer la finesse pour mon compte, je n'en ai pas grand usage; il n'a pas même fallu moins que ma vive amitié pour Danceny, et l'intérêt que vous inspirez, pour me déterminer à me servir de ces moyens, quelque innocents qu'ils soient. Je hais tout ce qui a l'air de la tromperie; c'est là mon caractère. Mais vos malheurs m'ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir. Vous pensez bien que, cette communication une fois établie entre nous, il me sera bien plus facile de vous procurer, avec Danceny, l'entretien qu'il désire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne feriez qu'augmenter son impatience, et le moment de la satisfaire n'est pas encore tout à fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutôt que de l'aigrir. Je m'en rapporte là - dessus à votre délicatesse. Adieu, ma belle pupille car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur, et surtout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, et soyez sûre que j'y trouverai le mien. De ..., ce 24 septembre 17** LETTRE LXXXV LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Enfin vous serez tranquille et surtout vous me rendrez justice. Ecoutez, et ne me confondez plus avec les autres femmes. J'ai mis à fin mon aventure avec Prévan; à fin ! entendez-vous bien ce que cela veut dire? A présent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter. Le récit ne sera pas si plaisant que l'action aussi ne serait-il pas juste que, tandis que vous n'avez fait que raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en revÃnt autant de plaisir qu'à moi, qui y donnais mon temps et ma peine. Cependant, si vous avez quelque grand coup à faire, si vous devez tenter quelque entreprise où ce Rival dangereux vous paraisse à craindre, arrivez. Il vous laisse le champ libre, au moins pour quelque temps; peut-être même ne se relèvera-t-il jamais du coup que je lui ai porté. Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie! Je suis pour vous une Fée bienfaisante. Vous languissez loin de la Beauté qui vous engage; je dis un mot, et vous vous retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nuit; je vous marque l'endroit où vous devez frapper et la livre à votre discrétion. Enfin, pour écarter de la lice un concurrent redoutable, c'est encore moi que vous invoquez, et je vous exauce. En vérité, si vous ne passez pas votre vie à me remercier, c'est que vous êtes un ingrat. Je reviens à mon aventure et la reprends d'origine. Le rendez-vous, donné si haut, à la sortie de l'Opéra [Voyez la Lettre LXXIV], fut entendu comme je l'avais espéré. Prévan s'y rendit; et quand la Maréchale lui dit obligeamment qu'elle se félicitait de le voir deux fois de suite à ses jours, il eut soin de répondre que depuis Mardi soir il avait défait mille arrangements, pour pouvoir ainsi disposer de cette soirée. A bon entendeur, salut! Comme je voulais pourtant savoir, avec plus de certitude, si j'étais ou non le véritable objet de cet empressement flatteur, je voulus forcer le soupirant nouveau de choisir entre moi et son goût dominant. Je déclarai que je ne jouerais point; en effet, il trouva, de son côté, mille prétextes pour ne pas jouer; et mon premier triomphe fut sur le lansquenet. Je m'emparai de l'Evêque de ... pour ma conversation; je le choisis à cause de sa liaison avec le héros du jour, à qui je voulais donner toute facilité de m'aborder. J'étais bien aise aussi d'avoir un témoin respectable qui pût, au besoin, déposer de ma conduite et de mes discours. Cet arrangement réussit. Après les propos vagues et d'usage, Prévan, s'étant bientôt rendu maÃtre de la conversation, prit tour à tour différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire. Je refusai celui du sentiment, comme n'y croyant pas; j'arrêtai par mon sérieux sa gaieté qui me parut trop légère pour un début; il se rabattit sur la délicate amitié; et ce fut sous ce drapeau banal que nous commençâmes notre attaque réciproque. Au moment du souper, l'Evêque, ne descendait pas; Prévan me donna donc la main, et se trouva naturellement placé à table à côté de moi. Il faut être juste; il soutint avec beaucoup d'adresse notre conversation particulière, en ne paraissant s'occuper que de la conversation générale, dont il eut l'air de faire tous les frais. Au dessert, on parla d'une Pièce nouvelle qu'on devait donner le Lundi suivant aux Français. Je témoignai quelques regrets de n'avoir pas ma loge; il m'offrit la sienne que je refusai d'abord, comme cela se pratique à quoi il répondit assez plaisamment que je ne l'entendais pas, qu'à coup sûr il ne ferait pas le sacrifice de sa loge à quelqu'un qu'il ne connaissait pas, mais qu'il m'avertissait seulement que Madame la Maréchale en disposerait. Elle se prêta à cette plaisanterie, et j'acceptai. Remonté au salon, il demanda, comme vous pouvez croire, une place dans cette loge; et comme la Maréchale, qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit s'il était sage , il en prit l'occasion d'une de ces conversations à double entente, pour lesquelles vous m'avez vanté son talent. En effet, s'étant mis à ses genoux, comme un enfant soumis, disait-il, sous prétexte de lui demander ses avis et d'implorer sa raison, il dit beaucoup de choses flatteuses et assez tendres, dont il m'était facile de me faire l'application. Plusieurs personnes ne s'étant pas remises au jeu l'après-souper, la conversation fut plus générale et moins intéressante mais nos yeux parlèrent beaucoup. Je dis nos yeux je devrais dire les siens; car les miens n'eurent qu'un langage, celui de la surprise. Il dut penser que je m'étonnais et m'occupais excessivement de l'effet prodigieux qu'il faisait sur moi. Je crois que je le laissai fort satisfait; je n'étais pas moins contente. Le Lundi suivant, je fus aux Français, comme nous en étions convenus. Malgré votre curiosité littéraire, je ne puis vous rien dire du Spectacle, sinon que Prévan a un talent merveilleux pour la cajolerie, et que la Pièce est tombée voilà tout ce que j'y ai appris. Je voyais avec peine finir cette soirée, qui réellement me plaisait beaucoup; et pour la prolonger, j'offris à la Maréchale de venir souper chez moi ce qui me fournit le prétexte de le proposer à l'aimable Cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir, pour se dégager, jusque chez les Comtesses de P. [Voyez la lettre LXX]. Ce nom me rendit toute ma colère; je vis clairement qu'il allait commencer les confidences je me rappelai vos sages conseils et me promis bien de poursuivre l'aventure; sûre que je le guérirais de cette dangereuse indiscrétion. Etranger dans ma société, qui ce soir-là était peu nombreuse, il me devait les soins d'usage; aussi, quand on alla souper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en l'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, et d'avoir, pendant ma marche, les yeux baissés et la respiration haute. J'avais l'air de pressentir ma défaite, et de redouter mon vainqueur. Il le remarqua à merveille; aussi le traÃtre changea-t-il sur-le-champ de ton et de maintien. Il était galant, il devint tendre. Ce n'est pas que les propos ne fussent à peu près les mêmes; la circonstance y forçait mais son regard, devenu moins vif, était plus caressant; l'inflexion de sa voix plus douce; son sourire n'était plus celui de la finesse, mais du contentement. Enfin dans ses discours, éteignant peu à peu le feu de la saillie, l'esprit fit place à la délicatesse. Je vous le demande, qu'eussiez-vous fait de mieux? De mon côté, je devins rêveuse, à tel point qu'on fut forcé de s'en apercevoir, et quand on m'en fit le reproche, j'eus l'adresse de m'en défendre maladroitement, et de jeter sur Prévan un coup d'oeil prompt, mais timide et déconcerté, et propre à lui faire croire que toute ma crainte était qu'il ne devinât la cause de mon trouble. Après souper, je profitai du temps où la bonne Maréchale contait une de ces histoires qu'elle conte toujours, pour me placer sur mon Ottomane, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étais pas fâchée que Prévan me vÃt ainsi; il m'honora, en effet, d'une attention toute particulière. Vous jugez bien que mes timides regards n'osaient chercher les yeux de mon vainqueur mais dirigés vers lui d'une manière plus humble, ils m'apprirent bientôt que j'obtenais l'effet que je voulais produire. Il fallait encore lui persuader que je le partageais aussi, quand la Maréchale annonça qu'elle allait se retirer, je m'écriai d'une voix molle et tendre " Ah Dieu! j'étais si bien là ! " Je me levai pourtant mais avant de me séparer d'elle, je lui demandai ses projets, pour avoir un prétexte de dire les miens et de faire savoir que je resterais chez moi le surlendemain. Là -dessus tout le monde se sépara. Alors je me mis à réfléchir. Je ne doutais pas que Prévan ne profitât de l'espèce de rendez-vous que je venais de lui donner; qu'il n'y vÃnt d'assez bonne heure pour me trouver seule, et que l'attaque ne fût vive mais j'étais bien sûre aussi, d'après ma réputation, qu'il ne me traiterait pas avec cette légèreté que, pour peu qu'on ait d'usage, on n'emploie qu'avec les femmes à aventures, ou celles qui n'ont aucune expérience; et je voyais mon succès certain s'il prononçait le mot d'amour, s'il avait la prétention, surtout, de l'obtenir de moi. Qu'il est commode d'avoir affaire à vous autres gens à principes ! quelquefois un brouillon d'Amoureux vous déconcerte par sa timidité ou vous embarrasse par ses fougueux transports; c'est une fièvre qui, comme l'autre, a ses frissons et son ardeur, et quelquefois varie dans ses symptômes. Mais votre marche réglée se devine si facilement! L'arrivée, le maintien, le ton, les discours, je savais tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre conversation que vous suppléerez aisément. Observez seulement que, dans ma feinte défense, je l'aidais de tout mon pouvoir embarras, pour lui donner le temps de parler; mauvaises raisons, pour être combattues; crainte et méfiance, pour ramener les protestations; et ce refrain perpétuel de sa part, je ne vous demande qu'un mot ; et ce silence de la mienne, qui semble ne le laisser attendre que pour le faire désirer davantage; au travers de tout cela, une main cent fois prise, qui se retire toujours et ne se refuse jamais. On passerait ainsi tout un jour; nous y passâmes une mortelle heure nous y serions peut-être encore si nous n'avions entendu entrer un carrosse dans ma cour. Cet heureux contretemps rendit, comme de raison, ses instances plus vives; et moi, voyant le moment arrivé, où j'étais à l'abri de toute surprise, après m'être préparée par un long soupir, j'accordai le mot précieux. On annonça, et peu de temps après, j'eus un cercle assez nombreux. Prévan me demanda de venir le lendemain matin, et j'y consentis mais soigneuse de me défendre, j'ordonnai à ma Femme de chambre de rester tout le temps de cette visite dans ma chambre à coucher, d'où vous savez qu'on voit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, et ce fut là que je le reçus. Libres dans notre conversation, et ayant tous deux le même désir, nous fûmes bientôt d'accord mais il fallait se défaire de ce spectateur importun; c'était où je l'attendais. Alors, lui faisant à mon gré le tableau de ma vie intérieure, je lui persuadai aisément que nous ne trouverions jamais un moment de liberté; et qu'il fallait regarder comme une espèce de miracle, celle dont nous avions joui hier, qui même laisserait encore des dangers trop grands pour m'y exposer, puisque à tout moment on pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces usages s'étaient établis, parce que, jusqu'à ce jour, ils ne m'avaient jamais contrariée; et j'insistai en même temps sur l'impossibilité de les changer, sans me compromettre aux yeux de mes Gens. Il essaya de s'attrister, de prendre de l'humeur, de me dire que j'avais peu d'amour; et vous devinez combien tout cela me touchait! Mais voulant frapper le coup décisif, j'appelai les larmes à mon secours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez . Cet empire qu'il se crut sur moi, et l'espoir qu'il en conçut de me perdre à son gré, lui tinrent lieu de tout l'amour d'Orosmane. Ce coup de théâtre passé, nous revÃnmes aux arrangements. Au défaut du jour, nous nous occupâmes de la nuit mais mon Suisse devenait un obstacle insurmontable, et je ne permettais pas qu'on essayât de le gagner. Il me proposa la petite porte de mon jardin mais je l'avais prévu, et j'y créai un chien qui, tranquille et silencieux le jour, était un vrai démon la nuit. La facilité avec laquelle j'entrai dans tous ces détails était bien propre à l'enhardir; aussi vint-il à me proposer l'expédient le plus ridicule, et ce fut celui que j'acceptai. D'abord, son Domestique était sûr comme lui-même en cela il ne trompait guère, l'un l'était bien autant que l'autre. J'aurais un grand souper chez moi; il y serait, il prendrait son temps pour sortir seul. L'adroit confident appellerait la voiture, ouvrirait la portière; et lui Prévan, au lieu de monter, s'esquiverait adroitement. Son cocher ne pouvait s'en apercevoir en aucune façon; ainsi sorti pour tout le monde, et cependant resté chez moi, il s'agissait de savoir s'il pourrait parvenir à mon appartement. J'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre ce projet, d'assez mauvaises raisons pour qu'il pût avoir l'air de les détruire; il y répondit par des exemples. A l'entendre, rien n'était plus ordinaire que ce moyen; lui-même s'en était beaucoup servi; c'était même celui dont il faisait le plus d'usage, comme le moins dangereux. Subjuguée par ces autorités irrécusables, je convins, avec candeur, que j'avais bien un escalier dérobé qui conduisait très près de mon boudoir; que je pouvais y laisser la clef, et qu'il lui serait possible de s'y enfermer, et d'attendre, sans beaucoup de risques, que mes Femmes fussent retirées; et puis, pour donner plus de vraisemblance à mon consentement, le moment d'après je ne voulais plus, je ne revenais à consentir qu'à condition d'une soumission parfaite, d'une sagesse... Ah! quelle sagesse! Enfin je voulais bien lui prouver mon amour, mais non pas satisfaire le sien. La sortie, dont j'oubliais de vous parler, devait se faire par la petite porte du jardin il ne s'agissait que d'attendre le point du jour, le Cerbère ne dirait plus mot. Pas une âme ne passe à cette heure-là , et les gens sont dans le plus fort du sommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mauvais raisonnements, c'est que vous oubliez notre situation réciproque. Qu'avions-nous besoin d'en faire de meilleurs? Il ne demandait pas mieux que tout cela se sût, et moi, j'étais bien sûre qu'on ne le saurait pas. Le jour fixé fut au surlendemain. Remarquez que voilà une affaire arrangée, et que personne n'a encore vu Prévan dans ma société. Je le rencontre à souper chez une de mes amies, il lui offre sa loge pour une pièce nouvelle, et j'y accepte une place. J'invite cette femme à souper, pendant le Spectacle et devant Prévan; je ne puis presque pas me dispenser de lui proposer d'en être. Il accepte et me fait, deux jours après, une visite que l'usage exige. Il vient, à la vérité, me voir le lendemain matin mais, outre que les visites du matin ne marquent plus, il ne tient qu'à moi de trouver celle-ci trop leste; et je le mets en effet dans la classe des gens moins liés avec moi, par une invitation écrite, pour un souper de cérémonie. Je puis bien dire comme Annette Mais voilà tout, pourtant! Le jour fatal arrivé, ce jour où je devais perdre ma vertu et ma réputation, je donnai mes instructions à ma fidèle Victoire, et elle les exécuta comme vous le verrez bientôt. Cependant le soir vint. J'avais déjà beaucoup de monde chez moi, quand on y annonça Prévan. Je le reçus avec une politesse marquée, qui constatait mon peu de liaison avec lui; et je le mis à la partie de la Maréchale, comme étant celle par qui j'avais fait cette connaissance. La soirée ne produisit rien qu'un très petit billet, que le discret Amoureux trouva moyen de me remettre, et que j'ai brûlé suivant ma coutume. Il m'y annonçait que je pouvais compter sur lui; et ce mot essentiel était entouré de tous les mots parasites, d'amour, de bonheur, etc., qui ne manquent jamais de se trouver à pareille fête. A minuit, les parties étant finies, je proposai une courte macédoine [Quelques personnes ignorent peut-être qu'une macédoine est un assemblage de plusieurs jeux de hasard, parmi lesquels chaque Coupeur a droit de choisir lorsque c'est à lui à tenir la main. C'est une des inventions du siècle.]. J'avais le double projet de favoriser l'évasion de Prévan, et en même temps de la faire remarquer; ce qui ne pouvait pas manquer d'arriver, vu sa réputation de Joueur. J'étais bien aise aussi qu'on pût se rappeler au besoin que je n'avais pas été pressée de rester seule. Le jeu dura plus que je n'avais pensé. Le Diable me tentait, et je succombai au désir d'aller consoler l'impatient prisonnier. Je m'acheminais ainsi à ma perte, quand je réfléchis qu'une fois rendue tout à fait, je n'aurais plus sur lui l'empire de le tenir dans le costume de décence nécessaire à mes projets. J'eus la force de résister. Je rebroussai chemin, et revins, non sans humeur, reprendre place à ce jeu éternel. Il finit pourtant, et chacun s'en alla. Pour moi, je sonnai mes femmes, je me déshabillai fort vite, et les renvoyai de même. Me voyez-vous, Vicomte, dans ma toilette légère, marcher d'un pas timide et circonspect, et d'une main mal assurée ouvrir la porte à mon vainqueur? Il m'aperçut, l'éclair n'est pas plus prompt. Que vous dirai-je? je fus vaincue, tout à fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour l'arrêter ou me défendre. Il voulut ensuite prendre une situation plus commode et plus convenable aux circonstances. Il maudissait sa parure, qui, disait-il, l'éloignait de moi, il voulait me combattre à armes égales mais mon extrême timidité s'opposa à ce projet, et mes tendres caresses ne lui en laissèrent pas le temps. Il s'occupa d'autre chose. Ses droits étaient doublés, et ses prétentions revinrent; mais alors " Ecoutez- moi, lui dis-je; vous aurez jusqu'ici un assez agréable récit à faire aux deux Comtesses de P***, et à mille autres mais je suis curieuse de savoir comment vous raconterez la fin de l'aventure. " En parlant ainsi, je sonnais de toutes mes forces. Pour le coup j'eus mon tour, et mon action fut plus vive que sa parole. Il n'avait encore que balbutié, quand j'entendis Victoire accourir, et appeler les Gens qu'elle avait gardés chez elle, comme je le lui avais ordonné. Là , prenant mon ton de Reine, et élevant la voix " Sortez, Monsieur, continuai-je, et ne reparaissez jamais devant moi. " Là -dessus, la foule de mes gens entra. Le pauvre Prévan perdit la tête, et croyant voir un guet-apens dans ce qui n'était au fond qu'une plaisanterie, il se jeta sur son épée. Mal lui en prit car mon Valet de chambre, brave et vigoureux, le saisit au corps et le terrassa. J'eus, je l'avoue, une frayeur mortelle. Je criai qu'on arrêtât, et ordonnai qu'on laissât sa retraite libre, en s'assurant seulement qu'il sortÃt de chez moi. Mes gens m'obéirent mais la rumeur était grande parmi eux ils s'indignaient qu'on eût osé manquer à leur vertueuse MaÃtresse . Tous accompagnèrent le malheureux Chevalier, avec bruit et scandale, comme je le souhaitais. La seule Victoire resta, et nous nous occupâmes pendant ce temps à réparer le désordre de mon lit. Mes gens remontèrent toujours en tumulte; et moi, encore tout émue , je leur demandai par quel bonheur ils s'étaient encore trouvés levés; et Victoire me raconta qu'elle avait donné à souper à deux de ses amies, qu'on avait veillé chez elle, et enfin tout ce dont nous étions convenues ensemble. Je les remerciai tous, et les fis retirer, en ordonnant pourtant à l'un d'eux d'aller sur- le-champ chercher mon Médecin. Il me parut que j'étais autorisée à craindre l'effet de mon saisissement mortel ; et c'était un moyen sûr de donner du cours et de la célébrité à cette nouvelle. Il vint en effet, me plaignit beaucoup, et ne m'ordonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus à Victoire d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voisinage. Tout a si bien réussi qu'avant midi, et aussitôt qu'il a été jour chez moi, ma dévote Voisine était déjà au chevet de mon lit, pour savoir la vérité et les détails de cette horrible aventure. J'ai été obligée de me désoler avec elle, pendant une heure, sur la corruption du siècle. Un moment après, j'ai reçu de la Maréchale le billet que je joins ici. Enfin, avant cinq heures, j'ai vu arriver, à mon grand étonnement, M... [Le Commandant du corps dans lequel M. de Prévan servait]. Il venait, m'a-t-il dit, me faire ses excuses, de ce qu'un Officier de son corps avait pu me manquer à ce point. Il ne l'avait appris qu'à dÃner chez la Maréchale, et avait sur-le-champ envoyé ordre à Prévan de se rendre en prison. J'ai demandé grâce, et il me l'a refusée. Alors j'ai pensé que, comme complice, il fallait m'exécuter de mon côté, et garder au moins de rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, et dire que j'étais incommodée. C'est à ma solitude que vous devez cette longue Lettre. J'en écrirai une à Madame de Volanges, dont sûrement elle fera lecture publique et où vous verrez cette histoire telle qu'il faut la raconter. J'oubliais de vous dire que Belleroche est outré, et veut absolument se battre avec Prévan. Le pauvre garçon! heureusement j'aurai le temps de calmer sa tête. En attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatiguée d'écrire. Adieu, Vicomte. Paris, ce 25 septembre 17**, au soir. LETTRE LXXXVI LA MARECHALE DE *** A LA MARQUISE DE MERTEUIL BILLET INCLUS DANS LA PRECEDENTE. Mon Dieu! qu'est-ce donc que j'apprends, ma chère Madame? est-il possible que ce petit Prévan fasse de pareilles abominations? et encore vis-à -vis de vous! A quoi on est exposé! on ne sera donc plus en sûreté chez soi! En vérité, ces événements-là consolent d'être vieille. Mais de quoi je ne me consolerai jamais, c'est d'avoir été en partie cause de ce que vous avez reçu un pareil monstre chez vous. Je vous promets bien que si ce qu'on m'en a dit est vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi; c'est le parti que tous les honnêtes gens prendront avec lui, s'ils font ce qu'ils doivent. On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, et je suis inquiète de votre santé. Donnez-moi, je vous prie, de vos chères nouvelles; ou faites-m'en donner par une de vos Femmes, si vous ne le pouvez pas vous-même. Je ne vous demande qu'un mot pour me tranquilliser. Je serais accourue chez vous ce matin, sans mes bains que mon Docteur ne me permet pas d'interrompre; et il faut que j'aille cet après-midi à Versailles, toujours pour l'affaire de mon neveu. Adieu, ma chère Madame; comptez pour la vie sur ma sincère amitié. Paris, ce 25 septembre 17** LETTRE LXXXVII LA MARQUISE DE MERTEUIL A MADAME DE VOLANGES Je vous écris de mon lit, ma chère bonne amie. L'événement le plus désagréable et le plus impossible à prévoir, m'a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n'est pas qu'assurément j'aie rien à me reprocher mais il est toujours si pénible pour une femme honnête et qui conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur elle l'attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure, et que je ne sais encore si je ne prendrai pas le parti d'aller à la campagne, attendre qu'elle soit oubliée. Voici ce dont il s'agit. J'ai rencontré chez la Maréchale de ... un M. de Prévan que vous connaissez sûrement de nom, et que je ne connaissais pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maison, j'étais bien autorisée, ce me semble, à le croire bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa personne, et m'a paru ne pas manquer d'esprit. Le hasard et l'ennui du jeu me laissèrent seule de femme entre lui et l'Evêque de ... , tandis que tout le monde était occupé au lansquenet. Nous causâmes tous trois jusqu'au moment du souper. A table, une nouveauté dont on parla lui donna l'occasion d'offrir sa loge à la Maréchale, qui l'accepta; et il fut convenu que j'y aurais une place. C'était pour Lundi dernier, aux Français. Comme la Maréchale venait souper chez moi au sortir du Spectacle, je proposai à ce Monsieur de l'y accompagner, et il y vint. Le surlendemain il me fit une visite qui se passa en propos d'usage, et sans qu'il y eût du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, ce qui me parut bien un peu leste mais je crus qu'au lieu de le lui faire sentir par ma façon de le recevoir, il valait mieux l'avertir par une politesse, que nous n'étions pas encore aussi intimement liés qu'il paraissait le croire. Pour cela je lui envoyai, le jour même, une invitation bien sèche et bien cérémonieuse, pour un souper que je donnais avant-hier. Je ne lui adressai pas la parole quatre fois dans toute la soirée; et lui de son côté se retira aussitôt sa partie finie. Vous conviendrez que jusque-là rien n'a moins l'air de conduire à une aventure on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena jusqu'à près de deux heures; et enfin je me mis au lit. Il y avait au moins une mortelle demi-heure que mes femmes étaient retirées, quand j'entendis du bruit dans mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur, et vis un homme entrer par la porte qui conduit à mon boudoir. Je jetai un cri perçant; et je reconnus, à la clarté de ma veilleuse, ce M. de Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m'alarmer; qu'il allait m'éclaircir le mystère de sa conduite, et qu'il me suppliait de ne faire aucun bruit. En parlant ainsi, il allumait une bougie; j'étais saisie au point que je ne pouvais parler. Son air aisé et tranquille me pétrifiait, je crois, encore davantage. Mais il n'eut pas dit deux mots, que je vis quel était ce prétendu mystère; et ma seule réponse fut, comme vous pouvez le croire, de me pendre à ma sonnette. Par un bonheur incroyable, tous les Gens de l'office avaient veillé chez une de mes Femmes, et n'étaient pas encore couchés. Ma Femme de chambre, qui, en venant chez moi, m'entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée, et appela tout ce monde-là . Vous jugez quel scandale! Mes Gens étaient furieux; je vis le moment où mon Valet de chambre tuait Prévan. J'avoue que, pour l'instant, je fus fort aise de me voir en force en y réfléchissant aujourd'hui, j'aimerais mieux qu'il ne fût venu que ma Femme de chambre; elle aurait suffi, et j'aurais peut-être évité cet éclat qui m'afflige. Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voisins, les Gens ont parlé, et c'est depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan est en prison par ordre du Commandant de son corps, qui a eu l'honnêteté de passer chez moi, pour me faire des excuses, m'a-t-il dit. Cette prison va encore augmenter le bruit mais je n'ai jamais pu obtenir que cela fût autrement. La Ville et la Cour se sont fait écrire à ma porte, que j'ai fermée à tout le monde. Le peu de personnes que j'ai vues m'a dit qu'on me rendait justice, et que l'indignation publique était au comble contre M. de Prévan assurément, il le mérite bien, mais cela n'ôte pas le désagrément de cette aventure. De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses amis doivent être méchants qui sait, qui peut savoir ce qu'ils inventeront pour me nuire? Mon Dieu, qu'une jeune femme est malheureuse! elle n'a rien fait encore, quand elle s'est mise à l'abri de la médisance; il faut qu'elle en impose même à la calomnie. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez à ma place; enfin tout ce que vous pensez. C'est toujours de vous que j'ai reçu les consolations les plus douces et les avis les plus sages; c'est de vous aussi que j'aime le mieux à en recevoir. Adieu, ma chère et bonne amie; vous connaissez les sentiments qui m'attachent à vous pour jamais. J'embrasse votre aimable fille. Paris, ce 26 septembre 17** TROISIEME PARTIE LETTRE LXXXVIII CECILE VOLANGES AU VICOMTE DE VALMONT Malgré tout le plaisir que j'ai, Monsieur, à recevoir les Lettres de M. le Chevalier Danceny, et quoique je ne désire pas moins que lui que nous puissions nous voir encore, sans qu'on puisse nous en empêcher, je n'ai pas osé cependant faire ce que vous me proposez. Premièrement, c'est trop dangereux; cette clef que vous voulez que je mette à la place de l'autre lui ressemble bien assez à la vérité mais pourtant, il ne laisse pas d'y avoir encore de la différence, et Maman regarde à tout, et s'aperçoit de tout. De plus, quoiqu'on ne s'en soit pas encore servi depuis que nous sommes ici, il ne faut qu'un malheur; et si on s'en apercevait, je serais perdue pour toujours. Et puis, il me semble aussi que ce serait bien mal; faire comme cela une double clef c'est bien fort! Il est vrai que c'est vous qui auriez la bonté de vous en charger; mais malgré cela, si on le savait, je n'en porterais pas moins le blâme et la faute, puisque ce serait pour moi que vous l'auriez faite. Enfin, j'ai voulu essayer deux fois de la prendre, et certainement cela serait bien facile, si c'était toute autre chose mais je ne sais pas pourquoi je me suis toujours mise à trembler, et n'en ai jamais eu le courage. Je crois donc qu'il vaut mieux rester comme nous sommes. Si vous avez toujours la bonté d'être aussi complaisant que jusqu'ici, vous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une Lettre. Même pour la dernière, sans le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de suite dans un certain moment, nous aurions eu bien aisé. Je sens bien que vous ne pouvez pas, comme moi, ne songer qu'à ça; mais j'aime mieux avoir plus de patience et ne pas tant risquer. Je suis sûre que M. Danceny dirait comme moi car toutes les fois qu'il voulait quelque chose qui me faisait trop de peine, il consentait toujours que cela ne fût pas. Je vous remettrai, Monsieur, en même temps que cette Lettre, la vôtre, celle de M. Danceny, et votre clef. Je n'en suis pas moins reconnaissante de toutes vos bontés et je vous prie bien de me les continuer. Il est bien vrai que je suis bien malheureuse, et que sans vous je le serais encore bien davantage mais, après tout, c'est ma mère; il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Danceny m'aime toujours, et que vous ne m'abandonniez pas, il viendra peut- être un temps plus heureux. J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec bien de la reconnaissance, votre très humble et très obéissante servante. De ..., ce 26 septembre 17** LETTRE LXXXIX LE VICOMTE DE VALMONT AU CHEVALIER DANCENY Si vos affaires ne vont pas toujours aussi vite que vous le voudriez, mon ami, ce n'est pas tout à fait à moi qu'il faut vous en prendre. J'ai ici plus d'un obstacle à vaincre. La vigilance et la sévérité de Madame de Volanges ne sont pas les seuls; votre jeune amie m'en oppose aussi quelques-uns. Soit froideur, ou timidité, elle ne fait pas toujours ce que je lui conseille; et je crois cependant savoir mieux qu'elle ce qu'il faut faire. J'avais trouvé un moyen simple, commode et sûr de lui remettre vos Lettres, et même de faciliter, par la suite, les entrevues que vous désirez mais je n'ai pu la décider à s'en servir. J'en suis d'autant plus affligé, que je n'en vois pas d'autre pour vous rapprocher d'elle; et que même pour votre correspondance, je crains sans cesse de nous compromettre tous trois. Or, vous jugez que je ne veux ni courir ce risque-là , ni vous y exposer l'un et l'autre. Je serais pourtant vraiment peiné que le peu de confiance de votre petite amie m'empêchât de vous être utile; peut-être feriez-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que vous voulez faire, c'est à vous seul à décider; car ce n'est pas assez de servir ses amis, il faut encore les servir à leur manière. Ce pourrait être aussi une façon de plus de vous assurer de ses sentiments pour vous; car la femme qui garde une volonté à elle n'aime pas autant qu'elle le dit. Ce n'est pas que je soupçonne votre MaÃtresse d'inconstance mais elle est bien jeune elle a grand-peur de sa Maman, qui, comme vous le savez, ne cherche qu'à vous nuire; et peut-être serait-il dangereux de rester trop longtemps sans l'occuper de vous. N'allez pas cependant vous inquiéter à un certain point de ce que je vous dis là . Je n'ai dans le fond nulle raison de méfiance; c'est uniquement la sollicitude de l'amitié. Je ne vous écris pas plus longuement, parce que j'ai bien aussi quelques affaires pour mon compte. Je ne suis pas aussi avancé que vous mais j'aime autant, et cela console; et quand je ne réussirais pas pour moi, si je parviens à vous être utile, je trouverai que j'ai bien employé mon temps. Adieu, mon ami. Du Château de ..., ce 26 septembre 17** LETTRE XC LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT Je désire beaucoup, Monsieur, que cette Lettre ne vous fasse aucune peine; ou, si elle doit vous en causer, qu'au moins elle puisse être adoucie par celle que j'éprouve en vous l'écrivant. Vous devez me connaÃtre assez à présent pour être bien sûr que ma volonté n'est pas de vous affliger; mais vous, sans doute, vous ne voudriez pas non plus me plonger dans un désespoir éternel. Je vous conjure donc, au nom de l'amitié tendre que je vous ai promise, au nom même des sentiments peut-être plus vifs, mais à coup sûr pas plus sincères, que vous avez pour moi, ne nous voyons plus; partez; et, jusque-là , fuyons surtout ces entretiens particuliers et trop dangereux, où, par une inconcevable puissance, sans jamais parvenir à vous dire ce que je veux, je passe mon temps à écouter ce que je ne devrais pas entendre. Hier encore, quand vous vÃntes me joindre dans le parc, j'avais bien pour unique objet de vous dire ce que je vous écris aujourd'hui; et cependant qu'ai- je fait? que m'occuper de votre amour;... de votre amour, auquel jamais je ne dois répondre! Ah! de grâce, éloignez-vous de moi. Ne craignez pas que votre absence altère jamais mes sentiments pour vous; comment parviendrais-je à les vaincre, quand je n'ai plus le courage de les combattre? Vous le voyez, je vous dis tout, je crains moins d'avouer ma faiblesse, que d'y succomber mais cet empire que j'ai perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions; oui, je le conserverai, j'y suis résolue; fût-ce aux dépens de ma vie. Hélas! le temps n'est pas loin, où je me croyais bien sûre de n'avoir jamais de pareils combats à soutenir. Je m'en félicitais; je m'en glorifiais peut-être trop. Le Ciel a puni, cruellement puni cet orgueil mais plein de miséricorde au moment même qu'il nous frappe, il m'avertit encore avant ma chute; et je serais doublement coupable, si je continuais à manquer de prudence, déjà prévenue que je n'ai plus de force. Vous m'avez dit cent fois que vous ne voudriez pas d'un bonheur acheté par mes larmes. Ah! ne parlons plus de bonheur, mais laissez-moi reprendre quelque tranquillité. En accordant ma demande, quels nouveaux droits n'acquerrez-vous pas sur mon cÅ“ur? Et ceux-là , fondés sur la vertu, je n'aurai point à m'en défendre. Combien je me plairai dans ma reconnaissance! Je vous devrai la douceur de goûter sans remords un sentiment délicieux. A présent, au contraire, effrayée de mes sentiments, de mes pensées, je crains également de m'occuper de vous et de moi; votre idée même m'épouvante quand je ne peux la fuir, je la combats; je ne l'éloigne pas, mais je la repousse. Ne vaut-il pas mieux pour tous deux faire cesser cet état de trouble et d'anxiété? Ô vous, dont l'âme toujours sensible, même au milieu de ses erreurs, est restée amie de la vertu, vous aurez égard à ma situation douloureuse, vous ne rejetterez pas ma prière! Un intérêt plus doux, mais non moins , ces agitations violentes alors respirant par vos bienfaits, je chérirai mon existence, et je dirai dans la joie de mon cÅ“ur " Ce calme que je ressens, je le dois à mon ami " . En vous soumettant à quelques privations légères, que je ne vous impose point, mais que je vous demande, croirez-vous donc acheter trop cher la fin de mes tourments? Ah! si, pour vous rendre heureux, il ne fallait que consentir à être malheureuse, vous pouvez m'en croire, je n'hésiterais pas un moment... Mais devenir coupable!... non, mon ami, non, plutôt mourir mille fois. Déjà assaillie par la honte, à la veille des remords, je redoute et les autres et moi-même; je rougis dans le cercle, et frémis dans la solitude; je n'ai plus qu'une vie de douleur; je n'aurai de tranquillité que par votre consentement. Mes résolutions les plus louables ne suffisent pas pour me rassurer; j'ai formé celle-ci dès hier, et cependant j'ai passé la nuit dans les larmes. Voyez votre amie, celle que vous aimez, confuse et suppliante, vous demander le repos et l'innocence. Ah Dieu! sans vous, eût-elle jamais été réduite à cette humiliante demande? Je ne vous reproche rien; je sens trop par moi-même combien il est difficile de résister à un sentiment impérieux. Une plainte n'est pas un murmure. Faites par générosité ce que je fais par devoir; et à tous les sentiments que vous m'avez inspirés, je joindrai celui d'une éternelle reconnaissance. Adieu, adieu, Monsieur. De ..., ce 27 septembre 17** LETTRE XCI LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Consterné par votre Lettre, j'ignore encore, Madame, comment je pourrai y répondre. Sans doute, s'il faut choisir entre votre malheur et le mien, c'est à moi à me sacrifier, et je ne balance pas; mais de si grands intérêts méritent bien, ce me semble, d'être avant tout discutés et éclaircis; et comment y parvenir, si nous ne devons plus nous parler ni nous voir? Quoi! tandis que les sentiments les plus doux nous unissent, une vaine terreur suffira pour nous séparer, peut-être sans retour! En vain l'amitié tendre, l'ardent amour, réclameront leurs droits; leurs voix ne seront point entendues et pourquoi? quel est donc ce danger pressant qui vous menace? Ah! croyez- moi, de pareilles craintes, et si légèrement conçues, sont déjà , ce me semble, d'assez puissants motifs de sécurité. Permettez-moi de vous le dire, je retrouve ici la trace des impressions défavorables qu'on vous a données sur moi. On ne tremble point auprès de l'homme qu'on estime; on n'éloigne pas, surtout, celui qu'on a jugé digne de quelque amitié c'est l'homme dangereux qu'on redoute et qu'on fuit. Cependant, qui fut jamais plus respectueux et plus soumis que moi? Déjà , vous le voyez, je m'observe dans mon langage; je ne me permets plus ces noms si doux, si chers à mon cÅ“ur, et qu'il ne cesse de vous donner en secret. Ce n'est plus l'amant fidèle et malheureux, recevant les conseils et les consolations d'une amie tendre et sensible; c'est l'accusé devant son juge, l'esclave devant son maÃtre. Ces nouveaux titres imposent sans doute de nouveaux devoirs; je m'engage à les remplir tous. Ecoutez-moi, et si vous me condamnez, j'y souscris et je pars. Je promets davantage; préférez-vous ce despotisme qui juge sans entendre? vous sentez-vous le courage d'être injuste? ordonnez et j'obéis encore. Mais ce jugement, ou cet ordre, que je l'entende de votre bouche. Et pourquoi? m'allez-vous dire à votre tour. Ah! que si vous faites cette question, vous connaissez peu l'amour et mon cÅ“ur! N'est-ce donc rien que de vous voir encore une fois? Eh! quand vous porterez le désespoir dans mon âme, peut-être un regard consolateur l'empêchera d'y succomber. Enfin s'il me faut renoncer à l'amour, à l'amitié, pour qui seuls j'existe, au moins vous verrez votre ouvrage, et votre pitié me restera cette faveur légère, quand même je ne la mériterais pas, je me soumets, ce me semble, à la payer assez cher, pour espérer de l'obtenir. Quoi! vous allez m'éloigner de vous! Vous consentez donc à ce que nous devenions étrangers l'un à l'autre! que dis-je? vous le désirez; et tandis que vous m'assurez que mon absence n'altérera point vos sentiments, vous ne pressez mon départ que pour travailler plus facilement à les détruire. Déjà , vous me parlez de les remplacer par de la reconnaissance. Ainsi le sentiment qu'obtiendrait de vous un inconnu pour le plus léger service, votre ennemi même en cessant de vous nuire, voilà ce que vous m'offrez! et vous voulez que mon cÅ“ur s'en contente! Interrogez le vôtre si votre amant, si votre ami, venaient un jour vous parler de leur reconnaissance, ne leur diriez-vous pas avec indignation " Retirez-vous, vous êtes des ingrats " ? Je m'arrête et réclame votre indulgence. Pardonnez l'expression d'une douleur que vous faites naÃtre elle ne nuira point à ma soumission parfaite. Mais je vous en conjure à mon tour, au nom de ces sentiments si doux, que vous- même vous réclamez, ne refusez pas de m'entendre; et par pitié du moins pour le trouble mortel où vous m'avez plongé, n'en éloignez pas le moment. Adieu, Madame. De ..., ce 27 septembre 17**, au soir. LETTRE XCII LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT Ô mon ami! votre Lettre m'a glacé d'effroi. Cécile... Ô Dieu! est-il possible? Cécile ne m'aime plus. Oui, je vois cette affreuse vérité à travers le voile dont votre amitié l'entoure. Vous avez voulu me préparer à recevoir ce coup mortel. Je vous remercie de vos soins, mais peut-on en imposer à l'amour? Il court au-devant de ce qui l'intéresse; il n'apprend pas son sort, il le devine. Je ne doute plus du mien parlez-moi sans détour, vous le pouvez, et je vous en prie. Mandez-moi tout; ce qui a fait naÃtre vos soupçons, ce qui les a confirmés. Les moindres détails sont précieux. Tâchez, surtout, de vous rappeler ses paroles. Un mot pour l'autre peut changer toute une phrase; le même a quelquefois deux sens... Vous pouvez vous être trompé hélas, je cherche à me flatter encore. Que vous a-t-elle dit? me fait-elle quelque reproche? au moins ne se défend-elle pas de ses torts? J'aurais dû prévoir ce changement, par les difficultés que, depuis un temps, elle trouve à tout. L'amour ne connaÃt pas tant d'obstacles. Quel parti dois-je prendre? que me conseillez-vous? Si je tentais de la voir? cela est-il donc impossible? L'absence est si cruelle, si funeste... et elle a refusé un moyen de me voir! Vous ne me dites pas quel il était; s'il y avait en effet trop de danger, elle sait bien que je ne veux pas qu'elle se risque trop. Mais aussi je connais votre prudence; et pour mon malheur, je ne peux pas ne pas y croire. Que vais-je faire à présent? comment lui écrire? Si je lui laisse voir mes soupçons, ils la chagrineront peut-être; et s'ils sont injustes, me pardonnerais- je de l'avoir affligée? Si je les lui cache, c'est la tromper, et je ne sais point dissimuler avec elle. Oh! si, elle pouvait savoir ce que je souffre, ma peine la toucherait. Je la connais sensible; elle a le cÅ“ur excellent et j'ai mille preuves de son amour. Trop de timidité, quelque embarras, elle est si jeune! et sa mère la traite avec tant de sévérité! Je vais lui écrire; je me contiendrai; je lui demanderai seulement de s'en remettre entièrement à vous. Quand même elle refuserait encore, elle ne pourra pas au moins se fâcher de ma prière, et peut-être elle consentira. Vous, mon ami, je vous fais mille excuses, et pour elle et pour moi. Je vous assure qu'elle sent le prix de vos soins, qu'elle en est reconnaissante. Ce n'est pas méfiance, c'est timidité. Ayez de l'indulgence; c'est le plus beau caractère de l'amitié. La vôtre m'est bien précieuse, et je ne sais comment reconnaÃtre tout ce que vous faites pour moi. Adieu, je vais écrire tout de suite. Je sens toutes mes craintes revenir; qui m'eût dit que jamais il m'en coûterait de lui écrire! Hélas! hier encore, c'était mon plaisir le plus doux. Adieu, mon ami; continuez-moi vos soins, et plaignez-moi beaucoup. Paris, ce 27 septembre 17** LETTRE XCIII LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES JOINTE A LA PRECEDENTE. Je ne puis vous dissimuler combien j'ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez à avoir en lui. Vous n'ignorez pas qu'il est mon ami, qu'il est la seule personne qui puisse nous rapprocher l'un de l'autre j'avais cru que ces titres seraient suffisants auprès de vous; je vois avec peine que je me suis trompé. Puis-je espérer qu'au moins vous m'instruirez de vos raisons? Ne trouverez-vous pas encore quelques difficultés qui vous en empêcheront? Je ne puis cependant deviner, sans vous, le mystère de cette conduite. Je n'ose soupçonner votre amour, sans doute aussi vous n'oseriez trahir le mien. Ah! Cécile!... Il est donc vrai que vous avez refusé un moyen de me voir? un moyen simple, commode et sûr [Danceny ne sait pas quel était ce moyen; il répète seulement l'expression de Valmont]? Et c'est ainsi que vous m'aimez! Une si courte absence a bien changé vos sentiments. Mais pourquoi me tromper? pourquoi me dire que vous m'aimez toujours, que vous m'aimez davantage? Votre Maman, en détruisant votre amour, a-t-elle aussi détruit votre candeur? Si au moins elle vous a laissé quelque pitié, vous n'apprendrez pas sans peine les tourments affreux que vous me causez. Ah! je souffrirais moins pour mourir. Dites-moi donc, votre cÅ“ur m'est-il fermé sans retour? m'avez-vous entièrement oublié? Grâce à vos refus, je ne sais, ni quand vous entendrez mes plaintes, ni quand vous y répondrez. L'amitié de Valmont avait assuré notre correspondance mais vous, vous n'avez pas voulu; vous la trouviez pénible, vous avez préféré qu'elle fût rare. Non, je ne croirai plus à l'amour, à la bonne foi. Eh! qui peut-on croire, si Cécile m'a trompé? Répondez-moi donc est-il vrai que vous ne m'aimez plus? Non cela n'est pas possible; vous vous faites illusion; vous calomniez votre cÅ“ur. Une crainte passagère, un moment de découragement, mais que l'amour a bientôt fait disparaÃtre; n'est-il pas vrai, ma Cécile? ah! sans doute, et j'ai tort de vous accuser. Que je serais heureux d'avoir tort! que j'aimerais à vous faire de tendres excuses, à réparer ce moment d'injustice par une éternité d'amour! Cécile, Cécile, ayez pitié de moi! Consentez à me voir, prenez-en tous les moyens! Voyez ce que produit l'absence! des craintes, des soupçons, peut- être de la froideur! un seul regard, un seul mot et nous serons heureux. Mais quoi! puis-je encore parler de bonheur? peut-être est-il perdu pour moi, perdu pour jamais. Tourmenté par la crainte, cruellement pressé entre les soupçons injustes et la vérité plus cruelle, je ne puis m'arrêter à aucune pensée; je ne conserve d'existence que pour souffrir et vous aimer. Ah! Cécile! vous seule avez le droit de me la rendre chère; et j'attends du premier mot que vous prononcerez le retour du bonheur ou la certitude d'un désespoir éternel. Paris, ce 27 septembre 17** LETTRE XCIV CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY Je ne conçois rien à votre Lettre, sinon la peine qu'elle me cause. Qu'est-ce que M. de Valmont vous a donc mandé, et qu'est-ce qui a pu vous faire croire que je ne vous aimais plus? Cela serait peut-être bien heureux pour moi, car sûrement j'en serais moins tourmentée; et il est bien dur, quand je vous aime comme je fais, de voir que vous croyez toujours que j'ai tort, et qu'au lieu de me consoler, ce soit de vous que me viennent toujours les peines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que je vous trompe, et que je vous dis ce qui n'est pas! vous avez là une jolie idée de moi! Mais quand je serais menteuse comme vous me le reprochez, quel intérêt y aurais-je? Assurément, si je ne vous aimais plus je n'aurais qu'à le dire, et tout le monde m'en louerait; mais, par malheur, c'est plus fort que moi; et il faut que ce soit pour quelqu'un qui ne m'en a pas d'obligation du tout! Qu'est-ce que j'ai donc fait pour vous tant fâcher? Je n'ai pas osé prendre une clef, parce que je craignais que Maman ne s'en aperçût, et que cela ne me causât encore du chagrin, et à vous aussi à cause de moi; et puis encore, parce qu'il me semble que c'est mal fait. Mais ce n'était que M. de Valmont qui m'en avait parlé; je ne pouvais pas savoir si vous le vouliez ou non, puisque vous n'en saviez rien. A présent que je sais que vous le désirez, est-ce que je refuse de la prendre, cette clef? je la prendrai dès demain; et puis nous verrons ce que vous aurez, encore à dire. M. de Valmont a beau être votre ami, je crois que je vous aime bien autant qu'il peut vous aimer, pour le moins; et cependant c'est toujours lui qui a raison, et moi j'ai toujours tort. Je vous assure que je suis bien fâchée. Ça vous est bien égal, parce que vous savez que je m'apaise tout de suite mais à présent que j'aurai la clef, je pourrai vous voir quand je voudrai; et je vous assure que je ne voudrai pas quand vous agirez comme ça. J'aime mieux avoir du chagrin qui me vienne de moi, que s'il me venait de vous voyez ce que vous voulez faire. Si vous vouliez, nous nous aimerions tant! et au moins n'aurions-nous de peines que celles qu'on nous fait! Je vous assure bien que si j'étais maÃtresse, vous n'auriez jamais à vous plaindre de moi mais si vous ne me croyez pas, nous serons toujours bien malheureux, et ce ne sera pas ma faute. J'espère que bientôt nous pourrons nous voir, et qu'alors nous n'aurons plus d'occasions de nous chagriner comme à présent. Si j'avais pu prévoir ça, j'aurais pris cette clef tout de suite mais, en vérité, je croyais bien faire. Ne m'en voulez donc pas, je vous en prie. Ne soyez plus triste, et aimez-moi toujours autant que je vous aime; alors je serai bien contente. Adieu, mon cher ami. Du Château de ..., ce 28 septembre 17** LETTRE XCV CECILE VOLANGES AU VICOMTE DE VALMONT Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m'aviez donnée pour mettre à la place de l'autre; puisque tout le monde le veut, il faut bien que j'y consente aussi. Je ne sais pas pourquoi vous avez mandé à M. Danceny que je ne l'aimais plus je ne crois pas vous avoir jamais donné lieu de le penser; et cela lui a fait bien de la peine, et à moi aussi. Je sais bien que vous êtes son ami; mais ce n'est pas une raison pour le chagriner, ni moi non plus. Vous me feriez bien plaisir de lui mander le contraire, la première fois que vous lui écrirez, et que vous en êtes sûr car c'est en vous qu'il a le plus confiance; et moi, quand j'ai dit une chose, et qu'on ne la croit pas, je ne sais plus comment faire. Pour ce qui est de la clef, vous pouvez être tranquille; j'ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans votre Lettre. Cependant, si vous l'avez encore, et que vous vouliez me la donner en même temps, je vous promets que j'y ferai bien attention. Si ce pouvait être demain en allant dÃner, je vous donnerais l'autre clef après-demain à déjeuner, et vous me la remettriez de la même façon que la première. Je voudrais bien que cela ne fût pas long, parce qu'il y aurait moins de temps à risquer que Maman ne s'en aperçût. Et puis, quand une fois vous aurez cette clef-là , vous aurez bien la bonté de vous en servir aussi pour prendre mes Lettres; et comme cela, M. Danceny aura plus souvent de mes nouvelles. Il est vrai que ce sera bien plus commode qu'à présent; mais c'est que d'abord, cela m'a fait trop peur je vous prie de m'excuser, et j'espère que vous n'en continuerez pas moins d'être aussi complaisant que par le passé. J'en serai aussi toujours bien reconnaissante. J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante. De ..., ce 28 septembre 17**LETTRE XCVI LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Je parie bien que, depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes compliments et mes éloges; je ne doute même pas que vous n'ayez pris un peu d'humeur de mon long silence mais que voulez-vous? j'ai toujours pensé que quand il n'y avait plus que des louanges à donner à une femme, on pouvait s'en reposer sur elle, et s'occuper d'autre chose. Cependant je vous remercie pour mon compte, et vous félicite pour le vôtre. Je veux bien même, pour vous rendre parfaitement heureuse, convenir que pour cette fois vous avez surpassé mon attente. Après cela, voyons si de mon côté j'aurai du moins rempli la vôtre en partie. Ce n'est pas de Madame de Tourvel dont je veux vous parler; sa marche trop lente vous déplaÃt. Vous n'aimez que les affaires faites. Les scènes filées vous ennuient; et moi, jamais je n'avais goûté le plaisir que j'éprouve dans ces lenteurs prétendues. Oui, j'aime à voir, à considérer cette femme prudente, engagée, sans s'en être aperçue, dans un sentier qui ne permet plus de retour, et dont la pente rapide et dangereuse l'entraÃne malgré elle, et la force à me suivre. Là , effrayée du péril qu'elle court, elle voudrait s'arrêter et ne peut se retenir. Ses soins et son adresse peuvent bien rendre ses pas moins grands; mais il faut qu'ils se succèdent. Quelquefois, n'osant fixer le danger, elle ferme les yeux, et se laissant aller, s'abandonne à mes soins. Plus souvent, une nouvelle crainte ranime ses efforts dans son effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en arrière; elle épuise ses forces pour gravir péniblement un court espace; et bientôt un magique pouvoir la replace plus près de ce danger, que vainement elle avait voulu fuir. Alors n'ayant plus que moi pour guide et pour appui, sans songer à me reprocher davantage une chute inévitable, elle m'implore pour la retarder. Les ferventes prières, les humbles supplications, tout ce que les mortels, dans leur crainte, offrent à la Divinité, c'est moi qui les reçois d'elle; et vous voulez que, sourd à ses vÅ“ux, et détruisant moi-même le culte qu'elle me rend, j'emploie à la précipiter la puissance qu'elle invoque pour la soutenir! Ah! laissez-moi du moins le temps d'observer ces touchants combats entre l'amour et la vertu. Eh quoi! ce même spectacle qui vous fait courir au Théâtre avec empressement, que vous y applaudissez avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans la réalité? Ces sentiments d'une âme pure et tendre, qui redoute le bonheur qu'elle désire, et ne cesse pas de se défendre, même alors qu'elle cesse de résister, vous les écoutez avec enthousiasme ne seraient-ils sans prix que pour celui qui les fait naÃtre? Voilà pourtant, voilà les délicieuses jouissances que cette femme céleste m'offre chaque jour; et vous me reprochez d'en savourer les douceurs! Ah! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu'une femme ordinaire. Mais j'oublie, en vous parlant d'elle, que je ne voulais pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m'y attache, m'y ramène sans cesse, même alors que je l'outrage. Ecartons sa dangereuse idée; que je redevienne moi-même pour traiter un sujet plus gai. Il s'agit de votre pupille, à présent devenue la mienne, et j'espère qu'ici vous allez me reconnaÃtre. Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre Dévote, et par conséquent moins occupé d'elle, j'avais remarqué que la petite Volanges était en effet fort jolie; et que s'il y avait de la sottise à en être amoureux comme Danceny, peut-être n'y en avait-il pas moins de ma part à ne pas chercher auprès d'elle une distraction que ma solitude me rendait nécessaire. Il me parut juste aussi de me payer des soins que je me donnais pour elle je me rappelais en outre que vous me l'aviez offerte, avant que Danceny eût rien à y prétendre; et je me trouvais fondé à réclamer quelques droits sur un bien qu'il ne possédait qu'à mon refus et par mon abandon. La jolie mine de la petite personne, sa bouche si fraÃche, son air enfantin, sa gaucherie même fortifiaient ces sages réflexions; je résolus d'agir en conséquence, et le succès a couronné l'entreprise. Déjà vous cherchez par quel moyen j'ai supplanté si tôt l'amant chéri; quelle séduction convient à cet âge, à cette inexpérience. Epargnez-vous tant de peine, je n'en ai employé aucune. Tandis que, maniant avec adresse les armes de votre sexe, vous triomphiez par la finesse; moi, rendant à l'homme ses droits imprescriptibles, je subjuguais par l'autorité. Sûr de saisir ma proie si je pouvais la joindre, je n'avais besoin de ruse que pour m'en approcher, et même celle dont je me suis servi ne mérite presque pas ce nom. Je profitai de la première lettre que je reçus de Danceny pour sa Belle, et après l'en avoir avertie par le signal convenu entre nous, au lieu de mettre mon adresse à la lui rendre, je la mis à n'en pas trouver le moyen cette impatience que je faisais naÃtre, je feignais de la partager, et après avoir causé le mal, j'indiquai le remède. La jeune personne habite une chambre dont une porte donne sur le corridor; mais comme de raison, la mère en avait pris la clef. Il ne s'agissait que de s'en rendre maÃtre. Rien de plus facile dans l'exécution; je ne demandais que d'en disposer deux heures, et je répondais d'en avoir une semblable. Alors correspondances, entrevues, rendez-vous nocturnes; tout devenait commode et sûr cependant, le croiriez-vous? l'enfant timide prit peur et refusa. Un autre s'en serait désolé; moi, je n'y vis que l'occasion d'un plaisir plus piquant. J'écrivis à Danceny pour me plaindre de ce refus, et je fis si bien que notre étourdi n'eut de cesse qu'il n'eût obtenu, exigé même de sa craintive MaÃtresse, qu'elle accordât ma demande et se livrât toute à ma discrétion. J'étais bien aise, je l'avoue, d'avoir ainsi changé de rôle, et que le jeune homme fÃt pour moi ce qu'il comptait que je ferais pour lui. Cette idée doublait, à mes yeux, le prix de l'aventure aussi dès que j'ai eu la précieuse clef, me suis-je hâté d'en faire usage, c'était la nuit dernière. Après m'être assuré que tout était tranquille dans le Château; armé de ma lanterne sourde, et dans la toilette que comportait l'heure et qu'exigeait la circonstance, j'ai rendu ma première visite à votre pupille. J'avais tout fait préparer et cela par elle-même, pour pouvoir entrer sans bruit. Elle était dans son premier sommeil, et dans celui de son âge; de façon que je suis arrivé jusqu'à son lit, sans qu'elle se soit réveillée. J'ai d'abord été tenté d'aller plus avant, et d'essayer de passer pour un songe; mais craignant l'effet de la surprise et le bruit qu'elle entraÃne, j'ai préféré d'éveiller avec précaution la jolie dormeuse, et suis en effet parvenu à prévenir le cri que je redoutais. Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n'étais pas venu là pour causer, j'ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son Couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence, et tout ce qu'elle a à garder pour n'être pas surprise car, portant toute son attention, toutes ses forces à se défendre d'un baiser, qui n'était qu'une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense; le moyen de n'en pas profiter! J'ai donc changé ma marche, et sur le champ j'ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux la petite fille, tout effarouchée, a voulu crier de bonne foi; heureusement sa voix s'est éteinte dans les pleurs. Elle s'était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras à temps. " Que voulez-vous faire lui ai-je dit alors, vous perdre pour toujours? Qu'on vienne, et que m'importe? à qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu? Quel autre que vous m'aura fourni le moyen de m'y introduire? et cette clef que je tiens de vous, que je n'ai pu avoir que par vous, vous chargerez-vous d'en indiquer l'usage? " Cette courte harangue n'a calmé ni la douleur, ni la colère, mais elle a amené la soumission. Je ne sais si j'avais le ton de l'éloquence; au moins est-il vrai que je n'en avais pas le geste. Une main occupée pour la force, l'autre pour l'amour, quel Orateur pourrait prétendre à la grâce en pareille situation? Si vous vous la peignez bien, vous conviendrez qu'au moins elle était favorable à l'attaque mais moi, je n'entends rien à rien, et comme vous dites, la femme la plus simple, une pensionnaire, me mène comme un enfant. Celle-ci, tout en se désolant, sentait qu'il fallait prendre un parti, et entrer en composition. Les prières me trouvant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez que j'ai vendu bien cher ce poste important non, j'ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que, le baiser pris, je n'ai pas tenu ma promesse mais j'avais de bonnes raisons. Etions-nous convenus qu'il serait pris ou donné? A force de marchander, nous sommes tombés d'accord pour un second, et celui-là , il était dit qu'il serait reçu. Alors ayant guidé ses bras timides autour de mon corps, et la pressant de l'un des miens plus amoureusement, le doux baiser a été reçu en effet; mais bien, mais parfaitement reçu tellement enfin que l'Amour n'aurait pas pu mieux faire. Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai-je aussitôt accordé la demande. La main s'est retirée; mais je ne sais par quel hasard je me suis trouvé moi-même à sa place. Vous me supposez là bien empressé, bien actif, n'est-il pas vrai? point du tout. J'ai pris goût aux lenteurs, vous dis-je. Une fois sûr d'arriver, pourquoi tant presser le voyage? Sérieusement, j'étais bien aise d'observer une fois la puissance de l'occasion, et je la trouvais ici dénuée de tout secours étranger. Elle avait pourtant à combattre l'amour, et l'amour soutenu par la pudeur ou la honte, et fortifié surtout par l'humeur que j'avais donnée, et dont on avait beaucoup pris. L'occasion était seule; mais elle était là , toujours offerte, toujours présente, et l'Amour était absent. Pour assurer mes observations, j'avais la malice de n'employer de force que ce qu'on en pouvait combattre. Seulement si ma charmante ennemie, abusant de ma facilité, se trouvait prête à m'échapper, je la contenais par cette même crainte, dont j'avais déjà éprouvé les heureux effets. Hé bien! sans autre soin, la tendre amoureuse, oubliant ses serments, a cédé d'abord et fini par consentir non pas qu'après ce premier moment les reproches et les larmes ne soient revenus de concert; j'ignore s'ils étaient vrais ou feints mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé à y donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche, et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l'un de l'autre, et également d'accord pour le rendez-vous de ce soir. Je ne me suis retiré chez moi qu'au point du jour, et j'étais rendu de fatigue et de sommeil cependant j'ai sacrifié l'un et l'autre au désir de me trouver ce matin au déjeuner j'aime, de passion, les mines de lendemain. Vous n'avez pas d'idée de celle-ci. C'était un embarras dans le maintien! une difficulté dans la marche! des yeux toujours baissés, et si gros et si battus! Cette figure si ronde s'était tant allongée! rien n'était si plaisant. Et pour la première fois, sa mère, alarmée de ce changement extrême, lui témoignait un intérêt assez tendre! et la Présidente aussi, qui s'empressait autour d'elle! Oh! pour ces soins-là ils ne sont que prêtés; un jour viendra où on pourra les lui rendre, et ce jour n'est pas loin. Adieu, ma belle amie. Du Château de ..., ce 1er octobre 17** LETTRE XCVII CECILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL Ah! mon Dieu, Madame, que je suis affligée! que je suis malheureuse! Qui me consolera dans mes peines? qui me conseillera dans l'embarras où je me trouve? Ce M. de Valmont... et Danceny! non, l'idée de Danceny me met au désespoir... Comment vous raconter? comment vous dire?... Je ne sais comment faire. Cependant mon cÅ“ur est plein... Il faut que je parle à quelqu'un, et vous êtes la seule à qui je puisse, à qui j'ose me confier. Vous avez tant de bonté pour moi! Mais n'en ayez pas dans ce moment-ci; je n'en suis pas digne que vous dirai-je? je ne le désire point. Tout le monde ici m'a témoigné de l'intérêt aujourd'hui... ils ont tous augmenté ma peine. Je sentais tant que je ne le méritais pas! Grondez-moi au contraire; grondez-moi bien, car je suis bien coupable mais après, sauvez-moi; si vous n'avez pas la bonté de me conseiller, je mourrai de chagrin. Apprenez donc... ma main tremble, comme vous voyez, je ne peux presque pas écrire, je me sens le visage tout en feu... Ah! c'est bien le rouge de la honte. Hé bien! je la souffrirai; ce sera la première punition de ma faute. Oui, je vous dirai tout. Vous saurez donc que M. de Valmont, qui m'a remis jusqu'ici les Lettres de M. Danceny, a trouvé tout d'un coup que c'était trop difficile; il a voulu avoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous assurer que je ne voulais pas; mais il a été en écrire à Danceny, et Danceny l'a voulu aussi; et moi, ça me fait tant de peine quand je lui refuse quelque chose, surtout depuis mon absence qui le rend si malheureux, que j'ai fini par y consentir. Je ne prévoyais pas le malheur qui en arriverait. Hier, M. de Valmont s'est servi de cette clef pour venir dans ma chambre, comme j'étais endormie; je m'y attendais si peu, qu'il m'a fait bien peur en me réveillant; mais comme il m'a parlé tout de suite, je l'ai reconnu, et je n'ai pas crié; et puis l'idée m'est venue d'abord qu'il venait peut-être m'apporter une Lettre de Danceny. C'en était bien loin. Un petit moment après, il a voulu m'embrasser; et pendant que je me défendais, comme c'est naturel, il a si bien fait, que je n'aurais pas voulu pour toute chose au monde... mais, lui voulait un baiser auparavant. Il a bien fallu, car comment faire? d'autant que j'avais essayé d'appeler, mais outre que je n'ai pas pu, il a bien su me dire que, s'il venait quelqu'un, il saurait bien rejeter toute la faute sur moi; et, en effet, c'était bien facile, à cause de cette clef. Ensuite il ne s'est pas retiré davantage. Il en a voulu un second; et celui-là , je ne savais pas ce qui en était, mais il m'a toute troublée; et après, c'était encore pis qu'auparavant. Oh! par exemple, c'est bien mal ça. Enfin après... , vous m'exempterez bien de dire le reste; mais je suis malheureuse autant qu'on puisse l'être. Ce que je me reproche le plus, et dont pourtant il faut que je vous parle, c'est que j'ai peur de ne pas m'être défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait sûrement, je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire; et il y avait des moments où j'étais comme si je l'aimais... Vous jugez bien que ça ne m'empêchait pas de lui dire toujours que non mais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais; et ça, c'était comme malgré moi; et puis aussi, j'étais bien troublée! S'il est toujours aussi difficile que ça de se défendre, il faut y être bien accoutumée! Il est vrai que M. de Valmont a des façons de dire, qu'on ne sait pas comment faire pour lui répondre enfin, croiriez-vous que quand il s'en est allé, j'en étais comme fâchée, et que j'ai eu la faiblesse de consentir qu'il revÃnt ce soir ça me désole encore plus que tout le reste. Oh! malgré ça, je vous promets bien que je l'empêcherai d'y venir. Il n'a pas été sorti, que j'ai bien senti que j'avais eu bien tort de lui promettre. Aussi, j'ai pleuré tout le reste du temps. C'est surtout Danceny qui me faisait de la peine! toutes les fois que je songeais à lui, mes pleurs redoublaient que j'en étais suffoquée, et j'y songeais toujours... et à présent encore, vous en voyez l'effet; voilà mon papier tout trempé. Non, je ne me consolerai jamais, ne fût-ce qu'à cause de lui... Enfin, je n'en pouvais plus, et pourtant je n'ai pas pu dormir une minute. Et ce matin en me levant, quand je me suis regardée au miroir, je faisais peur, tant j'étais changée. Maman s'en est aperçue dès qu'elle m'a vue et elle m'a demandé ce que j'avais. Moi, je me suis mise à pleurer tout de suite. Je croyais qu'elle m'allait gronder, et peut-être ça m'aurait fait moins de peine mais, au contraire. Elle m'a parlé avec douceur! Je ne le méritais guère. Elle m'a dit de ne pas m'affliger comme ça. Elle ne savait pas le sujet de mon affliction. Que je me rendrais malade! Il y a des moments où je voudrais être morte. Je n'ai pas pu y tenir. Je me suis jetée dans ses bras en sanglotant, et en lui disant " Ah! Maman, votre fille est bien malheureuse! " Maman n'a pu s'empêcher de pleurer un peu; et tout cela n'a fait qu'augmenter mon chagrin heureusement elle ne m'a pas demandé pourquoi j'étais si malheureuse, car je n'aurais su que lui dire. Je vous en supplie, Madame, écrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, et dites-moi ce que je dois faire, car je n'ai le courage de songer à rien, et je ne fais que m'affliger. Vous voudrez bien m'adresser votre Lettre par M. de Valmont; mais je vous en prie, si vous lui écrivez en même temps, ne lui parlez pas que je vous aie rien dit. J'ai l'honneur d'être, Madame, avec toujours bien de l'amitié, votre très humble et très obéissante servante... Je n'ose pas signer cette Lettre. Du Château de ..., ce 1er octobre 17**. LETTRE XCVIII MADAME DE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL Il y a bien peu de jours, ma charmante amie, que c'était vous qui me demandiez des consolations et des conseils aujourd'hui, c'est mon tour; et je vous fais pour moi la même demande que vous me faisiez pour vous. Je suis bien réellement affligée, et je crains de n'avoir pas pris les meilleurs moyens pour éviter les chagrins que j'éprouve. C'est ma fille qui cause mon inquiétude. Depuis mon départ je l'avais bien vue toujours triste et chagrine; mais je m'y attendais, et j'avais armé mon cÅ“ur d'une sévérité que je jugeais nécessaire. J'espérais que l'absence, les distractions détruiraient bientôt un amour que je regardais plutôt comme une erreur de l'enfance que comme une véritable passion. Cependant, loin d'avoir rien gagné depuis mon séjour ici, je m'aperçois que cet enfant se livre de plus en plus à une mélancolie dangereuse; et je crains, tout de bon, que sa santé ne s'altère. Particulièrement depuis quelques jours elle change à vue d'oeil. Hier, surtout, elle me frappa, et tout le monde ici en fut vraiment alarmé. Ce qui me prouve encore combien elle est affectée vivement, c'est que je la vois prête à surmonter la timidité qu'elle a toujours eue avec moi. Hier matin, sur la simple demande que je lui fis si elle était malade, elle se précipita dans mes bras en me disant qu'elle était bien malheureuse; et elle pleura aux sanglots. Je ne puis vous rendre la peine qu'elle m'a faite; les larmes me sont venues aux yeux tout de suite et je n'ai eu que le temps de me détourner, pour empêcher qu'elle ne me vÃt. Heureusement j'ai eu la prudence de ne lui faire aucune question, et elle n'a pas osé m'en dire davantage mais il n'en est pas moins clair que c'est cette malheureuse passion qui la tourmente. Quel parti prendre pourtant, si cela dure? ferai-je le malheur de ma fille? tournerai-je contre elle les qualités les plus précieuses de l'âme, la sensibilité et la constance? est-ce pour cela que je suis sa mère? et quand j'étoufferais ce sentiment si naturel qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants; quand je regarderais comme une faiblesse ce que je crois, au contraire, le premier, le plus sacré de nos devoirs; si je force son choix, n'aurai-je pas à répondre des suites funestes qu'il peut avoir? Quel usage à faire de l'autorité maternelle que de placer sa fille entre le crime et le malheur! Mon amie, je n'imiterai pas ce que j'ai blâmé si souvent. J'ai pu, sans doute, tenter de faire un choix pour ma fille; je ne faisais en cela que l'aider de mon expérience ce n'était pas un droit que j'exerçais, je remplissais un devoir. J'en trahirais un, au contraire, en disposant d'elle au mépris d'un penchant que je n'ai pas su empêcher de naÃtre et dont ni elle, ni moi ne pouvons connaÃtre ni l'étendue ni la durée. Non, je ne souffrirai point qu'elle épouse celui-ci pour aimer celui-là , et j'aime mieux compromettre mon autorité que sa vertu. Je crois donc que je vais prendre le parti le plus sage de retirer la parole que j'ai donnée à M. de Gercourt. Vous venez d'en voir les raisons; elles me paraissent devoir l'emporter sur mes promesses. Je dis plus dans l'état où sont les choses, remplir mon engagement, ce serait véritablement le violer. Car enfin, si je dois à ma fille de ne pas livrer son secret à M. de Gercourt, je dois au moins à celui-ci de ne pas abuser de l'ignorance où je le laisse, et de faire pour lui tout ce que je crois qu'il ferait lui-même, s'il était instruit. Irai-je, au contraire, le trahir indignement, quand il se livre à ma foi, et, tandis qu'il m'honore en me choisissant pour sa seconde mère, le tromper dans le choix qu'il veut faire de la mère de ses enfants? Ces réflexions si vraies et auxquelles je ne peux me refuser m'alarment plus que je ne puis vous dire. Aux malheurs qu'elles me font redouter, je compare ma fille, heureuse avec l'époux que son cÅ“ur a choisi, ne connaissant ses devoirs que par la douceur qu'elle trouve à les remplir; mon gendre également satisfait et se félicitant, chaque jour, de son choix; chacun d'eux ne trouvant de bonheur que dans le bonheur de l'autre, et celui de tous deux se réunissant pour augmenter le mien. L'espoir d'un avenir si doux doit-il être sacrifié à de vaines considérations? Et quelles sont celles qui me retiennent? uniquement des vues d'intérêt. De quel avantage sera-t-il donc pour ma fille d'être née riche, si elle n'en doit pas moins être esclave de la fortune? Je conviens que M. de Gercourt est un parti meilleur, peut-être, que je ne devais l'espérer pour ma fille; j'avoue même que j'ai été extrêmement flattée du choix qu'il a fait d'elle. Mais enfin, Danceny est d'une aussi bonne maison que lui; il ne lui cède en rien pour les qualités personnelles; il a sur M. de Gercourt l'avantage d'aimer et d'être aimé il n'est pas riche à la vérité; mais ma fille ne l'est-elle pas assez pour eux deux? Ah! pourquoi lui ravir la satisfaction si douce d'enrichir ce qu'elle aime! Ces mariages qu'on calcule au lieu de les assortir, qu'on appelle de convenance, et où tout se convient en effet, hors les goûts et les caractères, ne sont-ils pas la source la plus féconde de ces éclats scandaleux qui deviennent tous les jours plus fréquents? J'aime mieux différer au moins j'aurai le temps d'étudier ma fille que je ne connais pas. Je me sens bien le courage de lui causer un chagrin passager, si elle en doit recueillir un bonheur plus solide mais de risquer de la livrer à un désespoir éternel, cela n'est pas dans mon cÅ“ur. Voilà , ma chère amie, les idées qui me tourmentent, et sur quoi je réclame vos conseils. Ces objets sévères contrastent beaucoup avec votre aimable gaieté, et ne paraissent guère de votre âge mais votre raison l'a tant devancé! Votre amitié d'ailleurs aidera votre prudence; et je ne crains point que l'une ou l'autre se refusent à la sollicitude maternelle qui les implore. Adieu, ma charmante amie; ne doutez jamais de la sincérité de mes sentiments. Du Château de ..., ce 2 octobre 17**. LETTRE XCIX LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Encore de petits événements, ma belle amie; mais des scènes seulement, point d'actions. Ainsi, armez-vous de patience; prenez-en même beaucoup car tandis que ma Présidente marche à si petits pas, votre pupille recule, et c'est bien pis encore. Hé bien! j'ai le bon esprit de m'amuser de ces misères-là . Véritablement je m'accoutume fort bien à mon séjour ici; et je puis dire que dans le triste Château de ma vieille tante, je n'ai pas éprouvé un moment d'ennui. Au fait, n'y ai-je pas jouissances, privations, espoir, incertitude? Qu'a- t-on de plus sur un plus grand théâtre? des spectateurs? Hé! laissez faire, ils ne me manqueront pas. S'ils ne me voient pas à l'ouvrage, je leur montrerai ma besogne faite; ils n'auront plus qu'à admirer et applaudir. Oui, ils applaudiront; car je puis enfin prédire, avec certitude, le moment de la chute de mon austère Dévote. J'ai assisté ce soir à l'agonie de la vertu. La douce faiblesse va régner à sa place. Je n'en fixe pas l'époque plus tard qu'à notre première entrevue mais déjà je vous entends crier à l'orgueil. Annoncer sa victoire, se vanter à l'avance. Hé, là , là , calmez-vous! Pour vous prouver ma modestie, je vais commencer par l'histoire de ma défaite. En vérité, votre pupille est une petite personne bien ridicule! C'est bien un enfant qu'il faudrait traiter comme tel, et à qui on ferait grâce en ne le mettant qu'en pénitence! Croiriez-vous qu'après ce qui s'est passé avant-hier entre elle et moi, après la façon amicale dont nous nous sommes quittés hier matin; lorsque j'ai voulu y retourner le soir, comme elle en était convenue, j'ai trouvé sa porte fermée en dedans? Qu'en dites-vous? on éprouve quelquefois de ces enfantillages-là la veille mais le lendemain! cela n'est-il pas plaisant? Je n'en ai pourtant pas ri d'abord, jamais je n'avais autant senti l'empire de mon caractère. Assurément j'allais à ce rendez-vous sans plaisir, et uniquement par procédé. Mon lit, dont j'avais grand besoin, me semblait, pour le moment, préférable à celui de tout autre, et je ne m'en étais éloigné qu'à regret. Cependant je n'ai pas eu plutôt trouvé un obstacle que je brûlais de le franchir; j'étais humilié, surtout, qu'un enfant m'eût joué. Je me retirai donc avec beaucoup d'humeur et dans le projet de ne plus me mêler de ce sot enfant, ni de ses affaires, je lui avais écrit, sur-le-champ, un billet que je comptais lui remettre aujourd'hui, et où je l'évaluais à son juste prix. Mais, comme on dit, la nuit porte conseil; j'ai trouvé ce matin que, n'ayant pas ici le choix des distractions, il fallait garder celle-là ; j'ai donc supprimé le sévère billet. Depuis que j'y ai réfléchi, je ne reviens pas d'avoir eu l'idée de finir une aventure, avant d'avoir en main de quoi en perdre l'Héroïne. Où nous mène pourtant un premier mouvement! Heureux, ma belle amie, qui a su, comme vous, s'accoutumer à n'y jamais céder. Enfin j'ai différé ma vengeance; j'ai fait ce sacrifice à vos vues sur Gercourt. A présent que je ne suis plus en colère, je ne vois plus que du ridicule dans la conduite de votre pupille. En effet, je voudrais bien savoir ce qu'elle espère gagner par là ! pour moi je m'y perds si ce n'est que pour se défendre, il faut convenir qu'elle s'y prend un peu tard. Il faudra bien qu'un jour elle me dise le mot de cette énigme! J'ai grande envie de le savoir. C'est peut-être seulement qu'elle se trouvait fatiguée? franchement cela se pourrait; car sans doute elle ignore encore que les flèches de l'Amour, comme la lance d'Achille, portent avec elles le remède aux blessures qu'elles font. Mais non, à sa petite grimace de toute la journée, je parierais qu'il entre là -dedans du repentir... là ... quelque chose... comme de la vertu... De la vertu!... c'est bien à elle qu'il convient d'en avoir! Ah! qu'elle la laisse à la femme véritablement née pour elle, la seule qui sache l'embellir, qui la ferait aimer!... Pardon, ma belle amie mais c'est ce soir même que s'est passée, entre Madame de Tourvel et moi, la scène dont j'ai à vous rendre compte, et j'en conserve encore quelque émotion. J'ai besoin de me faire violence pour me distraire de l'impression qu'elle m'a faite, c'est même pour m'y aider, que je me suis mis à vous écrire. Il faut pardonner quelque chose à ce premier moment. Il y a déjà quelques jours que nous sommes d'accord, Madame de Tourvel et moi, sur nos sentiments; nous ne disputons plus que sur les mots. C'était toujours, à la vérité, son amitié qui répondait à mon amour mais ce langage de convention ne changeait pas le fond des choses; et quand nous serions restés ainsi, j'en aurais peut-être été moins vite, mais non pas moins sûrement. Déjà même il n'était plus question de m'éloigner, comme elle le voulait d'abord; et pour les entretiens que nous avons journellement, si je mets mes soins à lui en offrir l'occasion, elle met les siens à la saisir. Comme c'est ordinairement à la promenade que se passent nos petits rendez- vous, le temps affreux qu'il a fait tout aujourd'hui ne me laissait rien espérer j'en étais même vraiment contrarié; je ne prévoyais pas combien je devais gagner à ce contretemps. Ne pouvant se promener, on s'est mis à jouer en sortant de table; et comme je joue peu, et que je ne suis plus nécessaire, j'ai pris ce temps pour monter chez moi, sans autre projet que d'y attendre, à peu près, la fin de la partie. Je retournais joindre le cercle, quand j'ai trouvé la charmante femme qui entrait dans son appartement, et qui, soit imprudence ou faiblesse, m'a dit de sa douce voix " Où allez-vous donc? Il n'y a personne au salon. " Il ne m'en a pas fallu davantage, comme vous pouvez croire, pour essayer d'entrer chez elle; j'y ai trouvé moins de résistance que je ne m'y attendais. Il est vrai que j'avais eu la précaution de commencer la conversation à la porte, et de la commencer indifférente; mais à peine avons-nous été établis, que j'ai ramené la véritable, et que j'ai parlé de mon amour à mon amie . Sa première réponse, quoique simple, m'a paru assez expressive " Oh! tenez, m'a-t-elle dit, ne parlons pas de cela ici " , et elle tremblait. La pauvre femme! elle se voit mourir. Pourtant elle avait tort de craindre. Depuis quelque temps, assuré du succès un jour ou l'autre, et la voyant user tant de force dans d'inutiles combats, j'avais résolu de ménager les miennes, et d'attendre sans effort qu'elle se rendÃt de lassitude. Vous sentez bien qu'ici il faut un triomphe complet, et que je ne veux rien devoir à l'occasion. C'était même d'après ce plan formé, et pour pouvoir être pressant, sans m'engager trop, que je suis revenu à ce mot d'amour, si obstinément refusé; sûr qu'on me croyait assez d'ardeur, j'ai essayé un ton plus tendre. Ce refus ne me fâchait plus, il m'affligeait; ma sensible amie ne me devait-elle pas quelques consolations? Tout en me consolant, une main était restée dans la mienne; le joli corps était appuyé sur mon bras, et nous étions extrêmement rapprochés. Vous avez sûrement remarqué combien, dans cette situation, à mesure que la défense mollit, les demandes et les refus se passent de plus près; comment la tête se détourne et les regards se baissent, tandis que les discours, toujours prononcés d'une voix faible, deviennent rares et entrecoupés. Ces symptômes précieux annoncent, d'une manière non équivoque, le consentement de l'âme mais rarement a-t-il encore passé jusqu'aux sens; je crois même qu'il est toujours dangereux de tenter alors quelque entreprise trop marquée; parce que cet état d'abandon n'étant jamais sans un plaisir très doux, on ne saurait forcer d'en sortir, sans causer une humeur qui tourne infailliblement au profit de la défense. Mais, dans le cas présent, la prudence m'était d'autant plus nécessaire, que j'avais surtout à redouter l'effroi que cet oubli d'elle-même ne manquerait pas de causer à ma tendre rêveuse. Aussi cet aveu que je demandais, je n'exigeais pas même qu'il fût prononcé; un regard pouvait suffire; un seul regard, et j'étais heureux. Ma belle amie, les beaux yeux se sont en effet levés sur moi, la bouche céleste a même prononcé " Eh bien! oui, je... " Mais tout à coup le regard s'est éteint, la voix a manqué, et cette femme adorable est tombée dans mes bras. A peine avais-je eu le temps de l'y recevoir, que se dégageant avec une force convulsive, la vue égarée, et les mains élevées vers le Ciel... " Dieu... ô mon Dieu, sauvez-moi " , s'est-elle écriée; et sur-le-champ, plus prompte que l'éclair, elle était à genoux à dix pas de moi. Je l'entendais prête à suffoquer. Je me suis avancé pour la secourir; mais elle, prenant mes mains qu'elle baignait de pleurs, quelquefois même embrassant mes genoux " Oui, ce sera vous, disait-elle, ce sera vous qui me sauverez! Vous ne voulez pas ma mort, laissez-moi; sauvez-moi; laissez-moi; au nom de Dieu, laissez-moi! " Et ces discours peu suivis s'échappaient à peine à travers des sanglots redoublés. Cependant elle me tenait avec une force qui ne m'aurait pas permis de m'éloigner; alors rassemblant les miennes, je l'ai soulevée dans mes bras. Au même instant les pleurs ont cessé; elle ne parlait plus; tous ses membres se sont roidis, et de violentes convulsions ont succédé à cet orage. J'étais, je l'avoue, vivement ému, et je crois que j'aurais consenti à sa demande, quand les circonstances ne m'y auraient pas forcé. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'après lui avoir donné quelques secours, je l'ai laissée comme elle m'en priait, et que je m'en félicite. Déjà j'en ai presque reçu le prix. Je m'attendais qu'ainsi que le jour de ma première déclaration, elle ne se montrerait pas de la soirée. Mais vers les huit heures, elle est descendue au salon, et a seulement annoncé au cercle qu'elle s'était trouvée fort incommodée. Sa figure était abattue, sa voix faible, et son maintien composé; mais son regard était doux, et souvent il s'est fixé sur moi. Son refus de jouer m'ayant même obligé de prendre sa place, elle a pris la sienne à mon côté. Pendant le souper, elle est restée seule dans le salon. Quand on y est revenu, j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait pleuré pour m'en éclaircir, je lui ai dit qu'il me semblait qu'elle s'était encore ressentie de son incommodité; à quoi elle m'a obligeamment répondu " Ce mal-là ne s'en va pas si vite qu'il vient! " Enfin quand on s'est retiré, je lui ai donné la main; et à la porte de son appartement elle a serré la mienne avec force. Il est vrai que ce mouvement m'a paru avoir quelque chose d'involontaire mais tant mieux; c'est une preuve de plus de mon empire. Je parierais qu'à présent elle est enchantée d'en être là tous les frais sont faits; il ne reste plus qu'à jouir. Peut-être, pendant que je vous écris, s'occupe-t-elle déjà de cette douce idée! et quand même elle s'occuperait, au contraire, d'un nouveau projet de défense, ne savons-nous pas bien ce que deviennent tous ces projets-là ? Je vous le demande, cela peut-il aller plus loin que notre prochaine entrevue? Je m'attends bien, par exemple, qu'il y aura quelques façons pour l'accorder, mais bon! le premier pas franchi, ces Prudes austères savent-elles s'arrêter? leur amour est une véritable explosion; la résistance y donne plus de force. Ma farouche Dévote courrait après moi, si je cessais de courir après elle. Enfin, ma belle amie, incessamment j'arriverai chez vous, pour vous sommer de votre parole. Vous n'avez pas oublié sans doute ce que vous m'avez promis après le succès; cette infidélité à votre Chevalier? êtes-vous prête? pour moi je le désire comme si nous ne nous étions jamais connus. Au reste, vous connaÃtre est peut-être une raison pour le désirer davantage Je suis juste, et ne suis point galant [VOLTAIRE, Comédie de Nanine]. Aussi ce sera la première infidélité que je ferai à ma grave conquête; et je vous promets de profiter du premier prétexte pour m'absenter vingt-quatre heures d'auprès d'elle. Ce sera sa punition, de m'avoir tenu si longtemps éloigné de vous. Savez-vous que voilà plus de deux mois que cette aventure m'occupe? oui, deux mois et trois jours; il est vrai que je compte demain, puisqu'elle ne sera véritablement consommée qu'alors. Cela me rappelle que Mademoiselle de B*** a résisté les trois mois complets. Je suis bien aise de voir que la franche coquetterie a plus de défense que l'austère vertu. Adieu, ma belle amie; il faut vous quitter, car il est fort tard. Cette Lettre m'a mené plus loin que je ne comptais; mais comme j'envoie demain matin à Paris, j'ai voulu en profiter, pour vous faire partager un jour plus tôt la joie de votre ami. Du Château de ..., ce 2 octobre 17**, au soir. LETTRE C LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Mon amie, je suis joué, trahi, perdu; je suis au désespoir Madame de Tourvel est partie. Elle est partie, et je ne l'ai pas su! et je n'étais pas là pour m'opposer à son départ, pour lui reprocher son indigne trahison! Ah! ne croyez pas que je l'eusse laissée partir, elle serait restée; oui, elle serait restée, eussé-je dû employer la violence. Mais quoi! dans ma crédule sécurité, je dormais tranquillement; je dormais, et la foudre est tombée sur moi. Non, je ne conçois rien à ce départ il faut renoncer à connaÃtre les femmes. Quand je me rappelle la journée d'hier! que dis-je? la soirée même! Ce regard si doux, cette voix si tendre! et cette main serrée! et pendant ce temps, elle projetait de me fuir! Ô femmes, femmes! Plaignez-vous donc, si l'on vous trompe! Mais oui, toute perfidie qu'on emploie est un vol qu'on vous fait. Quel plaisir j'aurai à me venger! je la retrouverai, cette femme perfide; je reprendrai mon empire sur elle. Si l'amour m'a suffi pour en trouver les moyens, que ne fera-t-il pas, aidé de la vengeance? Je la verrai encore à mes genoux, tremblante et baignée de pleurs, me criant merci de sa trompeuse voix; et moi, je serai sans pitié. Que fait-elle à présent? que pense-t-elle? Peut-être elle s'applaudit de m'avoir trompé; et fidèle aux goûts de son sexe, ce plaisir lui paraÃt le plus doux. Ce que n'a pu la vertu tant vantée, l'esprit de ruse l'a produit sans effort. Insensé! je redoutais sa sagesse; c'était sa mauvaise foi que je devais craindre. Et être obligé de dévorer mon ressentiment! n'oser montrer qu'une tendre douleur, quand j'ai le cÅ“ur rempli de rage! me voir réduit à supplier encore une femme rebelle, qui s'est soustraite à mon empire! devais-je donc être humilié à ce point? et par qui? par une femme timide, et qui jamais ne s'est exercée à combattre. A quoi me sert de m'être établi dans son cÅ“ur, de l'avoir embrasé de tous les feux de l'amour, d'avoir porté jusqu'au délire le trouble de ses sens; si tranquille dans sa retraite, elle peut aujourd'hui s'enorgueillir de sa fuite plus que moi de mes victoires? Et je le souffrirais? mon amie, vous ne le croyez pas; vous n'avez pas de moi cette humiliante idée! Mais quelle fatalité m'attache à cette femme? cent autres ne désirent-elles pas mes soins? ne s'empresseront-elles pas d'y répondre? quand même aucune ne vaudrait celle-ci, l'attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes, l'éclat de leur nombre, n'offrent-ils pas des plaisirs assez doux? Pourquoi courir après celui qui nous fuit, et négliger ceux qui se présentent? Ah! pourquoi?... Je l'ignore, mais je l'éprouve fortement. Il n'est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette femme que je hais et que j'aime avec une égale fureur. Je ne supporterai mon sort que du moment où je disposerai du sien. Alors tranquille et satisfait, je la verrai, à son tour, livrée aux orages que j'éprouve en ce moment, j'en exciterai mille autres encore. L'espoir et la crainte, la méfiance et la sécurité, tous les maux inventés par la haine, tous les biens accordés par l'amour, je veux qu'ils remplissent son cÅ“ur, qu'ils s'y succèdent à ma volonté. Ce temps viendra... Mais que de travaux encore! que j'en étais près hier, et qu'aujourd'hui je m'en vois éloigné! Comment m'en rapprocher? je n'ose tenter aucune démarche; je sens que pour prendre un parti il faudrait être plus calme, et mon sang bout dans mes veines. Ce qui redouble mon tourment, c'est le sang-froid avec lequel chacun répond ici à mes questions sur cet événement, sur sa cause, sur tout ce qu'il offre d'extraordinaire. Personne ne sait rien, personne ne désire de rien savoir à peine en aurait-on parlé, si j'avais consenti qu'on parlât d'autre chose. Madame de Rosemonde, chez qui j'ai couru ce matin quand j'ai appris cette nouvelle, m'a répondu avec le froid de son âge que c'était la suite naturelle de l'indisposition que Madame de Tourvel avait eue hier; qu'elle avait craint une maladie, et qu'elle avait préféré d'être chez elle elle trouve cela tout simple, elle en aurait fait autant, m'a-t-elle dit, comme s'il pouvait y avoir quelque chose de commun entre elles deux! entre elle, qui n'a plus qu'à mourir; et l'autre, qui fait le charme et le tourment de ma vie! Madame de Volanges, que d'abord j'avais soupçonnée d'être complice, ne paraÃt affectée que de n'avoir pas été consultée sur cette démarche. Je suis bien aise, je l'avoue, qu'elle n'ait pas eu le plaisir de me nuire. Cela me prouve encore qu'elle n'a pas, autant que je le craignais, la confiance de cette femme; c'est toujours une ennemie de moins. Comme elle se féliciterait, si elle savait que c'est moi qu'on a fui! comme elle se serait gonflée d'orgueil, si c'eût été par ses conseils! comme son importance en aurait redoublé! Mon Dieu! que je la hais! Oh! je renouerai avec sa fille; je veux la travailler à ma fantaisie aussi bien, je crois que je resterai ici quelque temps; au moins, le peu de réflexions que j'ai pu faire me porte à ce parti. Ne croyez-vous pas, en effet, qu'après une démarche aussi marquée, mon ingrate doit redouter ma présence? Si donc l'idée lui est venue que je pourrais la suivre, elle n'aura pas manqué de me fermer sa porte; et je ne veux pas plus l'accoutumer à ce moyen, qu'en souffrir l'humiliation. J'aime mieux lui annoncer au contraire que je reste ici; je lui ferai même des instances pour qu'elle y revienne; et quand elle sera bien persuadée de mon absence, j'arriverai chez elle nous verrons comment elle supportera cette entrevue. Mais il faut la différer pour en augmenter l'effet, et je ne sais encore si j'en aurai la patience j'ai eu, vingt fois dans la journée, la bouche ouverte pour demander mes chevaux. Cependant je prendrai sur moi; je m'engage à recevoir votre réponse ici; je vous demande seulement, ma belle amie, de ne pas me la faire attendre. Ce qui me contrarierait le plus serait de ne pas savoir ce qui se passe mais mon Chasseur, qui est à Paris, a des droits à quelque accès auprès de la Femme de chambre il pourra me servir. Je lui envoie une instruction et de l'argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne l'un et l'autre à cette Lettre, et aussi d'avoir soin de les lui envoyer par un de vos gens, avec ordre de les lui remettre à lui-même. Je prends cette précaution, parce que le drôle a l'habitude de n'avoir jamais reçu les Lettres que je lui écris, quand elles lui prescrivent quelque chose qui le gêne; et que, pour le moment, il ne me paraÃt pas aussi épris de sa conquête que je voudrais qu'il le fût. Adieu, ma belle amie; s'il vous vient quelque idée heureuse, quelque moyen de hâter ma marche, faites-m'en part. J'ai éprouvé plus d'une fois combien votre amitié pouvait être utile; je l'éprouve encore en ce moment; car je me sens plus calme depuis que je vous écris; au moins, je parle à quelqu'un qui m'entend, et non aux automates près de qui je végète depuis ce matin. En vérité, plus je vais, et plus je suis tenté de croire qu'il n'y a que vous et moi dans le monde, qui valions quelque chose. Du Château de ..., ce 3 octobre 17**. LETTRE CI LE VICOMTE DE VALMONT A AZOLAN, SON CHASSEUR. JOINTE A LA PRECEDENTE. Il faut que vous soyez bien imbécile, vous qui êtes parti d'ici ce matin, de n'avoir pas su que Madame de Tourvel en partait aussi; ou, si vous l'avez su, de n'être pas venu m'en avertir. A quoi sert-il donc que vous dépensiez mon argent à vous enivrer avec les Valets; que le temps que vous devriez employer à me servir, vous le passiez à faire l'agréable auprès des Femmes de chambre, si je n'en suis pas mieux informé de ce qui se passe? Voilà pourtant de vos négligences! Mais je vous préviens que s'il vous en arrive une seule dans cette affaire-ci, ce sera la dernière que vous aurez à mon service. Il faut que vous m'instruisiez de tout ce qui se passe chez Madame de Tourvel de sa santé, si elle dort; si elle est triste ou gaie; si elle sort souvent, et chez qui elle va; si elle reçoit du monde chez elle, et qui y vient; à quoi elle passe son temps, si elle a de l'humeur avec ses Femmes, particulièrement avec celle qu'elle avait amenée ici; ce qu'elle fait, quand elle est seule; si, quand elle lit, elle lit de suite, ou si elle interrompt sa lecture pour rêver; de même quand elle écrit. Songez aussi à vous rendre l'ami de celui qui porte ses Lettres à la Poste. Offrez-vous souvent à lui pour faire cette commission à sa place et quand il acceptera, ne faites partir que celles qui vous paraÃtront indifférentes, et envoyez-moi les autres, surtout celles à Madame de Volanges, si vous en rencontrez. Arrangez-vous pour être encore quelque temps l'amant heureux de votre Julie. Si elle en a un autre, comme vous l'avez cru, faites-la consentir à se partager; et n'allez pas vous piquer d'une ridicule délicatesse vous serez dans le cas de bien d'autres, qui valent mieux que vous. Si pourtant votre second se rendait trop importun; si vous vous aperceviez, par exemple, qu'il occupât trop Julie pendant la journée, et qu'elle en fût moins souvent auprès de sa MaÃtresse, écartez-le par quelque moyen, ou cherchez-lui querelle n'en craignez pas les suites, je vous soutiendrai. Surtout ne quittez pas cette maison. C'est par l'assiduité qu'on voit tout, et qu'on voit bien. Si même le hasard faisait renvoyer quelqu'un des Gens, présentez-vous pour le remplacer, comme n'étant plus à moi. Dites, dans ce cas, que vous m'avez quitté pour chercher une maison plus tranquille et plus réglée. Tâchez enfin de vous faire accepter. Je ne vous en garderai pas moins à mon service pendant ce temps; ce sera comme chez la Duchesse de ***; et par la suite, Madame de Tourvel vous en récompensera de même. Si vous aviez assez d'adresse et de zèle, cette instruction devrait suffire; mais pour suppléer à l'un et à l'autre, je vous envoie de l'argent. Le billet ci-joint vous autorise, comme vous verrez, à toucher vingt-cinq louis chez mon homme d'affaires; car je ne doute pas que vous ne soyez sans le sou. Vous emploierez de cette somme ce qui sera nécessaire pour décider Julie à établir une correspondance avec moi. Le reste servira à faire boire les Gens. Ayez soin, autant que cela se pourra, que ce soit chez le Suisse de la maison, afin qu'il aime à vous y voir venir. Mais n'oubliez pas que ce ne sont pas vos plaisirs que je veux payer, mais vos services. Accoutumez Julie à observer tout et à tout rapporter, même ce qui lui paraÃtrait minutieux. Il vaut mieux qu'elle écrive dix phrases inutiles, que d'en omettre une intéressante; et souvent ce qui paraÃt indifférent ne l'est pas. Comme il faut que je puisse être instruit sur-le-champ, s'il arrivait quelque chose qui vous parût mériter attention, aussitôt cette Lettre reçue, vous enverrez Philippe, sur le cheval de commission, s'établir à ... [Village à moitié chemin de Paris au château de Madame de Rosemonde]; il y restera jusqu'à nouvel ordre; ce sera un relais en cas de besoin. Pour la correspondance courante, la Poste suffira. Prenez garde de perdre cette Lettre. Relisez-la tous les jours, tant pour vous assurer de ne rien oublier, que pour être sûr de l'avoir encore. Faites enfin tout ce qu'il faut faire, quand on est honoré de ma confiance. Vous savez que, si je suis content de vous, vous le serez de moi. Du Château de ..., ce 3 octobre 17**. LETTRE CII LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE Vous serez bien étonnée, Madame, en apprenant que je pars de chez vous aussi précipitamment. Cette démarche va vous paraÃtre bien extraordinaire mais que votre surprise va redoubler encore quand vous en saurez les raisons! Peut-être trouverez-vous qu'en vous les confiant, je ne respecte pas assez la tranquillité nécessaire à votre âge; que je m'écarte même des sentiments de vénération qui vous sont dus à tant de titres? Ah! Madame, pardon mais mon cÅ“ur est oppressé; il a besoin d'épancher sa douleur dans le sein d'une amie également douce et prudente quelle autre que vous pouvait-il choisir? Regardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bontés maternelles; je les implore. J'y ai peut-être quelques droits par mes sentiments pour vous. Où est le temps où, tout entière à ces sentiments louables, je ne connaissais point ceux qui, portant dans l'âme le trouble mortel que j'éprouve, ôtent la force de les combattre en même temps qu'ils en imposent le devoir? Ah! ce fatal voyage m'a perdue... Que vous dirai-je enfin? j'aime, oui, j'aime éperdument. Hélas! ce mot que j'écris pour la première fois, ce mot si souvent demandé sans être obtenu, je payerais de ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le faire entendre à celui qui l'inspire; et pourtant il faut le refuser sans cesse! Il va douter encore de mes sentiments; il croira avoir à s'en plaindre. Je suis bien malheureuse! Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon cÅ“ur que d'y régner? Oui, je souffrirais moins, s'il savait tout ce que je souffre; mais vous-même, à qui je le dis, vous n'en aurez encore qu'une faible idée. Dans peu de moments, je vais le fuir et l'affliger. Tandis qu'il se croira encore près de moi, je serai déjà loin de lui à l'heure où j'avais coutume de le voir chaque jour, je serai dans des lieux où il n'est jamais venu, où je ne dois pas permettre qu'il vienne. Déjà tous mes préparatifs sont faits; tout est là , sous mes yeux; je ne puis les reposer sur rien qui ne m'annonce ce cruel départ. Tout est prêt, excepté moi!... et plus mon cÅ“ur s'y refuse, plus il me prouve la nécessité de m'y soumettre. Je m'y soumettrai sans doute, il vaut mieux mourir que de vivre coupable. Déjà , je le sens, je ne le suis que trop; je n'ai sauvé que ma sagesse, la vertu s'est évanouie. Faut-il vous l'avouer, ce qui me reste encore, je le dois à sa générosité. Enivrée du plaisir de le voir, de l'entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j'étais sans puissance et sans force; à peine m'en restait-il pour combattre, je n'en avais plus pour résister; je frémissais de mon danger, sans pouvoir le fuir. Hé bien! il a vu ma peine, et il a eu pitié de moi. Comment ne le chérirais-je pas? Je lui dois bien plus que la vie. Ah! si en restant auprès de lui je n'avais à trembler que pour elle, ne croyez pas que jamais je consentisse à m'éloigner. Que m'est-elle sans lui, ne serais-je pas trop heureuse de la perdre? Condamnée à faire éternellement son malheur et le mien; à n'oser ni me plaindre, ni le consoler; à me défendre chaque jour contre lui, contre moi-même; à mettre mes soins à causer sa peine, quand je voudrais les consacrer tous à son bonheur. Vivre ainsi n'est-ce pas mourir mille fois? Voilà pourtant quel va être mon sort. Je le supporterai cependant, j'en aurai le courage. Ô vous, que je choisis pour ma mère, recevez-en le serment! Recevez aussi celui que je fais de ne vous dérober aucune de mes actions; recevez-le, je vous en conjure; je vous le demande comme un secours dont j'ai besoin ainsi, engagée à vous dire tout, je m'accoutumerai à me croire toujours en votre présence. Votre vertu remplacera la mienne. Jamais, sans doute, je ne consentirai à rougir à vos yeux; et retenue par ce frein puissant, tandis que je chérirai en vous l'indulgente amie, confidente de ma faiblesse, j'y honorerai encore l'Ange tutélaire qui me sauvera de la honte. C'est bien en éprouver assez que d'avoir à faire cette demande. Fatal effet d'une présomptueuse confiance! pourquoi n'ai-je pas redouté plus tôt ce penchant que j'ai senti naÃtre? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon gré le maÃtriser ou le vaincre? Insensée! je connaissais bien peu l'amour! Ah! si je l'avais combattu avec plus de soin, peut-être eût-il pris moins d'empire! peut-être alors ce départ n'eût pas été nécessaire; ou même, en me soumettant à ce parti douloureux, j'aurais pu ne pas rompre entièrement une liaison qu'il eût suffi de rendre moins fréquente! Mais tout perdre à la fois! et pour jamais! Ô mon amie!... Mais quoi! même en vous écrivant, je m'égare encore dans des vÅ“ux criminels. Ah! partons, partons, et que du moins ces torts involontaires soient expiés par mes sacrifices. Adieu, ma respectable amie; aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi pour telle; et soyez sûre que, malgré ma faiblesse, j'aimerais mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix. De ..., ce 3 octobre 17**, à une heure du matin. LETTRE CIII MADAME DE ROSEMONDE A LA PRESIDENTE DE TOURVEL J'ai été, ma chère Belle, plus affligée de votre départ que surprise de sa cause; une longue expérience et l'intérêt que vous inspirez avaient suffi pour m'éclairer sur l'état de votre cÅ“ur; et s'il faut tout dire, vous ne m'avez rien ou presque rien appris par votre Lettre. Si je n'avais été instruite que par elle, j'ignorerais encore quel est celui que vous aimez; car en me parlant de lui tout le temps, vous n'avez pas écrit son nom une seule fois. Je n'en avais pas besoin; je sais bien qui c'est. Mais je le remarque, parce que je me suis rappelé que c'est toujours là le style de l'amour. Je vois qu'il en est encore comme au temps passé. Je ne croyais guère être jamais dans le cas de revenir sur des souvenirs si éloignés de moi, et si étrangers à mon âge. Pourtant, depuis hier, je m'en suis vraiment beaucoup occupée, par le désir que j'avais d'y trouver quelque chose qui pût vous être utile. Mais que puis-je faire, que vous admirer et vous plaindre? Je loue le parti sage que vous avez pris mais il m'effraie, parce que j'en conclus que vous l'avez jugé nécessaire; et quand on en est là , il est bien difficile de se tenir toujours éloignée de celui dont notre cÅ“ur nous rapproche sans cesse. Cependant ne vous découragez pas. Rien ne doit être impossible à votre belle âme; et quand vous devriez un jour avoir le malheur de succomber ce qu'à Dieu ne plaise!, croyez-moi, ma chère Belle, réservez-vous au moins la consolation d'avoir combattu de toute votre puissance. Et puis, ce que ne peut la sagesse humaine, la grâce divine l'opère quand il lui plaÃt. Peut-être êtes- vous à la veille de ses secours; et votre vertu, éprouvée dans ces combats terribles, en sortira plus pure, et plus brillante. La force que vous n'avez pas aujourd'hui, espérez que vous la recevrez demain. N'y comptez pas pour vous en reposer sur elle, mais pour vous encourager à user de toutes les vôtres. En laissant à la Providence le soin de vous secourir dans un danger contre lequel je ne peux rien, je me réserve de vous soutenir et vous consoler autant qu'il sera en moi. Je ne soulagerai pas vos peines, mais je les partagerai. C'est à ce titre que je recevrai volontiers vos confidences. Je sens que votre cÅ“ur doit avoir besoin de s'épancher. Je vous ouvre le mien; l'âge ne l'a pas encore refroidi au point d'être insensible à l'amitié. Vous le trouverez toujours prêt à vous recevoir. Ce sera un faible soulagement à vos douleurs, mais au moins vous ne pleurerez pas seule et quand ce malheureux amour, prenant trop d'empire sur vous, vous forcera d'en parler, il vaut mieux que ce soit avec moi qu'avec lui . Voilà que je parle comme vous; et je crois qu'à nous deux nous ne parviendrons pas à le nommer; au reste, nous nous entendons. Je ne sais si je fais bien de vous dire qu'il m'a paru vivement affecté de votre départ; il serait peut-être plus sage de ne vous en pas parler mais je n'aime pas cette sagesse qui afflige ses amis. Je suis pourtant forcée de n'en pas parler plus longtemps. Ma vue débile et ma main tremblante ne me permettent pas de longues Lettres, quand il faut les écrire moi-même. Adieu donc, ma chère Belle; adieu, mon aimable enfant; oui, je vous adopte volontiers pour ma fille, et vous avez bien tout ce qu'il faut pour faire l'orgueil et le plaisir d'une mère. Du Château de ..., ce 3 octobre 17**. LETTRE CIV LA MARQUISE DE MERTEUIL A MADAME DE VOLANGES En vérité, ma chère et bonne amie, j'ai eu peine à me défendre d'un mouvement d'orgueil, en lisant votre Lettre. Quoi! vous m'honorez de votre entière confiance! vous allez même jusqu'à me demander des conseils! Ah! je suis bien heureuse, si je mérite cette opinion favorable de votre part si je ne la dois pas seulement à la prévention de l'amitié. Au reste, quel qu'en soit le motif, elle n'en est pas moins précieuse à mon cÅ“ur; et l'avoir obtenue n'est à mes yeux qu'une raison de plus pour travailler davantage à la mériter. Je vais donc mais sans prétendre vous donner un avis vous dire librement ma façon de penser. Je m'en méfie, parce qu'elle diffère de la vôtre; mais quand je vous aurai exposé mes raisons, vous les jugerez; et si vous les condamnez, je souscris d'avance à votre jugement. J'aurai au moins cette sagesse de ne pas me croire plus sage que vous. Si pourtant, et pour cette seule fois, mon avis se trouvait préférable, il faudrait en chercher la cause dans les illusions de l'amour maternel. Puisque ce sentiment est louable, il doit se trouver en vous. Qu'il se reconnaÃt bien en effet dans le parti que vous êtes tentée de prendre! c'est ainsi que, s'il vous arrive d'errer quelquefois, ce n'est jamais que dans le choix des vertus. La prudence est, à ce qu'il me semble, celle qu'il faut préférer, quand on dispose du sort des autres, et surtout quand il s'agit de le fixer par un lien indissoluble et sacré, tel que celui du mariage. C'est alors qu'une mère, également sage et tendre, doit comme vous le dites si bien, aider sa fille de son expérience . Or, je vous le demande, qu'a-t-elle à faire pour y parvenir? sinon de distinguer pour elle, entre ce qui plaÃt et ce qui convient. Ne serait-ce donc pas avilir l'autorité maternelle, ne serait-ce pas l'anéantir, que de la subordonner à un goût frivole dont la puissance illusoire ne se fait sentir qu'à ceux qui la redoutent, et disparaÃt sitôt qu'on la méprise? Pour moi, je l'avoue, je n'ai jamais cru à ces passions entraÃnantes et irrésistibles, dont il semble qu'on soit convenu de faire l'excuse générale de nos dérèglements. Je ne conçois point comment un goût, qu'un moment voit naÃtre et qu'un autre voit mourir, peut avoir plus de force que les principes inaltérables de pudeur, d'honnêteté et de modestie; et je n'entends pas plus qu'une femme qui les trahit puisse être justifiée par sa passion prétendue, qu'un voleur ne le serait par la passion de l'argent, ou un assassin par celle de la vengeance. Eh! qui peut dire n'avoir jamais eu à combattre? Mais j'ai toujours cherché à me persuader que, pour résister, il suffisait de le vouloir, et jusqu'alors au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. Que serait la vertu, sans les devoirs qu'elle impose? son culte est dans nos sacrifices, sa récompense dans nos cÅ“urs. Ces vérités ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les méconnaÃtre; et qui, déjà dépravés, espèrent faire un moment illusion, en essayant de justifier leur mauvaise conduite par de mauvaises raisons. Mais pourrait-on le craindre d'un enfant simple et timide; d'un enfant né de vous, et dont l'éducation modeste et pure n'a pu que fortifier l'heureux naturel? C'est pourtant à cette crainte, que j'ose dire humiliante pour votre fille, que vous voulez sacrifier le mariage avantageux que votre prudence avait ménagé pour elle! J'aime beaucoup Danceny; et depuis longtemps, comme vous savez, je vois peu M. de Gercourt; mais mon amitié pour l'un, mon indifférence pour l'autre, ne m'empêchent point de sentir l'énorme différence qui se trouve entre ces deux partis. Leur naissance est égale, j'en conviens; mais l'un est sans fortune, et celle de l'autre est telle que, même sans naissance, elle aurait suffi pour le mener à tout. J'avoue bien que l'argent ne fait pas le bonheur; mais il faut avouer aussi qu'il le facilite beaucoup. Mademoiselle de Volanges est, comme vous le dites, assez riche pour deux cependant, soixante mille livres de rente dont elle va jouir ne sont pas déjà tant quand on porte le nom de Danceny, quand il faut monter et soutenir une maison qui y réponde. Nous ne sommes plus au temps de Madame de Sévigné. Le luxe absorbe tout on le blâme, mais il faut l'imiter, et le superflu finit par priver du nécessaire. Quant aux qualités personnelles que vous comptez pour beaucoup, et avec beaucoup de raison, assurément M. de Gercourt est sans reproche de ce côté; et à lui, ses preuves sont faites. J'aime à croire, et je crois qu'en effet Danceny ne lui cède en rien; mais en sommes-nous aussi sûres? Il est vrai qu'il a paru jusqu'ici exempt des défauts de son âge, et que malgré le ton du jour il montre un goût pour la bonne compagnie qui fait augurer favorablement de lui mais qui sait si cette sagesse apparente, il ne la doit pas à la médiocrité de sa fortune? Pour peu qu'on craigne d'être fripon ou crapuleux, il faut de l'argent pour être joueur et libertin, et l'on peut encore aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin il ne serait pas le millième qui aurait vu la bonne compagnie uniquement faute de pouvoir mieux faire. Je ne dis pas à Dieu ne plaise! que je croie tout cela de lui mais ce serait toujours un risque à courir; et quels reproches n'auriez-vous pas à vous faire, si l'événement n'était pas heureux! Que répondriez-vous à votre fille, qui vous dirait " Ma mère, j'étais jeune et sans expérience; j'étais même séduite par une erreur pardonnable à mon âge mais le Ciel, qui avait prévu ma faiblesse, m'avait accordé une mère sage, pour y remédier et m'en garantir. Pourquoi donc, oubliant votre prudence, avez-vous consenti à mon malheur? était-ce à moi à me choisir un époux, quand je ne connaissais rien de l'état du mariage? Quand je l'aurais voulu, n'était-ce pas à vous à vous y opposer? Mais je n'ai jamais eu cette folle volonté. Décidée à vous obéir, j'ai attendu votre choix avec une respectueuse résignation; jamais je ne me suis écartée de la soumission que je vous devais, et cependant je porte aujourd'hui la peine qui n'est due qu'aux enfants rebelles. Ah! votre faiblesse m'a perdue ... " Peut-être son respect étoufferait-il ces plaintes; mais l'amour maternel les devinerait et les larmes de votre fille, pour être dérobées, n'en couleraient pas moins sur votre cÅ“ur. Où chercherez-vous alors vos consolations? Sera-ce dans ce fol amour, contre lequel vous auriez dû l'armer, et par qui au contraire vous vous serez laissé séduire? J'ignore, ma chère amie, si j'ai contre cette passion une prévention trop forte; mais je la crois redoutable, même dans le mariage. Ce n'est pas que je désapprouve qu'un sentiment honnête et doux vienne embellir le lien conjugal, et adoucir en quelque sorte les devoirs qu'il impose; mais ce n'est pas à lui qu'il appartient de le former; ce n'est pas à l'illusion d'un moment à régler le choix de notre vie. En effet, pour choisir, il faut comparer; et comment le pouvoir, quand un seul objet nous occupe; quand celui-là même on ne peut le connaÃtre, plongé que l'on est dans l'ivresse et l'aveuglement? J'ai rencontré, comme vous pouvez croire, plusieurs femmes atteintes de ce mal dangereux; j'ai reçu les confidences de quelques-unes. A les entendre, il n'en est point dont l'Amant ne soit un être parfait mais ces perfections chimériques n'existent que dans leur imagination. Leur tête exaltée ne rêve qu'agréments et vertus; elles en parent à plaisir celui qu'elles préfèrent c'est la draperie d'un Dieu, portée souvent par un modèle abject mais quel qu'il soit, à peine l'en ont-elles revêtu, que, dupes de leur propre ouvrage, elles se prosternent pour l'adorer. Ou votre fille n'aime pas Danceny, ou elle éprouve cette même illusion; elle est commune à tous deux, si leur amour est réciproque. Ainsi votre raison pour les unir à jamais se réduit à la certitude qu'ils ne se connaissent pas, qu'ils ne peuvent se connaÃtre. Mais me direz-vous, M. de Gercourt et ma fille se connaissent-ils davantage? Non, sans doute; mais au moins ne s'abusent-ils pas, ils s'ignorent seulement. Qu'arrive-t-il dans ce cas entre deux époux que je suppose honnêtes? c'est que chacun d'eux étudie l'autre, s'observe vis-à -vis de lui, cherche et reconnaÃt bientôt ce qu'il faut qu'il cède de ses goûts et de ses volontés, pour la tranquillité commune. Ces légers sacrifices se font sans peine, parce qu'ils sont réciproques et qu'on les a prévus bientôt ils font naÃtre une bienveillance mutuelle; et l'habitude, qui fortifie tous les penchants qu'elle ne détruit pas, amène peu à peu cette douce amitié, cette tendre confiance, qui, jointes à l'estime, forment, ce me semble, le véritable, le solide bonheur des mariages. Les illusions de l'amour peuvent être plus douces; mais qui ne sait aussi qu'elles sont moins durables? et quels dangers n'amène pas le moment qui les détruit! C'est alors que les moindres défauts paraissent choquants et insupportables, par le contraste qu'ils forment avec l'idée de perfection qui nous avait séduits. Chacun des deux époux croit cependant que l'autre seul a changé, et que lui vaut toujours ce qu'un moment d'erreur l'avait fait apprécier. Le charme qu'il n'éprouve plus, il s'étonne de ne le plus faire naÃtre; il en est humilié la vanité blessée aigrit les esprits, augmente les torts, produit l'humeur, enfante la haine; et de frivoles plaisirs sont payés enfin par de longues infortunes. Voilà , ma chère amie, ma façon de penser sur l'objet qui nous occupe; je ne la défends pas, je l'expose seulement; c'est à vous à décider. Mais si vous persistez dans votre avis, je vous demande de me faire connaÃtre les raisons qui auront combattu les miennes je serai bien aise de m'éclairer auprès de vous, et surtout d'être rassurée sur le sort de votre aimable enfant, dont je désire bien ardemment le bonheur, et par mon amitié pour elle, et par celle qui m'unit à vous pour la vie. Paris, ce 4 octobre 17**. LETTRE CV LA MARQUISE DE MERTEUIL A CECILE VOLANGES Hé bien! Petite, vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse, et ce M. de Valmont est un méchant homme, n'est-ce pas? Comment! il ose vous traiter comme la femme qu'il aimerait le mieux! Il vous apprend ce que vous mouriez d'envie de savoir! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre Amant qui n'en abuse pas; vous ne chérissez de l'amour que les peines, et non les plaisirs! Rien de mieux, et vous figurerez à merveille dans un Roman. De la passion, de l'infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses! Au milieu de ce brillant cortège, on s'ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre! Elle avait les yeux battus le lendemain! Et que diriez-vous donc, quand ce seront ceux de votre Amant? Allez, mon bel Ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi; tous les hommes ne sont pas des Valmont. Et puis, ne plus oser lever ces yeux-là ! Oh! par exemple, vous avez eu bien raison; tout le monde y aurait lu votre aventure. Croyez-moi cependant, s'il en était ainsi, nos Femmes et même nos Demoiselles auraient le regard plus modeste. Malgré les louanges que je suis forcée de vous donner, comme vous voyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d'Å“uvre; c'était de tout dire à votre Maman. Vous aviez si bien commencé! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi; quelle scène pathétique! et quel dommage de ne l'avoir pas achevée! Votre tendre mère, toute ravie d'aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloÃtrée, pour toute votre vie; et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché; vous vous seriez désolée tout à votre aise; et Valmont, à coup sûr, n'aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs. Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l'êtes? Vous avez bien raison de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulais pourtant être votre amie vous en avez besoin peut-être avec la mère que vous avez, et le mari qu'elle veut vous donner! Mais si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu'on fasse de vous? Que peut-on espérer, si ce qui fait venir l'esprit aux filles semble au contraire vous l'ôter? Si vous pouviez prendre sur vous de raisonner un moment, vous trouveriez bientôt que vous devez vous féliciter au lieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteuse, et cela vous gêne! Hé! tranquillisez-vous; la honte que cause l'amour est comme sa douleur on ne l'éprouve qu'une fois. On peut encore la feindre après; mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, et c'est bien quelque chose. Je crois même avoir démêlé, à travers votre petit bavardage, que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. Là , ce trouble qui vous empêchait de faire comme vous disiez , qui vous faisait trouver si difficile de se défendre , qui vous rendait comme fâchée , quand Valmont s'en est allé, était-ce bien la honte qui le causait? ou si c'était le plaisir? et ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre , cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire? Ah! petite fille, vous mentez, et vous mentez à votre amie! Cela n'est pas bien. Mais brisons là . Ce qui pour tout le monde serait un plaisir, et pourrait n'être que cela, devient dans votre situation un véritable bonheur. En effet, placée entre une mère dont il vous importe d'être aimée, et un Amant dont vous désirez de l'être toujours, comment ne voyez-vous pas que le seul moyen d'obtenir ces succès opposés est de vous occuper d'un tiers? Distraite par cette nouvelle aventure, tandis que vis-à -vis de votre Maman vous aurez l'air de sacrifier à votre soumission pour elle un goût qui lui déplaÃt, vous acquerrez vis-à -vis de votre Amant l'honneur d'une belle défense. En l'assurant sans cesse de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernières preuves. Ces refus, si peu pénibles dans le cas où vous serez, il ne manquera pas de les mettre sur le compte de votre vertu; il s'en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage, et pour avoir le double mérite, aux yeux de l'un de sacrifier l'amour, à ceux de l'autre, d'y résister, il ne vous en coûtera que d'en goûter les plaisirs. Oh! combien de femmes ont perdu leur réputation, qui l'eussent conservée avec soin, si elles avaient pu la soutenir par de pareils moyens! Ce parti que je vous propose, ne vous paraÃt-il pas le plus raisonnable, comme le plus doux? Savez-vous ce que vous avez gagné à celui que vous avez pris? c'est que votre Maman a attribué votre redoublement de tristesse à un redoublement d'amour, qu'elle en est outrée, et que pour vous en punir elle n'attend que d'en être plus sûre. Elle vient de m'en écrire; elle tentera tout pour obtenir cet aveu de vous-même. Elle ira, peut-être, me dit-elle, jusqu'à vous proposer Danceny pour époux; et cela pour vous engager à parler. Et si, vous laissant séduire par cette trompeuse tendresse, vous répondiez, selon votre cÅ“ur, bientôt renfermée pour longtemps, peut-être pour toujours, vous pleureriez à loisir votre aveugle crédulité. Cette ruse qu'elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en lui montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous songez moins à Danceny. Elle se le persuadera d'autant plus facilement, que c'est l'effet ordinaire de l'absence; et elle vous en saura d'autant plus de gré, qu'elle y trouvera une occasion de s'applaudir de sa prudence, qui lui a suggéré ce moyen. Mais si, conservant quelque doute, elle persistait pourtant à vous éprouver, et qu'elle vÃnt à vous parler de mariage, renfermez-vous, en fille bien née, dans une parfaite soumission. Au fait, qu'y risquez-vous? Pour ce qu'on fait d'un mari, l'un vaut toujours bien l'autre; et le plus incommode est encore moins gênant qu'une mère. Une fois plus contente de vous, votre Maman vous mariera enfin; et alors, plus libre dans vos démarches, vous pourrez, à votre choix, quitter Valmont pour prendre Danceny, ou même les garder tous deux. Car, prenez-y garde, votre Danceny est gentil mais c'est un de ces hommes qu'on a quand on veut et tant qu'on veut; on peut donc se mettre à l'aise avec lui. Il n'en est pas de même de Valmont on le garde difficilement; et il est dangereux de le quitter. Il faut avec lui beaucoup d'adresse, ou, quand on n'en a pas, beaucoup de docilité. Mais, aussi, si vous pouviez parvenir à vous l'attacher comme ami, ce serait là un bonheur! il vous mettrait tout de suite au premier rang de nos femmes à la mode. C'est comme cela qu'on acquiert une consistance dans le monde, et non pas à rougir et à pleurer, comme quand vos Religieuses vous faisaient dÃner à genoux. Vous tâcherez donc, si vous êtes sage, de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être très en colère contre vous; et comme il faut savoir réparer ses sottises, ne craignez pas de lui faire quelques avances; aussi bien apprendrez- vous bientôt, que si les hommes nous font les premières, nous sommes presque toujours obligées de faire les secondes. Vous avez un prétexte pour celles-ci car il ne faut pas que vous gardiez cette Lettre; et j'exige de vous de la remettre à Valmont aussitôt que vous l'aurez lue. N'oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D'abord, c'est qu'il faut vous laisser le mérite de la démarche que vous ferez vis-à -vis de lui, et qu'elle n'ait pas l'air de vous avoir été conseillée; et puis, c'est qu'il n'y a que vous au monde dont je sois assez l'amie pour vous parler comme je fais. Adieu, bel Ange, suivez mes conseils, et vous me manderez si vous vous en trouvez bien. A propos, j'oubliais... un mot encore. Voyez donc à soigner davantage votre style. Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d'où cela vient; c'est que vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce que vous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous à moi, qui devons n'avoir rien de caché l'une pour l'autre mais avec tout le monde! avec votre Amant surtout! vous auriez toujours l'air d'une petite sotte. Vous voyez bien que, quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non pas pour vous vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaÃt davantage. Adieu, mon cÅ“ur je vous embrasse au lieu de vous gronder dans l'espérance que vous serez plus raisonnable. Paris, ce 4 octobre 17**. LETTRE CVI LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT A merveille, Vicomte, et pour le coup, je vous aime à la fureur! Au reste, après la première de vos deux Lettres, on pouvait s'attendre à la seconde aussi ne m'a-t-elle point étonnée; et tandis que déjà fier de vos succès à venir, vous en sollicitiez la récompense, et que vous me demandiez si j'étais prête, je voyais bien que je n'avais pas tant besoin de me presser. Oui, d'honneur, en lisant le beau récit de cette scène tendre, et qui vous avait si vivement ému ; en voyant votre retenue, digne des plus beaux temps de notre Chevalerie, j'ai dit vingt fois " Voilà une affaire manquée! " Mais c'est que cela ne pouvait pas être autrement. Que voulez-vous que fasse une pauvre femme qui se rend et qu'on ne prend pas? Ma foi, dans ce cas-là , il faut au moins sauver l'honneur; et c'est ce qu'a fait votre Présidente. Je sais bien que pour moi, qui ai senti que la marche qu'elle a prise n'est vraiment pas sans quelque effet, je me propose d'en faire usage, pour mon compte, à la première occasion un peu sérieuse qui se présentera mais je promets bien que si celui pour qui j'en ferai les frais n'en profite pas mieux que vous, il peut assurément renoncer à moi pour toujours. Vous voilà donc absolument réduit à rien et cela entre deux femmes, dont l'une était déjà au lendemain, et l'autre ne demandait pas mieux que d'y être! Hé bien! vous allez croire que je me vante, et dire qu'il est facile de prophétiser après l'événement; mais je peux vous jurer que je m'y attendais. C'est que réellement vous n'avez pas le génie de votre état; vous n'en savez que ce que vous en avez appris, et vous n'inventez rien. Aussi, dès que les circonstances ne se prêtent plus à vos formules d'usage, et qu'il vous faut sortir de la route ordinaire, vous restez court comme un Ecolier. Enfin, un enfantillage, d'une part; de l'autre, un retour de pruderie, parce qu'on ne les éprouve pas tous les jours suffisent pour vous déconcerter et vous ne savez ni les prévenir, ni y remédier. Ah! Vicomte! Vicomte! vous m'apprenez à ne pas juger les hommes par leurs succès; et bientôt, il faudra dire de vous; " Il fut brave un tel jour. " Et quand vous avez fait sottises sur sottises, vous recourez à moi! Il semble que je n'aie rien autre chose à faire que de les réparer. Il est vrai que ce serait bien assez d'ouvrage. Quoi qu'il en soit, de ces deux aventures, l'une est entreprise contre mon gré, et je ne m'en mêle point; pour l'autre, comme vous y avez mis quelque complaisance pour moi, j'en fais mon affaire. La Lettre que je joins ici, que vous lirez d'abord, et que vous remettrez ensuite à la petite Volanges, est plus que suffisante pour vous la ramener mais, je vous en prie, donnez quelques soins à cet enfant, et faisons-en, de concert, le désespoir de sa mère et de Gercourt. Il n'y a pas à craindre de forcer les doses. Je vois clairement que la petite personne n'en sera point effrayée; et nos vues sur elle une fois remplies, elle deviendra ce qu'elle pourra. Je me désintéresse entièrement sur son compte. J'avais eu quelque envie d'en faire au moins une intrigante subalterne, et de la prendre pour jouer les seconds sous moi mais je vois qu'il n'y a pas d'étoffe; elle a une sotte ingénuité qui n'a pas cédé même au spécifique que vous avez employé, lequel pourtant n'en manque guère; et c'est selon moi la maladie la plus dangereuse que femme puisse avoir. Elle dénote, surtout, une faiblesse de caractère presque toujours incurable et qui s'oppose à tout; de sorte que, tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l'intrigue, nous n'en ferions qu'une femme facile. Or, je ne connais rien de si plat que cette facilité de bêtise, qui se rend sans savoir ni comment ni pourquoi, uniquement parce qu'on l'attaque et qu'elle ne sait pas résister. Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir. Vous me direz qu'il n'y a qu'à n'en faire que cela, et que c'est assez pour nos projets. A la bonne heure! mais n'oublions pas que de ces machines-là , tout le monde parvient bientôt à en connaÃtre les ressorts et les moteurs; ainsi, que pour se servir de celle-ci sans danger, il faut se dépêcher, s'arrêter de bonne heure, et la briser ensuite. A la vérité, les moyens ne nous manqueront pas pour nous en défaire, et Gercourt la fera toujours bien enfermer quand nous voudrons. Au fait, quand il ne pourra plus douter de sa déconvenue, quand elle sera bien publique et bien notoire, que nous importe qu'il se venge, pourvu qu'il ne se console pas? Ce que je dis du mari, vous le pensez sans doute de la mère; ainsi cela vaut fait. Ce parti que je crois le meilleur, et auquel je me suis arrêtée, m'a décidée à mener la jeune personne un peu vite, comme vous verrez par ma Lettre; cela rend aussi très important de ne rien laisser entre ses mains qui puisse nous compromettre, et je vous prie d'y avoir attention. Cette précaution une fois prise, je me charge du moral, le reste vous regarde. Si pourtant nous voyons par la suite que l'ingénuité se corrige, nous serons toujours à temps de changer de projet. Il n'en aurait pas moins fallu, un jour ou l'autre, nous occuper de ce que nous allons faire dans aucun cas, nos soins ne seront perdus. Savez-vous que les miens ont risqué de l'être, et que l'étoile de Gercourt a pensé l'emporter sur ma prudence? Madame de Volanges n'a-t-elle pas eu un moment de faiblesse maternelle? ne voulait-elle pas donner sa fille à Danceny? C'était là ce qu'annonçait cet intérêt plus tendre, que vous aviez remarqué le lendemain . C'est encore vous qui auriez été cause de ce beau chef-d'Å“uvre! Heureusement la tendre mère m'en a écrit, et j'espère que ma réponse l'en dégoûtera. J'y parle tant de vertu, et surtout je la cajole tant, qu'elle doit trouver que j'ai raison. Je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de prendre copie de ma Lettre, pour vous édifier sur l'austérité de ma morale. Vous verriez comme je méprise les femmes assez dépravées pour avoir un Amant! Il est si commode d'être rigoriste dans ses discours! cela ne nuit jamais qu'aux autres, et ne nous gêne aucunement... Et puis je n'ignore pas que la bonne Dame a eu ses petites faiblesses comme une autre, dans son jeune temps, et je n'étais pas fâchée de l'humilier au moins dans sa conscience; cela me consolait un peu des louanges que je lui donnais contre la mienne. C'est ainsi que dans la même Lettre, l'idée de nuire à Gercourt m'a donné le courage d'en dire du bien. Adieu, Vicomte; j'approuve beaucoup le parti que vous prenez de rester quelque temps où vous êtes. Je n'ai point de moyens pour hâter votre marche; mais je vous invite à vous désennuyer avec notre commune Pupille. Pour ce qui est de moi, malgré votre citation polie, vous voyez bien qu'il faut encore attendre; et vous conviendrez, sans doute, que ce n'est pas ma faute. Paris, ce 4 octobre 17**. LETTRE CVII AZOLAN AU VICOMTE DE VALMONT Monsieur, Conformément à vos ordres, j'ai été, aussitôt la réception de votre Lettre, chez M. Bertrand, qui m'a remis les vingt-cinq louis, comme vous lui aviez ordonné. Je lui en avais demandé deux de plus pour Philippe, à qui j'avais dit de partir sur-le-champ, comme Monsieur me l'avait mandé, et qui n'avait pas d'argent; mais Monsieur votre homme d'affaires n'a pas voulu, en disant qu'il n'avait pas d'ordre de ça de vous. J'ai donc été obligé de les donner de moi et Monsieur m'en tiendra compte, si c'est sa bonté. Philippe est parti hier au soir. Je lui ai bien recommandé de ne pas quitter le cabaret, afin qu'on puisse être sûr de le trouver si on en a besoin. J'ai été tout de suite après chez Madame la Présidente pour voir Mademoiselle Julie mais elle était sortie, et je n'ai parlé qu'à La Fleur, de qui je n'ai pu rien savoir, parce que depuis son arrivée il n'avait été à l'hôtel qu'à l'heure des repas. C'est le second qui a fait tout le service, et Monsieur sait bien que je ne connaissais pas celui-là . Mais j'ai commencé aujourd'hui. Je suis retourné ce matin chez Mademoiselle Julie, et elle a paru bien aise de me voir. Je l'ai interrogée sur la cause du retour de sa MaÃtresse; mais elle m'a dit n'en rien savoir, et je crois qu'elle a dit vrai. Je lui ai reproché de ne pas m'avoir averti de son départ, et elle m'a assuré qu'elle ne l'avait su que le soir même en allant coucher Madame si bien qu'elle a passé toute la nuit à ranger, et que la pauvre fille n'a pas dormi deux heures. Elle n'est sortie ce soir-là de la chambre de sa MaÃtresse qu'à une heure passée, et elle l'a laissée qui se mettait seulement à écrire. Le matin, Madame de Tourvel, en partant, a remis une Lettre au Concierge du Château. Mademoiselle Julie ne sait pas pour qui elle dit que c'était peut-être pour Monsieur; mais Monsieur ne m'en parle pas. Pendant tout le voyage, Madame a eu un grand capuchon sur sa figure, ce qui faisait qu'on ne pouvait la voir; mais Mademoiselle Julie croit être sûre qu'elle a pleuré souvent. Elle n'a pas dit une parole pendant la route, et elle n'a pas voulu s'arrêter à ... [Toujours le même village, à moitié chemin de la route], comme elle avait fait en allant, ce qui n'a pas fait trop de plaisir à Mademoiselle Julie, qui n'avait pas déjeuné. Mais, comme je lui ai dit, les MaÃtres sont les MaÃtres. En arrivant, Madame s'est couchée; mais elle n'est restée au lit que deux heures. En se levant, elle a fait venir son Suisse, et lui a donné ordre de ne laisser entrer personne. Elle n'a point fait de toilette du tout. Elle s'est mise à table pour dÃner; mais elle n'a mangé qu'un peu de potage, et elle en est sortie tout de suite. On lui a porté son café chez elle et Mademoiselle Julie est entrée en même temps. Elle a trouvé sa MaÃtresse qui rangeait des papiers dans son secrétaire, et elle a vu que c'était des Lettres. Je parierais bien que ce sont celles de Monsieur; et des trois qui lui sont arrivées dans l'après-midi, il y en a une qu'elle avait encore devant elle tout au soir! Je suis bien sûr que c'est encore une de Monsieur. Mais pourquoi donc est-ce qu'elle s'en est allée comme ça? ça m'étonne, moi! au reste, sûrement que Monsieur le sait bien? Et ce ne sont pas mes affaires. Madame la Présidente est allée l'après-midi dans la Bibliothèque, et elle y a pris deux Livres qu'elle a emportés dans son boudoir mais Mademoiselle Julie assure qu'elle n'a pas lu dedans un quart d'heure dans toute la journée, et qu'elle n'a fait que lire cette Lettre, rêver et être appuyée sur sa main. Comme j'ai imaginé que Monsieur serait bien aise de savoir quels sont ces Livres-là , et que Mademoiselle Julie ne le savait pas, je me suis fait mener aujourd'hui dans la Bibliothèque, sous prétexte de la voir. Il n'y a de vide que pour deux livres l'un est le second volume des Pensées chrétiennes et l'autre le premier d'un Livre qui a pour titre Clarisse . J'écris bien comme il y a Monsieur saura peut-être ce que c'est. Hier au soir, Madame n'a pas soupé; elle n'a pris que du thé. Elle a sonné de bonne heure ce matin; elle a demandé ses chevaux tout de suite, et elle a été avant neuf heures aux Feuillants, où elle a entendu la Messe. Elle a voulu se confesser; mais son Confesseur était absent, et il ne reviendra pas de huit à dix jours. J'ai cru qu'il était bon de mander cela à Monsieur. Elle est rentrée ensuite, elle a déjeuné, et puis s'est mise à écrire, et elle y est restée jusqu'à près d'une heure. J'ai trouvé occasion de faire bientôt ce que Monsieur désirait le plus car c'est moi qui ai porté les Lettres à la poste. Il n'y en avait pas pour Madame de Volanges; mais j'en envoie une à Monsieur, qui était pour M. le Président il m'a paru que ça devait être la plus intéressante. Il y en avait une aussi pour Madame de Rosemonde; mais j'ai imaginé que Monsieur la verrait toujours bien quand il voudrait, et je l'ai laissée partir. Au reste, Monsieur saura bien tout, puisque Madame la Présidente lui écrit aussi. J'aurai par la suite toutes celles qu'il voudra; car c'est presque toujours Mademoiselle Julie qui les remet aux Gens, et elle m'a assuré que, par amitié pour moi, et puis aussi pour Monsieur, elle ferait volontiers ce que je voudrais. Elle n'a pas même voulu de l'argent que je lui ai offert mais je pense bien que Monsieur voudra lui faire quelque petit présent; et si c'est sa volonté, et qu'il veuille m'en charger, je saurai aisément ce qui lui fera plaisir. J'espère que Monsieur ne trouvera pas que j'aie mis de la négligence à le servir, et j'ai bien à cÅ“ur de me justifier des reproches qu'il me fait. Si je n'ai pas su le départ de Madame la Présidente, c'est au contraire mon zèle pour le service de Monsieur qui en est cause, puisque c'est lui qui m'a fait partir à trois heures du matin; ce qui fait que je n'ai pas vu Mademoiselle Julie la veille, au soir, comme de coutume, ayant été coucher au Tournebride, pour ne pas réveiller dans le Château. Quant à ce que Monsieur me reproche d'être souvent sans argent, d'abord c'est que j'aime à me tenir proprement, comme Monsieur peut voir; et puis, il faut bien soutenir l'honneur de l'habit qu'on porte; je sais bien que je devrais peut-être un peu épargner pour la suite; mais je me confie entièrement dans la générosité de Monsieur, qui est si bon MaÃtre. Pour ce qui est d'entrer au service de Madame de Tourvel, en restant à celui de Monsieur, j'espère que Monsieur ne l'exigera pas de moi. C'était bien différent chez Madame la Duchesse; mais assurément je n'irai pas porter la livrée, et encore une livrée de Robe, après avoir eu l'honneur d'être Chasseur de Monsieur. Pour tout ce qui est du reste, Monsieur peut disposer de celui qui a l'honneur d'être, avec autant de respect que d'affection, son très humble. Serviteur. Roux Azolan, Chasseur. Paris, ce 5 octobre 17**, à onze heures du soir. LETTRE CVIII LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE Ô mon indulgente mère! que j'ai de grâces à vous rendre, et que j'avais besoin de votre Lettre! Je l'ai lue et relue sans cesse; je ne pouvais pas m'en détacher. Je lui dois les seuls moments moins pénibles que j'aie passés depuis mon départ. Comme vous êtes bonne! la sagesse, la vertu savent donc compatir à la faiblesse! vous avez pitié de mes maux! ah! si vous les connaissiez... ils sont affreux. Je croyais avoir éprouvé les peines de l'amour, mais le tourment inexprimable, celui qu'il faut avoir senti pour en avoir l'idée, c'est de se séparer de ce qu'on aime, de s'en séparer pour toujours!... Oui, la peine qui m'accable aujourd'hui reviendra demain, après-demain, toute ma vie! Mon Dieu, que je suis jeune encore, et qu'il me reste de temps à souffrir! Etre soi-même l'artisan de son malheur; se déchirer le cÅ“ur de ses propres mains; et tandis qu'on souffre ces douleurs insupportables, sentir à chaque instant qu'on peut les faire cesser d'un mot et que ce mot soit un crime! ah! mon amie!... Quand j'ai pris ce parti si pénible de m'éloigner de lui, j'espérais que l'absence augmenterait mon courage et mes forces combien je me suis trompée! il semble au contraire qu'elle ait achevé de les détruire. J'avais plus à combattre, il est vrai mais même en résistant, tout n'était pas privation; au moins je le voyais quelquefois; souvent même, sans oser porter mes regards sur lui, je sentais les siens fixés sur moi oui, mon amie, je les sentais, il semblait qu'ils réchauffassent mon âme; et sans passer par mes yeux, ils n'en arrivaient pas moins à mon cÅ“ur. A présent, dans ma pénible solitude, isolée de tout ce qui m'est cher, tête à tête avec mon infortune, tous les moments de ma triste existence sont marqués par mes larmes, et rien n'en adoucit l'amertume, nulle consolation ne se mêle à mes sacrifices; et ceux que j'ai faits jusqu'à présent n'ont servi qu'à me rendre plus douloureux ceux qui me restent à faire. Hier encore, je l'ai bien vivement senti. Dans les Lettres qu'on m'a remises, il y en avait une de lui; on était encore à deux pas de moi, que je l'avais reconnue entre les autres. Je me suis levée involontairement je tremblais, j'avais peine à cacher mon émotion; et cet état n'était pas sans plaisir. Restée seule le moment d'après, cette trompeuse douceur s'est bientôt évanouie, et ne m'a laissé qu'un sacrifice de plus à faire. En effet, pouvais-je ouvrir cette Lettre, que pourtant je brûlais de lire? Par la fatalité qui me poursuit, les consolations qui paraissent se présenter à moi ne font, au contraire, que m'imposer de nouvelles privations; et celles-ci deviennent plus cruelles encore, par l'idée que M. de Valmont les partage. Le voilà enfin, ce nom qui m'occupe sans cesse, et que j'ai eu tant de peine à écrire; l'espèce de reproche que vous m'en faites m'a véritablement alarmée. Je vous supplie de croire qu'une fausse honte n'a point altéré ma confiance en vous; et pourquoi craindrais-je de le nommer? ah! je rougis de mes sentiments, et non de l'objet qui les cause. Quel autre que lui est plus digne de les inspirer! Cependant je ne sais pourquoi ce nom ne se présente point naturellement sous ma plume; et cette fois encore, j'ai eu besoin de réflexion pour le placer. Je reviens à lui. Vous me mandez qu'il vous a paru vivement affecté de mon départ . Qu'a- t-il donc fait? qu'a-t-il dit? a-t-il parlé de revenir à Paris? Je vous prie de l'en détourner autant que vous pourrez. S'il m'a bien jugée, il ne doit pas m'en vouloir de cette démarche mais il doit sentir aussi que c'est un parti pris sans retour. Un de mes plus grands tourments est de ne pas savoir ce qu'il pense. J'ai bien encore là sa Lettre... , mais vous êtes sûrement de mon avis, je ne dois pas l'ouvrir. Ce n'est que par vous, mon indulgente amie, que je puis ne pas être entièrement séparée de lui. Je ne veux pas abuser de vos bontés; je sens à merveille que vos Lettres ne peuvent pas être longues mais vous ne refuserez pas deux mots à votre enfant; un pour soutenir son courage, et l'autre pour l'en consoler. Adieu, ma respectable amie. Paris, ce 5 octobre 17**. LETTRE CIX CECILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL Ce n'est que d'aujourd'hui, Madame, que j'ai remis à M. de Valmont la Lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je l'ai gardée quatre jours, malgré les frayeurs que j'avais souvent qu'on ne la trouvât, mais je la cachais avec bien du soin; et quand le chagrin me reprenait, je m'enfermais pour la relire. Je vois bien que ce que je croyais un si grand malheur n'en est presque pas un; et il faut avouer qu'il y a bien du plaisir; de façon que je ne m'afflige presque plus. Il n'y a que l'idée de M. Danceny qui me tourmente toujours quelquefois. Mais il y a déjà tout plein de moments où je n'y songe pas du tout! aussi c'est que M. de Valmont est bien aimable! Je me suis raccommodée avec lui depuis deux jours ça m'a été bien facile; car je ne lui avais encore dit que deux paroles, qu'il m'a dit que si j'avais quelque chose à lui dire, il viendrait le soir dans ma chambre, et je n'ai eu qu'à répondre que je le voulais bien. Et puis, dès qu'il y a été, il n'a pas paru plus fâché que si je ne lui avais jamais rien fait. Il ne m'a grondée qu'après, et encore bien doucement, et c'était d'une manière... Tout comme vous; ce qui m'a prouvé qu'il avait aussi bien de l'amitié pour moi. Je ne saurais vous dire combien il m'a raconté de drôles de choses et que je n'aurais jamais crues, particulièrement sur Maman. Vous me feriez bien plaisir de me mander si tout cela est vrai. Ce qui est bien sûr, c'est que je ne pouvais pas me retenir de rire; si bien qu'une fois j'ai ri aux éclats, ce qui nous a fait bien peur; car Maman aurait pu entendre; et si elle était venue voir, qu'est-ce que je serais devenue? C'est bien pour le coup qu'elle m'aurait remise au Couvent! Comme il faut être prudent, et que, comme M. de Valmont m'a dit lui-même, pour rien au monde il ne voudrait risquer de me compromettre, nous sommes convenus que dorénavant il viendrait seulement ouvrir la porte, et que nous irions dans sa chambre. Pour là , il n'y a rien à craindre; j'y ai déjà été hier, et actuellement que je vous écris, j'attends encore qu'il vienne. A présent, Madame, j'espère que vous ne me gronderez plus. Il y a pourtant une chose qui m'a bien surprise dans votre Lettre; c'est ce que vous me mandez pour quand je serai mariée, au sujet de Danceny et de M. de Valmont. Il me semble qu'un jour à l'Opéra vous me disiez au contraire qu'une fois mariée, je ne pourrais plus aimer que mon mari, et qu'il me faudrait même oublier Danceny au reste, peut-être que j'avais mal entendu, et j'aime bien mieux que cela soit autrement, parce qu'à présent je ne craindrai plus tant le moment de mon mariage. Je le désire même, puisque j'aurai plus de liberté; et j'espère qu'alors je pourrai m'arranger de façon à ne plus songer qu'à Danceny. Je sens bien que je ne serai véritablement heureuse qu'avec lui; car à présent son idée me tourmente toujours et je n'ai de bonheur que quand je peux ne pas penser à lui, ce qui est bien difficile; et dès que j'y pense, je redeviens chagrine tout de suite. Ce qui me console un peu c'est que vous m'assurez que Danceny m'en aimera davantage; mais en êtes-vous bien sûre?... Oh! oui, vous ne voudriez pas me tromper. C'est pourtant plaisant que ce soit Danceny que j'aime et que M. de Valmont... Mais, comme vous dites, c'est peut-être un bonheur! Enfin, nous verrons. Je n'ai pas trop entendu ce que vous me marquez au sujet de ma façon d'écrire. Il me semble que Danceny trouve mes Lettres bien comme elles sont. Je sens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe avec M. de Valmont; ainsi vous n'avez que faire de craindre. Maman ne m'a point encore parlé de mon mariage mais laissez faire; quand elle m'en parlera, puisque c'est pour m'attraper, je vous promets que je saurai mentir. Adieu, ma bien bonne amie; je vous remercie bien, et je vous promets que je n'oublierai jamais toutes vos bontés pour moi. Il faut que je finisse, car il est près d'une heure; ainsi M. de Valmont ne doit pas tarder. Du Château de .. , ce 10 octobre 17**. LETTRE CX LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL Puissances du Ciel, j'avais une âme pour la douleur donnez-m'en une pour la félicité [Nouvelle Héloïse]! C'est, je crois, le tendre Saint-Preux qui s'exprime ainsi. Mieux partagé que lui, je possède à la fois les deux existences. Oui, mon amie, je suis, en même temps, très heureux et très malheureux; et puisque vous avez mon entière confiance, je vous dois le double récit de mes peines et de mes plaisirs. Sachez donc que mon ingrate Dévote me tient toujours rigueur. J'en suis à ma quatrième Lettre renvoyée. J'ai peut-être tort de dire la quatrième; car ayant bien deviné dès le premier renvoi qu'il serait suivi de beaucoup d'autres, et ne voulant pas perdre ainsi mon temps, j'ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, et de ne point dater et depuis le second Courrier, c'est toujours la même Lettre qui va et vient; je ne fais que changer d'enveloppe. Si ma Belle finit comme finissent ordinairement les Belles, et s'attendrit un jour, au moins de lassitude, elle gardera enfin la missive, et il sera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez qu'avec ce nouveau genre de correspondance, je ne peux pas être parfaitement instruit. J'ai découvert pourtant que la légère personne a changé de Confidente, au moins me suis-je assuré que, depuis son départ du Château, il n'y est venu aucune Lettre d'elle pour Madame de Volanges, tandis qu'il en est venu deux pour la vieille Rosemonde; et comme celle-ci ne nous en a rien dit, comme elle n'ouvre plus la bouche de sa chère Belle , dont auparavant elle parlait sans cesse, j'en ai conclu que c'était elle qui avait la confidence. Je présume que d'une part, le besoin de parler de moi, et de l'autre, la petite honte de revenir vis-à -vis de Madame de Volanges sur un sentiment si longtemps désavoué, ont produit cette grande révolution. Je crains d'avoir encore perdu au change car plus les femmes vieillissent, et plus elles deviennent rêches et sévères. La première lui aurait dit bien plus de mal de moi; mais celle-ci lui en dira plus de l'amour; et la sensible Prude a bien plus de frayeur du sentiment que de la personne. Le seul moyen de me mettre au fait, est, comme vous voyez, d'intercepter le commerce clandestin. J'en ai déjà envoyé l'ordre à mon Chasseur; et j'en attends l'exécution de jour en jour. Jusque-là , je ne puis rien faire qu'au hasard aussi, depuis huit jours, je repasse inutilement tous les moyens connus, tous ceux des Romans et de mes Mémoires secrets; je n'en trouve aucun qui convienne, ni aux circonstances de l'aventure, ni au caractère de l'Héroïne. La difficulté ne serait pas de m'introduire chez elle, même la nuit, même encore de l'endormir, et d'en faire une nouvelle Clarisse mais après plus de deux mois de soins et de peines, recourir à des moyens qui me soient étrangers! me traÃner servilement sur la trace des autres, et triompher sans gloire!... Non, elle n'aura pas les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu [Nouvelle Héloïse]. Ce n'est pas assez pour moi de la posséder, je veux qu'elle se livre. Or, il faut pour cela non seulement pénétrer jusqu'à elle, mais y arriver de son aveu; la trouver seule et dans l'intention de m'écouter; surtout, lui fermer les yeux sur le danger, car si elle le voit, elle saura le surmonter ou mourir. Mais mieux je sais ce qu'il faut faire, plus j'en trouve l'exécution difficile; et dussiez-vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble à mesure que je m'en occupe davantage. La tête m'en tournerait, je crois, sans les heureuses distractions que me donne notre commune Pupille; c'est à elle que je dois d'avoir encore à faire autre chose que des Elégies. Croiriez-vous que cette petite fille était tellement effarouchée, qu'il s'est passé trois grands jours avant que votre Lettre ait produit tout son effet? Voilà comme une seule idée fausse peut gâter le plus heureux naturel! Enfin, ce n'est que Samedi qu'on est venu tourner autour de moi et me balbutier quelques mots; encore prononcés si bas et tellement étouffés par la honte, qu'il était impossible de les entendre. Mais la rougeur qu'ils causèrent m'en fit deviner le sens. Jusque-là , je m'étais tenu fier mais fléchi par un si plaisant repentir je voulus bien promettre d'aller trouver le soir même la jolie Pénitente; et cette grâce de ma part fut reçue avec toute la reconnaissance due à un si grand bienfait. Comme je ne perds jamais de vue ni vos projets ni les miens, j'ai résolu de profiter de cette occasion pour connaÃtre au juste la valeur de cette enfant, et aussi pour accélérer son éducation. Mais pour suivre ce travail avec plus de liberté j'avais besoin de changer le lieu de nos rendez-vous; car un simple cabinet, qui sépare la chambre de votre Pupille de celle de sa mère, ne pouvait lui inspirer assez de sécurité, pour la laisser se déployer à l'aise. Je m'étais donc promis de faire innocemment quelque bruit, qui pût lui causer assez de crainte pour la décider à prendre, à l'avenir, un asile plus sûr; elle m'a encore épargné ce soin. La petite personne est rieuse; et, pour favoriser sa gaieté, je m'avisai, dans nos entractes, de lui raconter toutes les aventures scandaleuses qui me passaient par la tête; et pour les rendre plus piquantes et fixer davantage son attention, je les mettais toutes sur le compte de sa Maman, que je me plaisais à chamarrer ainsi de vices et de ridicules. Ce n'était pas sans motif que j'avais fait ce choix; il encourageait mieux que tout autre ma timide écolière, et je lui inspirais en même temps le plus profond mépris pour sa mère. J'ai remarqué depuis longtemps, que si ce moyen n'est pas toujours nécessaire à employer pour séduire une jeune fille, il est indispensable, et souvent même le plus efficace, quand on veut la dépraver; car celle qui ne respecte pas sa mère ne se respectera pas elle-même vérité morale que je crois si utile que j'ai été bien aise de fournir un exemple à l'appui du précepte. Cependant votre Pupille, qui ne songeait pas à la morale, étouffait de rire à chaque instant; et enfin, une fois, elle pensa éclater. Je n'eus pas de peine à lui faire croire qu'elle avait fait un bruit affreux . Je feignis une grande frayeur, qu'elle partagea facilement. Pour qu'elle s'en ressouvÃnt mieux, je ne permis plus au plaisir de reparaÃtre, et la laissai seule trois heures plus tôt que de coutume aussi convÃnmes-nous, en nous séparant, que dès le lendemain ce serait dans ma chambre que nous nous rassemblerions. Je l'y ai déjà reçue deux fois, et dans ce court intervalle l'écolière est devenue presque aussi savante que le maÃtre. Oui, en vérité, je lui ai tout appris, jusqu'aux complaisances! je n'ai excepté que les précautions. Ainsi occupé toute la nuit, j'y gagne de dormir une grande partie du jour; et, comme la société actuelle du Château n'a rien qui m'attire, à peine parais-je une heure au salon dans la journée. J'ai même, d'aujourd'hui, pris le parti de manger dans ma chambre, et je ne compte plus la quitter que pour de courtes promenades. Ces bizarreries passent sur le compte de ma santé. J'ai déclaré que j'étais perdu de vapeurs ; j'ai annoncé aussi un peu de fièvre. Il ne m'en coûte que de parler d'une voix lente et éteinte. Quant au changement de ma figure, fiez-vous-en à votre Pupille. L'amour y pourvoira . [Regnard, Folies amoureuses] J'occupe mon loisir en rêvant aux moyens de reprendre sur mon ingrate les avantages que j'ai perdus, et aussi à composer une espèce de catéchisme de débauche, à l'usage de mon écolière. Je m'amuse à n'y rien nommer que par le mot technique; et je ris d'avance de l'intéressante conversation que cela doit fournir entre elle et Gercourt la première nuit de leur mariage. Rien n'est plus plaisant que l'ingénuité avec laquelle elle se sert déjà du peu qu'elle sait de cette langue! elle n'imagine pas qu'on puisse parler autrement. Cette enfant est réellement séduisante! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l'effronterie ne laisse pas de faire de l'effet; et, je ne sais pourquoi, il n'y a plus que les choses bizarres qui me plaisent. Peut-être je me livre trop à celle-ci, puisque j'y compromets mon temps et ma santé mais j'espère que ma feinte maladie, outre qu'elle me sauvera de l'ennui du salon, pourra m'être encore de quelque utilité auprès de l'austère Dévote, dont la vertu tigresse s'allie pourtant avec la douce sensibilité! Je ne doute pas qu'elle ne soit déjà instruite de ce grand événement, et j'ai beaucoup d'envie de savoir ce qu'elle en pense; d'autant plus que je parierais bien qu'elle ne manquera pas de s'en attribuer l'honneur. Je réglerai l'état de ma santé sur l'impression qu'il fera sur elle. Vous voilà , ma belle amie, au courant de mes affaires comme moi-même. Je désire avoir bientôt des nouvelles plus intéressantes à vous apprendre; et je vous prie de croire que, dans le plaisir que je m'en promets, je compte pour beaucoup la récompense que j'attends de vous. Du Château de .. , ce 11 octobre 17**. LETTRE CXI LE COMTE DE GERCOURT A MADAME DE VOLANGES Tout paraÃt, Madame, devoir être tranquille dans ce pays; et nous attendons, de jour en jour, la permission de rentrer en France. J'espère que vous ne douterez pas que je n'aie toujours le même empressement à m'y rendre, et à y former les nÅ“uds qui doivent m'unir à vous et à Mademoiselle de Volanges. Cependant M. le Duc de ***, mon cousin, et à qui vous savez que j'ai tant d'obligations, vient de me faire part de son rappel de Naples. Il me mande qu'il compte passer par Rome, et voir, dans sa route, la partie d'Italie qui lui reste à connaÃtre. Il m'engage à l'accompagner dans ce voyage, qui sera environ de six semaines ou deux mois. Je ne vous cache pas qu'il me serait agréable de profiter de cette occasion; sentant bien qu'une fois marié, je prendrai difficilement le temps de faire d'autres absences que celles que mon service exigera. Peut-être aussi serait-il plus convenable d'attendre l'hiver pour ce mariage; puisque ce ne peut être qu'alors que tous mes parents seront rassemblés à Paris; et nommément M. le Marquis de *** à qui je dois l'espoir de vous appartenir. Malgré ces considérations, mes projets à cet égard seront absolument subordonnés aux vôtres; et pour peu que vous préfériez vos premiers arrangements, je suis prêt à renoncer aux miens. Je vous prie seulement de me faire savoir le plus tôt possible vos intentions à ce sujet. J'attendrai votre réponse ici, et elle seule réglera ma conduite. Je suis avec respect, Madame, et avec tous les sentiments qui conviennent à un fils, votre très humble, etc, Le Comte de Gercourt. Bastia, ce 10 octobre 17**. LETTRE CXII MADAME DE ROSEMONDE A LA PRESIDENTE DE TOURVEL DICTEE SEULEMENT. Je ne reçois qu'à l'instant même, ma chère Belle, votre Lettre du 11 [Cette Lettre ne s'est pas retrouvée] et les doux reproches qu'elle contient. Convenez que vous aviez bien envie de m'en faire davantage; et que si vous ne vous étiez pas ressouvenue que vous étiez ma fille , vous m'auriez réellement grondée. Vous auriez été pourtant bien injuste! C'était le désir et l'espoir de pouvoir vous répondre moi-même, qui me faisait différer chaque jour, et vous voyez qu'encore aujourd'hui, je suis obligée d'emprunter la main de ma Femme de chambre. Mon malheureux rhumatisme m'a reprise, il, s'est niché cette fois sur le bras droit, et je suis absolument manchote. Voilà ce que c'est, jeune et fraÃche comme vous êtes, d'avoir une si vieille amie! on souffre de ses incommodités. Aussitôt que mes douleurs me donneront un peu de relâche, je me promets bien de causer longuement avec vous. En attendant, sachez seulement que j'ai reçu vos deux Lettres; qu'elles auraient redoublé, s'il était possible, ma tendre amitié pour vous; et que je ne cesserai jamais de prendre part, bien vivement, à tout ce qui vous intéresse. Mon neveu est aussi un peu indisposé, mais sans aucun danger et sans qu'il faille en prendre aucune inquiétude; c'est une incommodité légère, qui, à ce qu'il me semble, affecte plus son humeur que sa santé. Nous ne le voyons presque plus. Sa retraite et votre départ ne rendent pas notre petit cercle plus gai. La petite Volanges, surtout, vous trouve furieusement à dire, et baille, tant que la journée dure, à avaler ses poings. Particulièrement depuis quelques jours, elle nous fait l'honneur de s'endormir profondément toutes les après-dÃners. Adieu, ma chère Belle; je suis pour toujours votre bien bonne amie, votre maman, votre sÅ“ur même, si mon grand âge me permettait ce titre. Enfin je vous suis attachée par tous les plus tendres sentiments. Signé Adélaïde, pour Madame de Rosemonde. Du Château de .. , ce 14 octobre 17**. LETTRE CXIII LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT Je crois devoir vous prévenir, Vicomte, qu'on commence à s'occuper de vous à Paris; qu'on y remarque votre absence, et que déjà on en devine la cause. J'étais hier à un souper fort nombreux; il y fut dit positivement que vous étiez retenu au Village par un amour romanesque et malheureux aussitôt la joie se peignit sur le visage de tous les envieux de vos succès et de toutes les femmes que vous avez négligées. Si vous m'en croyez, vous ne laisserez pas prendre consistance à ces bruits dangereux, et vous viendrez sur-le-champ les détruire par votre présence. Songez que si une fois vous laissez perdre l'idée qu'on ne vous résiste pas, vous éprouverez bientôt qu'on vous résistera en effet plus facilement; que vos rivaux vont aussi perdre de leur respect pour vous, et oser vous combattre car lequel d'entre eux ne se croit pas plus fort que la vertu? Songez surtout que dans la multitude des femmes que vous avez affichées, toutes celles que vous n'avez pas eues vont tenter de détromper le Public, tandis que les autres s'efforceront de l'abuser. Enfin, il faut vous attendre à être apprécié peut-être autant au-dessous de votre valeur, que vous l'avez été au-dessus jusqu'à présent. Revenez donc, Vicomte, et ne sacrifiez pas votre réputation à un caprice puéril. Vous avez fait tout ce que nous voulions de la petite Volanges; et pour votre Présidente, ce ne sera pas apparemment en restant à dix lieues d'elle, que vous vous en passerez la fantaisie. Croyez-vous qu'elle ira vous chercher? Peut-être ne songe-t-elle déjà plus à vous, ou ne s'en occupe-t-elle encore que pour se féliciter de vous avoir humilié. Au moins ici, pourrez-vous trouver quelque occasion de reparaÃtre avec éclat, et vous en avez besoin; et quand vous vous obstineriez à votre ridicule aventure, je ne vois pas que votre retour y puisse nuire... ; au contraire. En effet, si votre Présidente vous adore , comme vous me l'avez tant dit et si peu prouvé, son unique consolation, son seul plaisir, doivent être à présent de parler de vous, et de savoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous pensez, et jusqu'à la moindre des choses qui vous intéressent. Ces misères-là prennent du prix, en raison des privations qu'on éprouve. Ce sont les miettes de pain tombantes de la table du riche celui-ci les dédaigne; mais le pauvre les recueille avidement et s'en nourrit. Or, la pauvre Présidente reçoit à présent toutes ces miettes-là et plus elle en aura, moins elle sera pressée de se livrer à l'appétit du reste. De plus, depuis que vous connaissez sa Confidente, vous ne doutez pas que chaque Lettre d'elle ne contienne au moins un petit sermon, et tout ce qu'elle croit propre à corroborer sa sagesse et fortifier sa vertu [On ne s'avise jamais de tout! Comédie]. Pourquoi donc laisser à l'une des ressources pour se défendre, et à l'autre pour vous nuire? Ce n'est pas que je sois du tout de votre avis sur la perte que vous croyez avoir faite au changement de Confidente. D'abord, Madame de Volanges vous hait, et la haine est toujours plus clairvoyante et plus ingénieuse que l'amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne l'engagera pas à médire un seul instant de son cher neveu; car la vertu a aussi ses faiblesses. Ensuite vos craintes portent sur une remarque absolument fausse. Il n'est pas vrai que plus les femmes vieillissent, et plus elles deviennent rêches et sévères . C'est de quarante à cinquante ans que le désespoir de voir leur figure se flétrir, la rage de se sentir obligées d'abandonner des prétentions et des plaisirs auxquels elles tiennent encore, rendent presque toutes les femmes bégueules et acariâtres. Il leur faut ce long intervalle pour faire en entier ce grand sacrifice mais dès qu'il est consommé, toutes se partagent en deux classes. La plus nombreuse, celle des femmes qui n'ont eu pour elles que leur figure et leur jeunesse, tombe dans une imbécile apathie, et n'en sort plus que pour le jeu et pour quelques pratiques de dévotion; celle-là est toujours ennuyeuse, souvent grondeuse, quelquefois un peu tracassière, mais rarement méchante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes soient ou ne soient pas sévères sans idées et sans existence, elles répètent, sans le comprendre et indifféremment, tout ce qu'elles entendent dire, et restent par elles-mêmes absolument nulles. L'autre classe, beaucoup plus rare, mais véritablement précieuse, est celle des femmes qui, ayant eu un caractère et n'ayant pas négligé de nourrir leur raison, savent se créer une existence, quand celle de la nature leur manque, et prennent le parti de mettre à leur esprit les parures qu'elles employaient avant pour leur figure. Celles-ci ont pour l'ordinaire le jugement très sain, et l'esprit à la fois solide, gai et gracieux. Elles remplacent les charmes séduisants par l'attachante bonté, et encore par l'enjouement dont le charme augmente en proportion de l'âge c'est ainsi qu'elles parviennent en quelque sorte à se rapprocher de la jeunesse en s'en faisant aimer. Mais alors, loin d'être, comme vous le dites, rêches et sévères , l'habitude de l'indulgence, leurs longues réflexions sur la faiblesse humaine, et surtout les souvenirs de leur jeunesse, par lesquels seuls elles tiennent encore à la vie, les placeraient plutôt peut-être trop près de la facilité. Ce que je peux vous dire enfin, c'est qu'ayant toujours recherché les vieilles femmes, dont j'ai reconnu de bonne heure l'utilité des suffrages, j'ai rencontré plusieurs d'entre elles auprès de qui l'inclination me ramenait autant que l'intérêt. Je m'arrête là ; car à présent que vous vous enflammez si vite et si moralement, j'aurais peur que vous ne devinssiez subitement amoureux de votre vieille tante, et que vous ne vous enterrassiez avec elle dans le tombeau où vous vivez déjà depuis si longtemps. Je reviens donc. Malgré l'enchantement où vous me paraissez être de votre petite écolière, je ne peux pas croire qu'elle entre pour quelque chose dans vos projets. Vous l'avez trouvée sous la main, vous l'avez prise à la bonne heure! mais ce ne peut pas être là un goût. Ce n'est même pas, à vrai dire, une entière jouissance vous ne possédez absolument que sa personne! je ne parle pas de son cÅ“ur, dont je me doute bien que vous ne vous souciez guère mais vous n'occupez seulement pas sa tête. Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, mais moi j'en ai la preuve dans la dernière Lettre qu'elle m'a écrite [Voyez la Lettre CIX]; je vous l'envoie pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand elle y parle de vous, c'est toujours M. de Valmont ; que toutes ses idées, même celles que vous lui faites naÃtre, n'aboutissent jamais qu'à Danceny; et lui, elle ne l'appelle pas Monsieur, c'est bien toujours Danceny seulement. Par là , elle le distingue de tous les autres; et même en se livrant à vous, elle ne se familiarise qu'avec lui. Si une telle conquête vous paraÃt séduisante , si les plaisirs qu'elle donne vous attachent , assurément vous êtes modeste et peu difficile! Que vous la gardiez, j'y consens; cela entre même dans mes projets. Mais il me semble que cela ne vaut pas de se déranger un quart d'heure; qu'il faudrait aussi avoir quelque empire, et ne lui permettre, par exemple, de se rapprocher de Danceny qu'après le lui avoir fait un peu plus oublier. Avant de cesser de m'occuper de vous, pour venir à moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie que vous m'annoncez vouloir prendre est bien connu et bien usé. En vérité, Vicomte, vous n'êtes pas inventif! Moi, je me répète aussi quelquefois, comme vous allez voir; mais je tâche de me sauver par les détails, et surtout le succès me justifie. Je vais encore en tenter un, et courir une nouvelle aventure. Je conviens qu'elle n'aura pas le mérite de la difficulté; mais au moins sera-ce une distraction, et je m'ennuie à périr. Je ne sais pourquoi, depuis l'aventure de Prévan, Belleroche m'est devenu insupportable. Il a tellement redoublé d'attention, de tendresse, de vénération , que je n'y peux plus tenir. Sa colère, dans le premier moment, m'avait paru plaisante; il a pourtant bien fallu la calmer, car c'eût été me compromettre que de le laisser faire; et il n'y avait pas moyen de lui faire entendre raison. J'ai donc pris le parti de lui montrer plus d'amour, pour en venir à bout plus facilement mais lui a pris cela au sérieux; et depuis ce temps il m'excède par son enchantement éternel. Je remarque surtout l'insultante confiance qu'il prend en moi, et la sécurité avec laquelle il me regarde comme à lui pour toujours. J'en suis vraiment humiliée. Il me prise donc bien peu, s'il croit valoir assez pour me fixer! Ne me disait-il pas dernièrement que je n'aurais jamais aimé un autre que lui? Oh! pour le coup, j'ai eu besoin de toute ma prudence, pour ne pas le détromper sur-le-champ, en lui disant ce qui en était. Voilà , certes, un plaisant Monsieur, pour avoir un droit exclusif! Je conviens qu'il est bien fait et d'une assez belle figure mais, à tout prendre, ce n'est, au fait, qu'un ManÅ“uvre d'amour. Enfin le moment est venu, il faut nous séparer. J'essaie déjà depuis quinze jours, et j'ai employé, tour à tour, la froideur, le caprice, l'humeur, les querelles; mais le tenace personnage ne quitte pas prise ainsi il faut donc prendre un parti plus violent; en conséquence je l'emmène à ma campagne. Nous partons après-demain. Il n'y aura avec nous que quelques personnes désintéressées et peu clairvoyantes, et nous y aurons presque autant de liberté que si nous y étions seuls. Là , je le surchargerai à tel point d'amour et de caresses, nous y vivrons si bien l'un pour l'autre uniquement, que je parie bien qu'il désirera plus que moi la fin de ce voyage, dont il se fait un si grand bonheur; et s'il n'en revient pas plus ennuyé de moi que je ne le suis de lui, dites, j'y consens, que je n'en sais pas plus que vous. Le prétexte de cette espèce de retraite est de m'occuper sérieusement de mon grand procès, qui en effet se jugera enfin au commencement de l'hiver. J'en suis bien aise; car il est vraiment désagréable d'avoir ainsi toute sa fortune en l'air. Ce n'est pas que je sois inquiète de l'événement; d'abord j'ai raison, tous mes Avocats me l'assurent; et quand je ne l'aurais pas! je serais donc bien maladroite, si je ne savais pas gagner un procès, où je n'ai pour adversaires que des mineures encore en bas âge, et leur vieux tuteur! Comme il ne faut pourtant rien négliger dans une affaire si importante, j'aurai effectivement avec moi deux Avocats. Ce voyage ne vous paraÃt-il pas gai? cependant s'il me fait gagner mon procès et perdre Belleroche, je ne regretterai pas mon temps. A présent, Vicomte, devinez le successeur; je vous le donne en cent. Mais bon! ne sais-je pas que vous ne devinez jamais rien? hé bien, c'est Danceny. Vous êtes étonné, n'est-ce pas? car enfin je ne suis pas encore réduite à l'éducation des enfants! Mais celui-ci mérite d'être excepté; il n'a que les grâces de la jeunesse, et non la frivolité. Sa grande réserve dans le cercle est très propre à éloigner tous les soupçons, et on ne l'en trouve que plus aimable, quand il se livre, dans le tête-à -tête. Ce n'est pas que j'en aie déjà eu avec lui pour mon compte, je ne suis encore que sa confidente; mais sous ce voile de l'amitié, je crois lui voir un goût très vif pour moi, et je sens que j'en prends beaucoup pour lui. Ce serait bien dommage que tant d'esprit et de délicatesse allassent se sacrifier et s'abrutir auprès de cette petite imbécile de Volanges! J'espère qu'il se trompe en croyant l'aimer elle est si loin de le mériter! Ce n'est pas que je sois jalouse d'elle; mais c'est que ce serait un meurtre, et je veux en sauver Danceny. Je vous prie donc, Vicomte, de mettre vos soins à ce qu'il ne puisse se rapprocher de sa Cécile comme il a encore la mauvaise habitude de la nommer. Un premier goût a toujours plus d'empire qu'on ne croit et je ne serais sûre de rien s'il la revoyait à présent; surtout pendant mon absence. A mon retour, je me charge de tout et j'en réponds. J'ai bien songé à emmener le jeune homme avec moi mais j'en ai fait le sacrifice à ma prudence ordinaire; et puis, j'aurais craint qu'il ne s'aperçût de quelque chose entre Belleroche et moi, et je serais au désespoir qu'il eût la moindre idée de ce qui se passe. Je veux au moins m'offrir à son imagination, pure et sans tache; telle enfin qu'il faudrait être, pour être vraiment digne de lui. Paris, ce 15 octobre 17**. LETTRE CXIV LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE Ma chère amie, je cède à ma vive inquiétude; et sans savoir si vous serez en état de me répondre, je ne puis m'empêcher de vous interroger. L'état de M. de Valmont, que vous me dites sans danger , ne me laisse pas autant de sécurité que vous paraissez en avoir. Il n'est pas rare que la mélancolie et le dégoût du monde soient des symptômes avant-coureurs de quelque maladie grave; les souffrances du corps, comme celles de l'esprit, font désirer la solitude; et souvent on reproche de l'humeur à celui dont on devrait seulement plaindre les maux. Il me semble qu'il devrait au moins consulter quelqu'un. Comment, étant malade vous-même, n'avez-vous pas un Médecin auprès de vous? Le mien, que j'ai vu ce matin, et que je ne vous cache pas que j'ai consulté indirectement, est d'avis que, dans les personnes naturellement actives, cette espèce d'apathie subite n'est jamais à négliger; et, comme il me disait encore, les maladies ne cèdent plus au traitement, quand elles n'ont pas été prises à temps. Pourquoi faire courir ce risque à quelqu'un qui vous est si cher? Ce qui redouble mon inquiétude, c'est que, depuis quatre jours, je ne reçois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu! ne me trompez-vous point sur son état? Pourquoi aurait-il cessé de m'écrire tout à coup? Si c'était seulement l'effet de mon obstination à lui renvoyer ses Lettres, je crois qu'il aurait pris ce parti plus tôt. Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours d'une tristesse qui m'effraie. Ah! peut-être suis-je à la veille du plus grand des malheurs! Vous ne sauriez croire, et j'ai honte de vous dire, combien je suis peinée de ne plus recevoir ces mêmes Lettres, que pourtant je refuserais encore de lire. J'étais sûre au moins qu'il était occupé de moi! et je voyais quelque chose qui venait de lui. Je ne les ouvrais pas, ces Lettres, mais je pleurais en les regardant mes larmes étaient plus douces et plus faciles; et celles-là seules dissipaient en partie l'oppression habituelle que j'éprouve depuis mon retour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, écrivez-moi, vous-même, aussitôt que vous le pourrez, et en attendant, faites-moi donner chaque jour de vos nouvelles et des siennes. Je m'aperçois qu'à peine je vous ai dit un mot pour vous mais vous connaissez mes sentiments, mon attachement sans réserve, ma tendre reconnaissance pour votre sensible amitié; vous pardonnerez au trouble où je suis, à mes peines mortelles, au tourment affreux d'avoir à redouter des maux dont peut-être je suis la cause. Grand Dieu! cette idée désespérante me poursuit et déchire mon cÅ“ur; ce malheur me manquait, et je sens que je suis née pour les éprouver tous. Adieu, ma chère amie, aimez-moi, plaignez-moi. Aurai-je une Lettre de vous aujourd'hui? Paris, ce 16 octobre 17**. LETTRE CXV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL C'est une chose inconcevable, ma belle amie, comme aussitôt qu'on s'éloigne, on cesse facilement de s'entendre. Tant que j'étais auprès de vous, nous n'avions jamais qu'un même sentiment, une même façon de voir; et parce que, depuis près de trois mois, je ne vous vois plus, nous ne sommes plus du même avis sur rien. Qui de nous deux a tort? sûrement vous n'hésiteriez pas sur la réponse mais moi, plus sage, ou plus poli, je ne décide pas. Je vais seulement répondre à votre Lettre, et continuer de vous exposer ma conduite. D'abord, je vous remercie de l'avis que vous me donnez des bruits qui courent sur mon compte; mais je ne m'en inquiète pas encore je me crois sûr d'avoir bientôt de quoi les faire cesser. Soyez tranquille, je ne reparaÃtrai dans le monde que plus célèbre que jamais, et toujours plus digne de vous. J'espère qu'on me comptera même pour quelque chose l'aventure de la petite Volanges, dont vous paraissez faire si peu de cas comme si ce n'était rien que d'enlever en une soirée une jeune fille à son Amant aimé, d'en user ensuite tant qu'on le veut et absolument comme de son bien, et sans plus d'embarras; d'en obtenir ce qu'on n'ose pas même exiger de toutes les filles dont c'est le métier; et cela, sans la déranger en rien de son tendre amour; sans la rendre inconstante, pas même infidèle car, en effet, je n'occupe seulement pas sa tête! en sorte qu'après ma fantaisie passée, je la remettrai entre les bras de son Amant, pour ainsi dire, sans qu'elle se soit aperçue de rien. Est-ce donc là une marche si ordinaire? et puis croyez-moi, une fois sortie de mes mains, les principes que je lui donne ne s'en développeront pas moins; et je prédis que la timide écolière prendra bientôt un essor propre à faire honneur à son maÃtre. Si pourtant on aime mieux le genre héroïque, je montrerai la Présidente, ce modèle cité de toutes les vertus! respectée même de nos plus libertins! telle enfin qu'on avait perdu jusqu'à l'idée de l'attaquer! je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs et sa vertu, sacrifiant sa réputation et deux ans de sagesse, pour courir après le bonheur de me plaire, pour s'enivrer de celui de m'aimer, se trouvant suffisamment dédommagée de tant de sacrifices, par un mot, par un regard qu'encore elle n'obtiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai; et je ne connais pas cette femme, ou je n'aurai point de successeur. Elle résistera au besoin de consolation, à l'habitude du plaisir, au désir même de la vengeance. Enfin, elle n'aura existé que pour moi; et que sa carrière soit plus ou moins longue, j'en aurai seul ouvert et fermé la barrière. Une fois parvenu à ce triomphe, je dirai à mes rivaux " Voyez mon ouvrage, et cherchez-en dans le siècle un second exemple! " Vous allez me demander d'où vient aujourd'hui cet excès de confiance? c'est que depuis huit jours je suis dans la confidence de ma Belle; elle ne me dit pas ses secrets, mais je les surprends. Deux Lettres d'elle à Madame de Rosemonde m'ont suffisamment instruit, et je ne lirai plus les autres que par curiosité. Je n'ai absolument besoin, pour réussir, que de me rapprocher d'elle, et mes moyens sont trouvés. Je vais incessamment les mettre en usage. Vous êtes curieuse, je crois?... Mais non, pour vous punir de ne pas croire à mes inventions, vous ne les saurez pas. Tout de bon, vous mériteriez que je vous retirasse ma confiance, au moins pour cette aventure; en effet, sans le doux prix attaché par vous à ce succès, je ne vous en parlerais plus. Vous voyez que je suis fâché. Cependant, dans l'espoir que vous vous corrigerez, je veux bien m'en tenir à cette punition légère; et revenant à l'indulgence, j'oublie un moment mes grands projets, pour raisonner des vôtres avec vous. Vous voilà donc à la campagne, ennuyeuse comme le sentiment, et triste comme la fidélité! Et ce pauvre Belleroche! vous ne vous contentez pas de lui faire boire l'eau d'oubli, vous lui en donnez la question! Comment s'en trouve- t-il? supporte-t-il bien les nausées de l'amour? Je voudrais pour beaucoup qu'il ne vous en devÃnt que plus attaché; je suis curieux de voir quel remède plus efficace vous parviendriez à employer. Je vous plains, en vérité, d'avoir été obligée de recourir à celui-là . Je n'ai fait qu'une fois, dans ma vie, l'amour par procédé. J'avais certainement un grand motif, puisque c'était à la Comtesse de ***; et vingt fois, entre ses bras, j'ai été tenté de lui dire " Madame, je renonce à la place que je sollicite, et permettez-moi de quitter celle que j'occupe. " Aussi, de toutes les femmes que j'ai eues, c'est la seule dont j'ai vraiment plaisir à dire du mal. Pour votre motif à vous, je le trouve, à vrai dire, d'un ridicule rare; et vous aviez raison de croire que je ne devinerais pas le successeur. Quoi! c'est pour Danceny que vous vous donnez toute cette peine-là ! Eh! ma chère amie, laissez-le adorer sa vertueuse Cécile , et ne vous compromettez pas dans ces jeux d'enfants. Laissez les écoliers se former auprès des Bonnes , ou jouer avec les pensionnaires à de petits jeux innocents . Comment allez- vous vous charger d'un novice qui ne saura ni vous prendre, ni vous quitter, et avec qui il vous faudra tout faire? Je vous le dis sérieusement, je désapprouve ce choix, et quelque secret qu'il restât, il vous humilierait au moins à mes yeux et dans votre conscience. Vous prenez, dites-vous, beaucoup de goût pour lui allons donc, vous vous trompez sûrement, et je crois même avoir trouvé la cause de votre erreur. Ce beau dégoût de Belleroche vous est venu dans un temps de disette, et Paris ne vous offrant pas de choix, vos idées, toujours trop vives, se sont portées sur le premier objet que vous avez rencontré. Mais songez qu'à votre retour, vous pourrez choisir entre mille; et si enfin vous redoutez l'inaction dans laquelle vous risquez de tomber en différant, je m'offre à vous pour amuser vos loisirs. D'ici à votre arrivée, mes grandes affaires seront terminées de manière ou d'autre; et sûrement, ni la petite Volanges, ni la Présidente elle-même, ne m'occuperont pas assez alors pour que je ne sois pas à vous autant que vous le désiriez. Peut-être même, d'ici là , aurai-je déjà remis la petite fille aux mains de son discret Amant. Sans convenir, quoi que vous en disiez, que ce ne soit pas une jouissance attachante , comme j'ai le projet qu'elle garde de moi toute sa vie une idée supérieure à celle de tous les autres hommes, je me suis mis, avec elle, sur un ton que je ne pourrais soutenir longtemps sans altérer ma santé; et dès ce moment, je ne tiens plus à elle que par le soin qu'on doit aux affaires de famille... Vous ne m'entendez pas? C'est que j'attends une seconde époque pour confirmer mon espoir, et m'assurer que j'ai pleinement réussi dans mes projets. Oui, ma belle amie, j'ai déjà un premier indice que le mari de mon écolière ne courra pas le risque de mourir sans postérité; et que le Chef de la maison de Gercourt ne sera à l'avenir qu'un Cadet de celle de Valmont. Mais laissez-moi finir, à ma fantaisie, cette aventure que je n'ai entreprise qu'à votre prière. Songez que si vous rendez Danceny inconstant, vous ôtez tout le piquant de cette histoire. Considérez enfin que, m'offrant pour le représenter auprès de vous, j'ai, ce me semble, quelques droits à la préférence. J'y compte si bien, que je n'ai pas craint de contrarier vos vues, en concourant moi-même à augmenter la tendre passion du discret Amoureux, pour le premier et digne objet de son choix. Ayant donc trouvé hier votre Pupille occupée à lui écrire, et l'ayant dérangée d'abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demandé, après, de voir sa Lettre; et comme je l'ai trouvée froide et contrainte, je lui ai fait sentir que ce n'était pas ainsi qu'elle consolerait son Amant, et je l'ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée; où, en imitant du mieux que j'ai pu son petit radotage, j'ai tâché de nourrir l'amour du jeune homme par un espoir plus certain. La petite personne était toute ravie, me disait-elle, de se trouver parler si bien; et dorénavant, je serai chargé de la correspondance. Que n'aurai-je pas fait pour ce Danceny? J'aurai été à la fois son ami, son confident, son rival et sa maÃtresse! Encore, en ce moment, je lui rends le service de le sauver de vos liens dangereux; oui, sans doute, dangereux, car vous posséder et vous perdre, c'est acheter un moment de bonheur par une éternité de regrets. Adieu, ma belle amie; ayez le courage de dépêcher Belleroche le plus que vous pourrez. Laissez là Danceny, et préparez-vous à retrouver, et à me rendre, les délicieux plaisirs de notre première liaison. Je vous fais compliment sur le jugement prochain du grand procès. Je serai fort aise que cet heureux événement arrive sous mon règne. Du Château de ..., ce 19 octobre 17**. LETTRE CXVI LE CHEVALIER DANCENY A CECILE VOLANGES Madame de Merteuil est partie ce matin pour la campagne; ainsi, ma charmante Cécile, me voilà privé du seul plaisir qui me restait en votre absence, celui de parler de vous à votre amie et à la mienne. Depuis quelque temps, elle m'a permis de lui donner ce titre; et j'en ai profité avec d'autant plus d'empressement, qu'il me semblait, par là , me rapprocher de vous davantage. Mon Dieu! que cette femme est aimable et quel charme flatteur elle sait donner à l'amitié! Il semble que ce doux sentiment s'embellisse et se fortifie chez elle de tout ce qu'elle refuse à l'amour. Si vous saviez comme elle vous aime, comme elle se plaÃt à m'entendre lui parler de vous!... C'est là sans doute ce qui m'attache autant à elle. Quel bonheur de pouvoir vivre uniquement pour vous deux, de passer sans cesse des délices de l'amour aux douceurs de l'amitié, d'y consacrer toute mon existence, d'être en quelque sorte le point de réunion de votre attachement réciproque; et de sentir toujours que, m'occupant du bonheur de l'une, je travaillerais également à celui de l'autre! Aimez, aimez beaucoup, ma charmante amie, cette femme adorable. L'attachement que j'ai pour elle, donnez-y plus de prix encore, en le partageant. Depuis que j'ai goûté le charme de l'amitié, je désire que vous l'éprouviez à votre tour. Les plaisirs que je ne partage pas avec vous, il me semble n'en jouir qu'à moitié. Oui, ma Cécile, je voudrais entourer votre cÅ“ur de tous les sentiments les plus doux; que chacun de ses mouvements vous fÃt éprouver une sensation de bonheur; et je croirais encore ne pouvoir jamais vous rendre qu'une partie de la félicité que je tiendrais de vous. Pourquoi faut-il que ces projets charmants ne soient qu'une chimère de mon imagination, et que la réalité ne m'offre au contraire que des privations douloureuses et indéfinies? L'espoir que vous m'aviez donné de vous voir à cette campagne, je m'aperçois bien qu'il faut y renoncer. Je n'ai plus de consolation que celle de me persuader qu'en effet cela ne vous est pas possible. Et vous négligez de me le dire, de vous en affliger avec moi! Déjà , deux fois, mes plaintes à ce sujet sont restées sans réponse. Ah! Cécile! Cécile, je crois bien que vous m'aimez de toutes les facultés de votre âme, mais votre âme n'est pas brûlante comme la mienne! Que n'est-ce à moi à lever les obstacles? Pourquoi ne sont-ce pas mes intérêts qu'il me faille ménager, au lieu des vôtres? je saurais bientôt vous prouver que rien n'est impossible à l'amour. Vous ne me mandez pas non plus quand doit finir cette absence cruelle au moins, ici, peut-être vous verrais-je. Vos charmants regards ranimeraient mon âme abattue; leur touchante expression rassurerait mon cÅ“ur, qui quelquefois en a besoin. Pardon, ma Cécile; cette crainte n'est pas un soupçon. Je crois à votre amour, à votre constance. Ah! je serais trop malheureux, si j'en doutais. Mais tant d'obstacles! et toujours renouvelés! Mon amie, je suis triste, bien triste. Il semble que ce départ de Madame de Merteuil ait renouvelé en moi le sentiment de tous mes malheurs. Adieu, ma Cécile; adieu, ma bien-aimée. Songez que votre Amant s'afflige, et que vous pouvez seule lui rendre le bonheur. Paris, ce 17 octobre 17**. LETTRE CXVII CECILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY DICTEE PAR VALMONT. Croyez-vous donc, mon bon ami, que j'aie besoin d'être grondée pour être triste, quand je sais que vous vous affligez? et doutez-vous que je ne souffre autant que vous de toutes vos peines? Je partage même celles que je vous cause volontairement; et j'ai de plus que vous, de voir que vous ne me rendez pas justice. Oh! cela n'est pas bien. Je vois bien ce qui vous fâche; c'est que les deux dernières fois que vous m'avez demandé de venir ici je ne vous ai pas répondu à cela mais cette réponse est-elle donc si aisée à faire? Croyez-vous que je ne sache pas que ce que vous voulez est bien mal? Et pourtant, si j'ai déjà tant de peine à vous refuser de loin, que serait-ce donc si vous étiez là ? Et puis pour avoir voulu vous consoler un moment, je resterais affligée toute ma vie. Tenez, je n'ai rien de caché pour vous, moi voilà mes raisons, jugez vous- même. J'aurais peut-être fait ce que vous voulez, sans ce que je vous ai mandé, que ce M. de Gercourt, qui cause tout notre chagrin, n'arrivera pas encore de sitôt; et comme, depuis quelque temps, Maman me témoigne beaucoup plus d'amitié; comme, de mon côté, je la caresse le plus que je peux; qui sait ce que je pourrai obtenir d'elle? Et si nous pouvions être heureux sans que j'aie rien à me reprocher, est-ce que cela ne vaudrait pas bien mieux? Si j'en crois ce qu'on m'a dit souvent, les hommes même n'aiment plus tant leurs femmes, quand elles les ont trop aimés avant de l'être. Cette crainte-là me retient encore plus que tout le reste. Mon ami, n'êtes-vous pas sûr de mon cÅ“ur, et ne sera-t-il pas toujours temps? Ecoutez, je vous promets que, si je ne peux pas éviter le malheur d'épouser M. de Gercourt, que je hais déjà tant avant de le connaÃtre, rien ne me retiendra plus pour être à vous autant que je pourrai, et même avant tout. Comme je ne me soucie d'être aimée que de vous, et que vous verrez bien si je fais mal, il n'y aura pas de ma faute, le reste me sera bien égal; pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours autant que vous faites. Mais, mon ami, jusque-là , laissez-moi continuer comme je fais; et ne me demandez plus une chose que j'ai de bonnes raisons pour ne pas faire, et que pourtant il me fâche de vous refuser. Je voudrais bien aussi que M. de Valmont ne fût pas si pressant pour vous; cela ne sert qu'à me rendre plus chagrine encore. Oh! vous avez là un bien bon ami, je vous assure! Il fait tout comme vous feriez vous-même. Mais adieu, mon cher ami; j'ai commencé bien tard à vous écrire, et j'y ai passé une partie de la nuit. Je vas me coucher et réparer le temps perdu. Je vous embrasse, mais ne me grondez plus. Du Château de ..., ce 18 octobre 17**. LETTRE CXVIII LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL Si j'en crois mon Almanach, il n'y a, mon adorable amie, que deux jours que vous êtes absente; mais si j'en crois mon cÅ“ur, il y a deux siècles. Or, je le tiens de vous-même, c'est toujours son cÅ“ur qu'il faut croire; il est donc bien temps que vous reveniez, et toutes vos affaires doivent être plus que finies. Comment voulez-vous que je m'intéresse à votre procès, si, perte ou gain, j'en dois également payer les frais par l'ennui de votre absence? Oh! que j'aurais envie de quereller! et qu'il est triste, avec un si beau sujet d'avoir de l'humeur, de n'avoir pas le droit d'en montrer! N'est-ce pas cependant une véritable infidélité, une noire trahison, que de laisser votre ami loin de vous, après l'avoir accoutumé à ne pouvoir plus se passer de votre présence? Vous aurez beau consulter vos Avocats, ils ne vous trouveront pas de justification pour ce mauvais procédé et puis, ces gens-là ne disent que des raisons, et des raisons ne suffisent pas pour répondre à des sentiments. Pour moi, vous m'avez tant dit que c'était par raison que vous faisiez ce voyage, que vous m'avez tout à fait brouillé avec elle. Je ne veux plus du tout l'entendre; pas même quand elle me dit de vous oublier. Cette raison-là est pourtant bien raisonnable; et au fait, cela ne serait pas si difficile que vous pourriez le croire. Il suffirait seulement de perdre l'habitude de penser toujours à vous, et rien ici, je vous assure, ne vous rappellerait à moi. Nos plus jolies femmes, celles qu'on dit les plus aimables, sont encore si loin de vous qu'elles ne pourraient en donner qu'une bien faible idée. Je crois même qu'avec des yeux exercés, plus on a cru d'abord qu'elles vous ressemblaient, plus on y trouve après de différence elles ont beau faire, beau y mettre tout ce qu'elles savent, il leur manque toujours d'être vous, et c'est positivement là qu'est le charme. Malheureusement, quand les journées sont si longues, et qu'on est désoccupé, on rêve, on fait des châteaux en Espagne, on se crée sa chimère; peu à peu l'imagination s'exalte on veut embellir son ouvrage, on rassemble tout ce qui peut plaire, on arrive enfin à la perfection; et dès qu'on en est là , le portrait ramène au modèle, et on est tout étonné de voir qu'on n'a fait que songer à vous. Dans ce moment même, je suis encore la dupe d'une erreur à peu près semblable. Vous croyez peut-être que c'était pour m'occuper de vous, que je me suis mis à vous écrire? point du tout c'était pour m'en distraire. J'avais cent choses à vous dire dont vous n'étiez pas l'objet, qui, comme vous savez, m'intéressent bien vivement; et ce sont celles-là pourtant dont j'ai été distrait. Et depuis quand le charme de l'amitié distrait-il donc de celui de l'amour? Ah! si j'y regardais de bien près, peut-être aurais-je un petit reproche à me faire! Mais chut! oublions cette légère faute de peur d'y retomber; et que mon amie elle-même l'ignore. Aussi pourquoi n'êtes-vous pas là pour me répondre, pour me ramener si je m'égare; pour me parler de ma Cécile, pour augmenter, s'il est possible, le bonheur que je goûte à l'aimer, par l'idée si douce que c'est votre amie que j'aime? Oui, je l'avoue, l'amour qu'elle m'inspire m'est devenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence. J'aime tant à vous ouvrir mon cÅ“ur, à occuper le vôtre de mes sentiments, à les y déposer sans réserve! il me semble que je les chéris davantage, à mesure que vous daignez les recueillir; et puis, je vous regarde et je me dis C'est en elle qu'est renfermé tout mon bonheur. Je n'ai rien de nouveau à vous apprendre sur ma situation. La dernière Lettre que j'ai reçue d'elle augmente et assure mon espoir, mais le retarde encore. Cependant ses motifs sont si tendres et si honnêtes que je ne puis l'en blâmer ni m'en plaindre. Peut-être n'entendrez-vous pas trop bien ce que je vous dis là ; mais pourquoi n'êtes-vous pas ici? Quoiqu'on dise tout à son amie, on n'ose pas tout écrire. Les secrets de l'amour, surtout, sont si délicats qu'on ne peut les laisser aller ainsi sur leur bonne foi. Si quelquefois on leur permet de sortir, il ne faut pas au moins les perdre de vue; il faut en quelque sorte les voir entrer dans leur nouvel asile. Ah! revenez donc, mon adorable amie; vous voyez bien que votre retour est nécessaire. Oubliez enfin les mille raisons qui vous retiennent où vous êtes, ou apprenez-moi à vivre où vous n'êtes pas. J'ai l'honneur d'être, etc. Paris, ce 19 octobre 17**. LETTRE CXIX MADAME DE ROSEMONDE A LA PRESIDENTE DE TOURVEL Quoique je souffre encore beaucoup, ma chère Belle, j'essaie de vous écrire moi-même, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous intéresse. Mon neveu garde toujours sa misanthropie. Il envoie fort régulièrement savoir de mes nouvelles tous les jours; mais il n'est pas venu une fois s'en informer lui- même, quoique je l'en aie fait prier en sorte que je ne le vois pas plus que s'il était à Paris. Je l'ai pourtant rencontré ce matin, où je ne l'attendais guère. C'est dans ma Chapelle, où je suis descendue pour la première fois depuis ma douloureuse incommodité. J'ai appris aujourd'hui que depuis quatre jours il y va régulièrement entendre la Messe. Dieu veuille que cela dure! Quand je suis entrée, il est venu à moi, et m'a félicitée fort affectueusement sur le meilleur état de ma santé. Comme la Messe commençait, j'ai abrégé la conversation, que je comptais bien reprendre après; mais il a disparu avant que j'aie pu le joindre. Je ne vous cacherai pas que je l'ai trouvé un peu changé. Mais, ma chère Belle, ne me faites pas repentir de ma confiance en votre raison, par des inquiétudes trop vives; et surtout soyez sûre que j'aimerais encore mieux vous affliger, que vous tromper. Si mon neveu continue à me tenir rigueur, je prendrai le parti, aussitôt que je serai mieux, de l'aller voir dans sa chambre; et je tâcherai de pénétrer la cause de cette singulière manie, dans laquelle je crois bien que vous êtes pour quelque chose. Je vous manderai ce que j'aurai appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts et puis, si Adélaïde savait que j'ai écrit, elle me gronderait toute la soirée. Adieu, ma chère Belle. Du Château de ..., ce 20 octobre 17**. LETTRE CXX LE VICOMTE DE VALMONT AU PERE ANSELME FEUILLANT DU COUVENT DE LA RUE SAINT-HONORE. Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, Monsieur mais je sais la confiance entière qu'a en vous Madame la Présidente de Tourvel, et je sais de plus combien cette confiance est dignement placée. Je crois donc pouvoir sans indiscrétion m'adresser à vous, pour en obtenir un service bien essentiel, vraiment digne de votre saint ministère, et où l'intérêt de Madame de Tourvel se trouve joint au mien. J'ai entre les mains des papiers importants qui la concernent, qui ne peuvent être confiés à personne, et que je ne dois ni ne veux remettre qu'entre ses mains. Je n'ai aucun moyen de l'en instruire, parce que des raisons, que peut- être vous aurez sues d'elle, mais dont je ne crois pas qu'il me soit permis de vous instruire, lui ont fait prendre le parti de refuser toute correspondance avec moi parti que j'avoue volontiers aujourd'hui ne pouvoir blâmer, puisqu'elle ne pouvait prévoir des événements auxquels j'étais moi-même bien loin de m'attendre, et qui n'étaient possibles qu'à la force plus qu'humaine qu'on est forcé d'y reconnaÃtre. Je vous prie donc, Monsieur, de vouloir bien l'informer de mes nouvelles résolutions, et de lui demander pour moi une entrevue particulière, où je puisse au moins réparer, en partie, mes torts par mes excuses; et, pour dernier sacrifice, anéantir à ses yeux les seules traces existantes d'une erreur ou d'une faute qui m'avait rendu coupable envers elle. Ce ne sera qu'après cette expiation préliminaire, que j'oserai déposer à vos pieds l'humiliant aveu de mes longs égarements; et implorer votre médiation pour une réconciliation bien plus importante encore, et malheureusement plus difficile. Puis-je espérer, Monsieur, que vous ne me refuserez pas des soins si nécessaires et si précieux? et que vous daignerez soutenir ma faiblesse, et guider mes pas dans un sentier nouveau, que je désire bien ardemment de suivre, mais que j'avoue en rougissant ne pas connaÃtre encore? J'attends votre réponse avec l'impatience du repentir qui désire de réparer, et je vous prie de me croire avec autant de reconnaissance que de vénération. Votre très humble, etc. Je vous autorise, Monsieur, au cas que vous le jugiez convenable, à communiquer cette Lettre en entier à Madame de Tourvel, que je me ferai toute ma vie un devoir de respecter, et en qui je ne cesserai jamais d'honorer celle dont le Ciel s'est servi pour ramener mon âme à la vertu, par le touchant spectacle de la sienne. Du Château de ..., ce 22 octobre 17** LETTRE CXXI LA MARQUISE DE MERTEUIL AU CHEVALIER DANCENY J'ai reçu votre Lettre, mon trop jeune ami; mais avant de vous remercier, il faut que je vous gronde, et je vous préviens que si vous ne vous corrigez pas, vous n'aurez plus de réponse de moi. Quittez donc, si vous m'en croyez, ce ton de cajolerie, qui n'est plus que du jargon, dès qu'il n'est pas l'expression de l'amour. Est-ce donc là le style de l'amitié? non, mon ami, chaque sentiment a son langage qui lui convient; et se servir d'un autre, c'est déguiser la pensée que l'on exprime. Je sais bien que nos petites femmes n'entendent rien de ce qu'on peut leur dire, s'il n'est traduit, en quelque sorte, dans ce jargon d'usage; mais je croyais mériter, je l'avoue, que vous me distinguassiez d'elles. Je suis vraiment fâchée, et peut-être plus que je ne devrais l'être, que vous m'ayez si mal jugée. Vous ne trouverez donc dans ma Lettre que ce qui manque à la vôtre, franchise et simplesse. Je vous dirai bien, par exemple, que j'aurais grand plaisir à vous voir, et que je suis contrariée de n'avoir auprès de moi que des gens qui m'ennuient, au lieu de gens qui me plaisent; mais vous, cette même phrase, vous la traduisez ainsi Apprenez-moi à vivre où vous n'êtes pas ; en sorte que quand vous serez, je suppose, auprès de votre MaÃtresse, vous ne sauriez pas y vivre que je n'y sois en tiers. Quelle pitié! et ces femmes, à qui il manque toujours d'être moi , vous trouvez peut-être aussi que cela manque à votre Cécile! voilà pourtant où conduit un langage qui, par l'abus qu'on en fait aujourd'hui, est encore au-dessous du jargon des compliments, et ne devient plus qu'un simple protocole, auquel on ne croit pas davantage qu'au très humble serviteur! Mon ami, quand vous m'écrivez, que ce soit pour me dire votre façon de penser et de sentir, et non pour m'envoyer des phrases que je trouverai, sans vous, plus ou moins bien dites dans le premier Roman du jour. J'espère que vous ne vous fâcherez pas de ce que je vous dis là , quand même vous y verriez un peu d'humeur; car je ne nie pas d'en avoir mais pour éviter jusqu'à l'air du défaut que je vous reproche, je ne vous dirai pas que cette humeur est peut-être un peu augmentée par l'éloignement où je suis de vous. Il me semble qu'à tout prendre vous valez mieux qu'un procès et deux Avocats, et peut-être même encore que l'attentif Belleroche. Vous voyez qu'au lieu de vous désoler de mon absence, vous devriez vous en féliciter; car jamais je ne vous avais fait un aussi beau compliment. Je crois que l'exemple me gagne, et que je veux vous dire aussi des cajoleries mais non, j'aime mieux m'en tenir à ma franchise; c'est donc elle seule qui vous assure de ma tendre amitié, et de l'intérêt qu'elle m'inspire. Il est fort doux d'avoir un jeune ami, dont le cÅ“ur est occupé ailleurs. Ce n'est pas là le système de toutes les femmes; mais c'est le mien. Il me semble qu'on se livre, avec plus de plaisir, à un sentiment dont on ne peut rien avoir à craindre aussi j'ai passé pour vous, d'assez bonne heure peut-être, au rôle de confidente. Mais vous choisissez vos MaÃtresses si jeunes, que vous m'avez fait apercevoir pour la première fois que je commence à être vieille! C'est bien fait à vous de vous préparer ainsi une longue carrière de constance, et je vous souhaite de tout mon cÅ“ur qu'elle soit réciproque. Vous avez raison de vous rendre aux motifs tendres et honnêtes qui, à ce que vous me mandez, retardent votre bonheur . La longue défense est le seul mérite qui reste à celles qui ne résistent pas toujours; et ce que je trouverais impardonnable à toute autre qu'à un enfant comme la petite Volanges, serait de ne pas savoir fuir un danger dont elle a été suffisamment avertie par l'aveu qu'elle a fait de son amour. Vous autres hommes, vous n'avez pas d'idées de ce qu'est la vertu, et de ce qu'il en coûte pour la sacrifier! Mais pour peu qu'une femme raisonne, elle doit savoir qu'indépendamment de la faute qu'elle commet, une faiblesse est pour elle le plus grand des malheurs; et je ne conçois pas qu'aucune s'y laisse jamais prendre, quand elle peut avoir un moment pour y réfléchir. N'allez pas combattre cette idée, car c'est elle qui m'attache principalement à vous. Vous me sauverez des dangers de l'amour; et quoique j'aie bien su sans vous m'en défendre jusqu'à présent, je consens à en avoir de la reconnaissance, et je vous en aimerai mieux et davantage. Sur ce, mon cher Chevalier, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. Du Château de ..., ce 22 octobre 17**. LETTRE CXXII MADAME DE ROSEMONDE A LA PRESIDENTE DE TOURVEL J'espérais, mon aimable fille, pouvoir enfin calmer vos inquiétudes, et je vois au contraire avec chagrin que je vais les augmenter encore! Calmez-vous cependant; mon neveu n'est pas en danger on ne peut pas même dire qu'il soit réellement malade. Mais il se passe sûrement en lui quelque chose d'extraordinaire. Je n'y comprends rien; mais je suis sortie de sa chambre avec un sentiment de tristesse, peut-être même d'effroi, que je me reproche de vous faire partager, et dont cependant je ne puis m'empêcher de causer avec vous. Voici le récit de ce qui s'est passé vous pouvez être sûre qu'il est fidèle; car je vivrais quatre-vingts autres années, que je n'oublierais pas l'impression que m'a faite cette triste scène. J'ai donc été ce matin chez mon neveu; je l'ai trouvé écrivant, et entouré de différents tas de papiers, qui avaient l'air d'être l'objet de son travail. Il s'en occupait au point que j'étais déjà au milieu de sa chambre qu'il n'avait pas encore tourné la tête pour savoir qui entrait. Aussitôt qu'il m'a aperçue, j'ai très bien remarqué qu'en se levant, il s'efforçait de composer sa figure, et peut-être même est-ce là ce qui m'y a fait faire plus d'attention. Il était, à la vérité, sans toilette et sans poudre; mais je l'ai trouvé pâle et défait, et ayant surtout la physionomie altérée. Son regard que nous avons vu si vif et si gai, était triste et abattu; enfin, soit dit entre nous, je n'aurais pas voulu que vous le vissiez ainsi car il avait l'air très touchant et très propre, à ce que je crois, à inspirer cette tendre pitié qui est un des plus dangereux pièges de l'amour. Quoique frappée de mes remarques, j'ai pourtant commencé la conversation comme si je ne m'étais aperçue de rien. Je lui ai d'abord parlé de sa santé, et sans me dire qu'elle soit bonne, il ne m'a point articulé pourtant qu'elle fût mauvaise. Alors je me suis plainte de sa retraite, qui avait un peu l'air d'une manie, et je tâchais de mêler un peu de gaieté à ma petite réprimande; mais lui m'a répondu seulement, d'un ton pénétré " C'est un tort de plus, je l'avoue; mais il sera réparé avec les autres. " Son air, plus encore que ses discours, a un peu dérangé mon enjouement, et je me suis hâtée de lui dire qu'il mettait trop d'importance à un simple reproche de l'amitié. Nous nous sommes donc remis à causer tranquillement. Il m'a dit, peu de temps après, que peut-être une affaire, la plus grande affaire de sa vie, le rappellerait bientôt à Paris mais comme j'avais peur de la deviner, ma chère Belle, et que ce début ne me menât à une confidence dont je ne voulais pas, je ne lui ai fait aucune question, et je me suis contentée de lui répondre que plus de dissipation serait utile à sa santé. J'ai ajouté que, pour cette fois, je ne lui ferais aucune instance, aimant mes amis pour eux-mêmes; c'est à cette phrase si simple, que serrant mes mains, et parlant avec une véhémence que je ne puis vous rendre " Oui, ma tante, m'a-t-il dit, aimez, aimez beaucoup un neveu qui vous respecte et vous chérit; et, comme vous dites, aimez-le pour lui-même. Ne vous affligez pas de son bonheur, et ne troublez, par aucun regret, l'éternelle tranquillité dont il espère jouir bientôt. Répétez-moi que vous m'aimez, que vous me pardonnez; oui, vous me pardonnerez; je connais votre bonté mais comment espérer la même indulgence de ceux que j'ai tant offensés? " Alors il s'est baissé sur moi, pour me cacher, je crois, des marques de douleur, que le son de sa voix me décelait malgré lui. Emue plus que je ne puis vous dire, je me suis levée précipitamment; et sans doute il a remarqué mon effroi; car sur-le-champ, se composant davantage " Pardon, a-t-il repris; pardon, Madame, je sens que je m'égare malgré moi. Je vous prie d'oublier mes discours, et de vous souvenir seulement de mon profond respect. Je ne manquerai pas, a-t-il ajouté, d'aller vous en renouveler l'hommage avant mon départ. " Il m'a semblé que cette dernière phrase m'engageait à terminer ma visite; et je me suis en allée, en effet. Mais plus j'y réfléchis, et moins je devine ce qu'il a voulu dire. Quelle est cette affaire, la plus grande de sa vie ? à quel sujet me demande-t-il pardon? d'où lui est venu cet attendrissement, involontaire en me parlant? Je me suis déjà fait ces questions mille fois, sans pouvoir y répondre. Je ne vois même rien là qui ait rapport à vous cependant, comme les yeux de l'amour sont plus clairvoyants que ceux de l'amitié, je n'ai voulu vous laisser rien ignorer de ce qui s'est passé entre mon neveu et moi. Je me suis reprise à quatre fois pour écrire cette longue Lettre, que je ferais plus longue encore, sans la fatigue que je ressens. Adieu, ma chère Belle. Du Château de ..., ce 25 octobre 17**. LETTRE CXXIII LE PERE ANSELME AU VICOMTE DE VALMONT J'ai reçu, Monsieur le Vicomte, la Lettre dont vous m'avez honoré; et dès hier, je me suis transporté, suivant vos désirs, chez la personne en question. Je lui ai exposé l'objet et les motifs de la démarche que vous demandiez de faire auprès d'elle. Quelque attachée que je l'aie trouvée au parti sage qu'elle avait pris d'abord, sur ce que je lui ai remontré qu'elle risquait peut-être par son refus de mettre obstacle à votre heureux retour, et de s'opposer ainsi, en quelque sorte, aux vues miséricordieuses de la Providence, elle a consenti à recevoir votre visite, à condition toutefois que ce sera la dernière, et m'a chargé de vous annoncer qu'elle serait chez elle Jeudi prochain, 28. Si ce jour ne pouvait pas vous convenir, vous voudrez bien l'en informer et lui en indiquer un autre. Votre Lettre sera reçue. Cependant, Monsieur le Vicomte, permettez-moi de vous inviter à ne pas différer sans de fortes raisons, afin de pouvoir vous livrer plus tôt et plus entièrement aux dispositions louables que vous me témoignez. Songez que celui qui tarde à profiter du moment de la grâce s'expose à ce qu'elle lui soit retirée; que si la bonté divine est infinie, l'usage en est pourtant réglé par la justice; et qu'il peut venir un moment où le Dieu de miséricorde se change en un Dieu de vengeance. Si vous continuez à m'honorer de votre confiance, je vous prie de croire que tous mes soins vous seront acquis, aussitôt que vous le désirerez quelques grandes que soient mes occupations, mon affaire la plus importante sera toujours de remplir les devoirs du saint Ministère, auquel je me suis particulièrement dévoué; et le moment le plus beau de ma vie, celui où je verrai mes efforts prospérer par la bénédiction du Tout-Puissant. Faibles pécheurs que nous sommes, nous ne pouvons rien par nous-mêmes! Mais le Dieu qui vous rappelle peut tout; et nous devrons également à sa bonté, vous, le désir constant de vous rejoindre à lui, et moi, les moyens de vous y conduire. C'est avec son secours que j'espère vous convaincre bientôt que la Religion sainte peut donner seule, même en ce monde, le bonheur solide et durable qu'on cherche vainement dans l'aveuglement des passions humaines. J'ai l'honneur d'être, avec une respectueuse considération, etc. Paris, ce 25 octobre 17**. LETTRE CXXIV LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE Au milieu de l'étonnement où m'a jetée, Madame, la nouvelle que j'ai apprise hier, je n'oublie pas la satisfaction qu'elle doit vous causer, et je me hâte de vous en faire part. M. de Valmont ne s'occupe plus ni de moi ni de son amour; et ne veut plus que réparer, par une vie plus édifiante, les fautes ou plutôt les erreurs de sa jeunesse. J'ai été informée de ce grand événement par le Père Anselme, auquel il s'est adressé pour le diriger à l'avenir, et aussi pour lui ménager une entrevue avec moi, dont je juge que l'objet principal est de me rendre mes Lettres qu'il avait gardées jusqu'ici, malgré la demande contraire que je lui en avais faite. Je ne puis, sans doute, qu'applaudir à cet heureux changement, et m'en féliciter, si, comme il le dit, j'ai pu y concourir en quelque chose. Mais pourquoi fallait-il que j'en fusse l'instrument, et qu'il m'en coûtât le repos de ma vie? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvait-il arriver jamais que par mon infortune? Oh! mon indulgente amie, pardonnez-moi cette plainte. Je sais qu'il ne m'appartient pas de sonder les décrets de Dieu; mais tandis que je lui demande sans cesse, et toujours vainement, la force de vaincre mon malheureux amour, il la prodigue à celui qui ne la lui demandait pas, et me laisse, sans secours, entièrement livrée à ma faiblesse. Mais étouffons ce coupable murmure. Ne sais-je pas que l'Enfant prodigue, à son retour, obtint plus de grâces de son père que le fils qui ne s'était jamais absenté? Quel compte avons-nous à demander à celui qui ne nous doit rien? Et quand il serait possible que nous eussions quelques droits auprès de lui, quels pourraient être les miens? Me vanterais-je d'une sagesse que déjà je ne dois qu'à Valmont? Il m'a sauvée, et j'oserais me plaindre en souffrant pour lui! Non mes souffrances me seront chères, si son bonheur en est le prix. Sans doute il fallait qu'il revÃnt à son tour au Père commun. Le Dieu qui l'a formé devait chérir son ouvrage. Il n'avait point créé cet être charmant, pour n'en faire qu'un réprouvé. C'est à moi de porter la peine de mon audacieuse imprudence; ne devais-je pas sentir que, puisqu'il m'était défendu de l'aimer, je ne devais pas me permettre de le voir? Ma faute ou mon malheur est de m'être refusée trop longtemps à cette vérité. Vous m'êtes témoin, ma chère et digne amie, que je me suis soumise à ce sacrifice, aussitôt que j'en ai reconnu la nécessité mais, pour qu'il fût entier, il y manquait que M. de Valmont ne le partageât point. Vous avouerai-je que cette idée est à présent ce qui me tourmente le plus? Insupportable orgueil, qui adoucit les maux que nous éprouvons par ceux que nous faisons souffrir! Ah! je vaincrai ce cÅ“ur rebelle, je l'accoutumerai aux humiliations. C'est surtout pour y parvenir que j'ai enfin consenti à recevoir Jeudi prochain la pénible visite de M. de Valmont. Là , je l'entendrai me dire lui-même que je ne lui suis plus rien, que l'impression faible et passagère que j'avais faite sur lui est entièrement effacée! Je verrai ses regards se porter sur moi, sans émotion, tandis que la crainte de déceler la mienne me fera baisser les yeux. Ces mêmes Lettres qu'il refusa si longtemps à mes demandes réitérées, je les recevrai de son indifférence; il me les remettra comme des objets inutiles, et qui ne l'intéressent plus; et mes mains tremblantes, en recevant ce dépôt honteux, sentiront qu'il leur est remis d'une main ferme et tranquille! Enfin, je le verrai s'éloigner... s'éloigner pour jamais, et mes regards, qui le suivront ne verront pas les siens se retourner sur moi! Et j'étais réservée à tant d'humiliations! Ah! que du moins je me la rende utile, en me pénétrant par elle du sentiment de ma faiblesse. Oui, ces Lettres qu'il ne se soucie plus de garder, je les conserverai précieusement. Je m'imposerai la honte de les relire chaque jour, jusqu'à ce que mes larmes en aient effacé les dernières traces; et les siennes, je les brûlerai comme infectées du poison dangereux qui a corrompu mon âme. Oh! qu'est-ce donc que l'amour, s'il nous fait regretter jusqu'aux dangers auxquels il nous expose; si surtout on peut craindre de le ressentir encore, même alors qu'on ne l'inspire plus! Fuyons cette passion funeste, qui ne laisse de choix qu'entre la honte et le malheur, et souvent même les réunit tous deux, et qu'au moins la prudence remplace la vertu. Que ce Jeudi est encore loin! que ne puis-je consommer à l'instant ce douloureux sacrifice, et en oublier à la fois et la cause et l'objet! Cette visite m'importune; je me repens d'avoir promis. Hé! qu'a-t-il besoin de me revoir encore? que sommes-nous à présent l'un à l'autre? S'il m'a offensée, je le lui pardonne. Je le félicite même de vouloir réparer ses torts; je l'en loue. Je ferai plus, je l'imiterai; et séduite par les mêmes erreurs, son exemple me ramènera. Mais quand son projet est de me fuir, pourquoi commencer par me chercher? Le plus pressé pour chacun de nous n'est-il pas d'oublier l'autre? Ah! sans doute, et ce sera dorénavant mon unique soin. Si vous le permettez, mon aimable amie, ce sera auprès de vous que j'irai m'occuper de ce travail difficile. Si j'ai besoin de secours, peut-être même de consolation, je n'en veux recevoir que de vous. Vous seule savez m'entendre et parler à mon cÅ“ur. Votre précieuse amitié remplira toute mon existence. Rien ne me paraÃtra difficile pour seconder les soins que vous voudrez bien vous donner. Je vous devrai ma tranquillité, mon bonheur, ma vertu; et le fruit de vos bontés pour moi sera de m'en avoir enfin rendue digne. Je me suis, je crois, beaucoup égarée dans cette Lettre; je le présume au moins par le trouble où je n'ai pas cessé d'être en vous écrivant. S'il s'y trouvait quelques sentiments dont j'aie à rougir, couvrez-les de votre indulgente amitié. Je m'en remets entièrement à elle. Ce n'est pas à vous que je veux dérober aucun des mouvements de mon cÅ“ur. Adieu, ma respectable amie. J'espère, sous peu de jours, vous annoncer celui de mon arrivée. Paris, ce 25 octobre 17**. QUATRIEME PARTIE LETTRE CXXV LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi; et depuis hier, elle n'a plus rien à m'accorder. Je suis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmentât le prix d'une femme, jusque dans le moment même de sa faiblesse? Mais reléguons cette idée puérile avec les contes de bonnes femmes. Ne rencontre-t-on pas presque partout une résistance plus ou moins bien feinte au premier triomphe? et ai-je trouvé nulle part le charme dont je parle? ce n'est pourtant pas non plus celui de l'amour; car enfin, si j'ai eu quelquefois auprès de cette femme étonnante des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j'ai toujours su les vaincre et revenir à mes principes. Quand même la scène d'hier m'aurait, comme je le crois, emporté un peu plus loin que je ne comptais; quand j'aurais, un moment, partagé le trouble et l'ivresse que je faisais naÃtre cette illusion passagère serait dissipée à présent; et cependant le même charme subsiste. J'aurais même, je l'avoue, un plaisir assez doux à m'y livrer, s'il ne me causait quelque inquiétude. Serai-je donc, à mon âge, maÃtrisé comme un écolier, par un sentiment involontaire et inconnu? Non il faut, avant tout, le combattre et l'approfondir. Peut-être, au reste, en ai-je déjà entrevu la cause! Je me plais au moins dans cette idée, et je voudrais qu'elle fût vraie. Dans la foule des femmes auprès desquelles j'ai rempli jusqu'à ce jour le rôle et les fonctions d'Amant, je n'en avais encore rencontré aucune qui n'eût, au moins, autant d'envie de se rendre que j'en avais de l'y déterminer; je m'étais même accoutumé à appeler prudes celles qui ne faisaient que la moitié du chemin, par opposition à tant d'autres, dont la défense provocante ne couvre jamais qu'imparfaitement les premières avances qu'elles ont faites. Ici, au contraire, j'ai trouvé une première prévention défavorable et fondée depuis sur les conseils et les rapports d'une femme haineuse, mais clairvoyante; une timidité naturelle et extrême, que fortifiait une pudeur éclairée; un attachement à la vertu, que la Religion dirigeait, et qui comptait déjà deux années de triomphe, enfin des démarches éclatantes, inspirées par ces différents motifs et qui toutes n'avaient pour but que de se soustraire à mes poursuites. Ce n'est donc pas, comme dans mes autres aventures, une simple capitulation plus ou moins avantageuse, et dont il est plus facile de profiter que de s'enorgueillir; c'est une victoire complète, achetée par une campagne pénible, et décidée par de savantes manÅ“uvres. Il n'est donc pas surprenant que ce succès, dû à moi seul, m'en devienne plus précieux; et le surcroÃt de plaisir que j'ai éprouvé dans mon triomphe, et que je ressens encore, n'est que la douce impression du sentiment de la gloire. Je chéris cette façon de voir, qui me sauve l'humiliation de penser que je puisse dépendre en quelque manière de l'esclave même que je me serais asservie; que je n'aie pas en moi seul la plénitude de mon bonheur; et que la faculté de m'en faire jouir dans toute son énergie soit réservée à telle ou telle femme, exclusivement à toute autre. Ces réflexions sensées régleront ma conduite dans cette importante occasion; et vous pouvez être sûre que je ne me laisserai pas tellement enchaÃner, que je ne puisse toujours briser ces nouveaux liens, en me jouant et à ma volonté. Mais déjà je vous parle de ma rupture; et vous ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit; lisez donc, et voyez à quoi s'expose la sagesse, en essayant de secourir la folie. J'étudiais si attentivement mes discours et les réponses que j'obtenais, que j'espère vous rendre les uns et les autres avec une exactitude dont vous serez contente. Vous verrez par les deux copies des Lettres ci-jointes, quel médiateur j'avais choisi pour me rapprocher de ma Belle, et avec quel zèle le saint personnage s'est employé pour nous réunir. Ce qu'il faut vous dire encore, et que j'avais appris par une Lettre interceptée suivant l'usage, c'est que la crainte et la petite humiliation d'être quittée avaient un peu dérangé la pruderie de l'austère Dévote; et avaient rempli son cÅ“ur et sa tête de sentiments et d'idées, qui, pour n'avoir pas le sens commun, n'en étaient pas moins intéressants. C'est après ces préliminaires, nécessaires à savoir, qu'hier Jeudi 28, jour préfix et donné par l'ingrate, je me suis présenté chez elle en esclave timide et repentant, pour en sortir en vainqueur couronné. Il était six heures du soir quand j'arrivai chez la belle Recluse, car depuis son retour, sa porte était restée fermée à tout le monde. Elle essaya de se lever quand on m'annonça; mais ses genoux tremblants ne lui permirent pas de rester dans cette situation elle se rassit sur-le-champ. Comme le Domestique qui m'avait introduit eut quelque service à faire dans l'appartement, elle en parut impatientée. Nous remplÃmes cet intervalle par les compliments d'usage. Mais pour ne rien perdre d'un temps dont tous les moments étaient précieux, j'examinais soigneusement le local; et dès lors, je marquai de l'oeil le théâtre de ma victoire. J'aurais pu en choisir un plus commode car, dans cette même chambre, il se trouvait une ottomane. Mais je remarquai qu'en face d'elle était un portrait du mari; et j'eus peur, je l'avoue, qu'avec une femme si singulière, un seul regard que le hasard dirigerait de ce côté ne détruisÃt en un moment l'ouvrage de tant de soins. Enfin, nous restâmes seuls et j'entrai en matière. Après avoir exposé, en peu de mots, que le Père Anselme l'avait dû informer des motifs de ma visite, je me suis plaint du traitement rigoureux que j'avais éprouvé; et j'ai particulièrement appuyé sur le mépris qu'on m'avait témoigné. On s'en est défendu, comme je m'y attendais; et, comme vous vous y attendiez bien aussi, j'en ai fondé la preuve sur la méfiance et l'effroi que j'avais inspirés, sur la fuite scandaleuse qui s'en était suivie, le refus de répondre à mes Lettres, celui même de les recevoir, etc. Comme on commençait une justification qui aurait été bien facile, j'ai cru devoir l'interrompre; et pour me faire pardonner cette manière brusque je l'ai couverte aussitôt par une cajolerie. - " Si tant de charmes, ai-je donc repris, ont fait sur mon cÅ“ur une impression si profonde, tant de vertus n'en ont pas moins fait sur mon âme. Séduit, sans doute, par le désir de m'en rapprocher, j'avais osé m'en croire digne. Je ne vous reproche point d'en avoir jugé autrement; mais je me punis de mon erreur. " Comme on gardait le silence de l'embarras, j'ai continué. - " J ai désiré, Madame, ou de me justifier à vos yeux, ou d'obtenir de vous le pardon des torts que vous me supposez; afin de pouvoir au moins terminer, avec quelque tranquillité, des jours auxquels je n'attache plus de prix, depuis que vous avez refusé de les embellir. " Ici, on a pourtant essayé de répondre. - " Mon devoir ne me permettait pas... " - Et la difficulté d'achever le mensonge que le devoir exigeait n'a pas permis de finir la phrase. J'ai donc repris du ton le plus tendre - " Il est donc vrai que c'est moi que vous avez fui? - Ce départ était nécessaire. - Et que vous m'éloignez de vous? - Il le faut. - Et pour toujours? - Je le dois. " Je n'ai pas besoin de vous dire que pendant ce court dialogue, la voix de la tendre Prude était oppressée, et que ses yeux ne s'élevaient pas jusqu'à moi. Je jugeai devoir animer un peu cette scène languissante; ainsi, me levant avec l'air du dépit " Votre fermeté, dis-je alors, me rend toute la mienne. Hé bien! oui, Madame, nous serons séparés, séparés même plus que vous ne pensez et vous vous féliciterez à loisir de votre ouvrage. " Un peu surprise de ce ton de reproche, elle voulut répliquer. - " La résolution que vous avez prise... , dit- elle, - n'est que l'effet de mon désespoir, repris-je avec emportement. Vous avez voulu que je sois malheureux; je vous prouverai que vous avez réussi au-delà de vos souhaits. - Je désire votre bonheur " , répondit-elle. Et le son de sa voix commençait à annoncer une émotion assez forte. Aussi me précipitant à ses genoux, et du ton dramatique que vous me connaissez - " Ah! cruelle, me suis-je écrié, peut-il exister pour moi un bonheur que vous ne partagiez pas? Où donc le trouver loin de vous? Ah! jamais! jamais! " J'avoue qu'en me livrant à ce point j'avais beaucoup compté sur le secours des larmes mais soit mauvaise disposition, soit peut-être seulement l'effet de l'attention pénible et continuelle que je mettais à tout, il me fut impossible de pleurer. Par bonheur je me ressouvins que pour subjuguer une femme tout moyen était également bon; et qu'il suffisait de l'étonner par un grand mouvement, pour que l'impression en restât profonde et favorable. Je suppléai donc, par la terreur, à la sensibilité qui se trouvait en défaut; et pour cela, changeant seulement l'inflexion de ma voix, et gardant la même posture - " Oui, continuai-je, j'en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir. " En prononçant ces dernières paroles, nos regards se rencontrèrent. Je ne sais ce que la timide personne vit ou crut voir dans les miens, mais elle se leva d'un air effrayé, et s'échappa de mes bras dont je l'avais entourée. Il est vrai que je ne fis rien pour la retenir; car j'avais remarqué plusieurs fois que les scènes de désespoir menées trop vivement tombaient dans le ridicule dès qu'elles devenaient longues, ou ne laissaient que des ressources vraiment tragiques et que j'étais fort éloigné de vouloir prendre. Cependant, tandis qu'elle se dérobait à moi, j'ajoutai d'un ton bas et sinistre, mais de façon qu'elle pût m'entendre - " Hé bien! la mort! " Je me relevai alors; et gardant un moment le silence, je jetais sur elle, comme au hasard, des regards farouches qui, pour avoir l'air d'être égarés, n'en étaient pas moins clairvoyants et observateurs. Le maintien mal assuré, la respiration haute, la contraction de tous les muscles, les bras tremblants, et à demi élevés, tout me prouvait assez que l'effet était tel que j'avais voulu le produire; mais, comme en amour rien ne se finit que de très près, et que nous étions alors assez loin l'un de l'autre, il fallait avant tout se rapprocher. Ce fut pour y parvenir que je passai le plus tôt possible à une apparente tranquillité, propre à calmer les effets de cet état violent, sans en affaiblir l'impression. Ma transition fut " Je suis bien malheureux. J'ai voulu vivre pour votre bonheur, et je l'ai troublé. Je me dévoue pour votre tranquillité, et je la trouble encore. " Ensuite d'un air composé, mais contraint - " Pardon, Madame; peu accoutumé aux orages des passions, je sais mal en réprimer les mouvements. Si j'ai eu tort de m'y livrer, songez au moins que c'est pour la dernière fois. Ah! calmez-vous, calmez-vous, je vous en conjure. " Et pendant ce long discours je me rapprochais insensiblement. - " Si vous voulez que je me calme, répondit la Belle effarouchée, vous-même soyez donc plus tranquille. - Hé bien! oui, je vous le promets " , lui dis-je. J'ajoutai d'une voix plus faible - " Si l'effort est grand, au moins ne doit-il pas être long. Mais, repris-je aussitôt d'un air égaré, je suis venu, n'est-il pas vrai, pour vous rendre vos Lettres? De grâce, daignez les reprendre. Ce douloureux sacrifice me reste à faire ne me laissez rien qui puisse affaiblir mon courage. " Et tirant de ma poche le précieux recueil - " Le voilà , dis-je, ce dépôt trompeur des assurances de votre amitié! Il m'attachait à la vie, reprenez-le. Donnez ainsi vous-même le signal qui doit me séparer de vous pour jamais. " Ici l'Amante craintive céda entièrement à sa tendre inquiétude. - " Mais, Monsieur de Valmont, qu'avez-vous, et que voulez-vous dire? la démarche que vous faites aujourd'hui n'est-elle pas volontaire? n'est-ce pas le fruit de vos propres réflexions? et ne sont-ce pas elles qui vous ont fait approuver vous-même le parti nécessaire que j'ai suivi par devoir? - Hé bien, ai-je repris, ce parti a décidé le mien. - Et quel est-il? - Le seul qui puisse, en me séparant de vous, mettre un terme à mes peines. - Mais, répondez-moi, quel est-il? " Là , je la pressai de mes bras, sans qu'elle se défendÃt aucunement; et jugeant par cet oubli des bienséances combien l'émotion était forte et puissante - " Femme adorable, lui dis-je en risquant l'enthousiasme, vous n'avez pas d'idée de l'amour que vous inspirez; vous ne saurez jamais jusqu'à quel point vous fûtes adorée, et de combien ce sentiment m'était plus cher que l'existence! Puissent tous vos jours être fortunés et tranquilles; puissent-ils s'embellir de tout le bonheur dont vous m'avez privé! Payez au moins ce vÅ“u sincère par un regret, par une larme; et croyez que le dernier de mes sacrifices ne sera pas le plus pénible à mon cÅ“ur. Adieu. " Tandis que je parlais ainsi, je sentais son cÅ“ur palpiter avec violence; j'observais l'altération de sa figure; je voyais, surtout, les larmes la suffoquer, et ne couler cependant que rares et pénibles. Ce ne fut qu'alors que je pris le parti de feindre de m'éloigner; aussi, me retenant avec force - " Non, écoutez- moi, dit-elle vivement. - Laissez-moi, répondis-je. - Vous m'écouterez, je le veux. - Il faut vous fuir, il le faut! - Non! " s'écria-t-elle... A ce dernier mot, elle se précipita ou plutôt tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutais encore d'un si heureux succès, je feignis un grand effroi; mais tout en m'effrayant, je la conduisais, ou la portais vers le lieu précédemment désigné pour le champ de ma gloire; et en effet elle ne revint à elle que soumise et déjà livrée à son heureux vainqueur. Jusque-là , ma belle amie, vous me trouverez, je cro La prière est une consolidation de notre foi qui est d’une importance primordiale dans la vie d’un musulman. La prière en islam a été prescrite lorsque le Prophète sallAllahou alayhi wa salam était à Makka, environ un an et demi avant son émigration à Médine à l’occasion de son ascension. La salât a été offerte à Notre Prophète bien-aimé sallAllahou alayhi wa salam par Allah dans le ciel pendant l’ascension du Prophète Al mi’râj et Notre Créateur avait fixé le nombre de prières quotidiennes à 50. D’après Anas Ibn Malik qu’Allah l’agrée a dit Cinquante prières ont été imposées au Messager d’Allah que la prière d’Allah et Son salut soient sur lui la nuit de l’ascension. Puis elles ont été réduites jusqu’à arriver à 5 prières puis il a été appelé Ô Muhammad ! Certes la parole ne change pas auprès de moi. Tu auras pour ces cinq l’équivalent de cinquante ». Rapporté par Tirmidhi dans ses Sounan n°213 qui l’a authentifié et il a également été authentifié par Cheikh Albani dans sa correction de Sounan Tirmidhi. Après son retour sur Terre, le Prophète sallAllahou alayhi wa salam est passé près de Moussa et a annoncé la décision du Très-Haut. Moussa qu’Allah l’agrée a alerté Notre Messager sur l’impossibilité pour les hommes d’accomplir ce nombre de prières. Le Prophète sallAllahou ’alayhi wa salam est allé deux fois devant Notre Créateur pour changer les décisions. Finalement, Allah soubhanou wa ta’ala a décidé de manière irréversible de réduire le nombre à 5. Allah le Très Haut lui dit Elles sont cinq en nombre et cinquante en récompense car Je ne change pas de Parole. » Les prières en Islam furent donc diminuées à 5 par jour, mais par la grâce d’Allah le Très Généreux, ces 5 prières en valent 50. Pourquoi faire sa prière est important en Islam ? Le fait d’accomplir la prière en islam n’est pas seulement une obligation d’une grande importance. C’est également un bienfait de la part de notre Seigneur. Lorsque on fait la prière sincèrement pour Allah, c’est un bien pour ici-bas mais également dans l’au-delà. En effet, il est insensé de chercher des excuses en te disant Je commets trop de péchés, lorsque je me repentirai, alors je prierai ». Cet enseignement nous vient du meilleur des hommes alayhi salat wa salam. Ainsi, Abu Hurayra qu’Allah l’agrée a entendu de lui Voyez-vous, s’il y avait une rivière devant la porte de l’un de vous et qu’il s’y lavait chaque jour cinq fois, lui resterait-il quelque chose d’impur ?» Les compagnons lui répondirent Il ne resterai rien comme impureté». Il alayhi salat wa salam dit Il en est ainsi pour les cinq prières, Allah efface grâce à elles les fautes» Al Boukhari et Muslim. Allah nous efface nos péchés par le biais de la prière ! Nous faisons tellement de péchés au quotidien, que nous en oublions même certains. N’avons-nous pas tous besoin de la prière pour nous purifier de tout péché ? Il ne fait aucun doute que nous en avons besoin. De même, les bienfaits de la prière en islam touchent également notre âme. Il est possible qu’on pense ainsi Je ne me sens pas prête à accomplir la prière, je ne me sens pas bien en ce moment, j’ai la tête ailleurs… ». Sachons que c’est à travers la prière qu’on parviendra à abandonner les péchés les plus graves mais également à éduquer l’âme incha Allah. Ce fait nous est exposé par notre Créateur. En effet, Allah dit {En vérité, la prière préserve de la turpitude et du blâmable} Sourate 29 Verset 45. Lorsque on accomplit les prières humblement et sincèrement pour notre Seigneur, sache que Celui-ci nous aidera à nous éloigner du mal et à rester sur la voie de la droiture incha Allah. Ainsi, notre âme n’en sera qu’apaisée. La prière en est le remède de même que la récitation de la parole d’Allah et sa méditation nous délivreront de ces angoisses incha Allah. Allah a dit {Ceux qui ont cru, et dont les cœurs se tranquillisent à l’évocation d’Allah ». N’est-ce point par l’évocation d’Allah que se tranquillisent les cœurs ?} sourate 13 Les bienfaits de faire la prière en islam concernent ce bas monde mais également l’autre. Ainsi, Allah réserve une récompense sans précédent à ceux qui prient humblement, des bienfaits que nous ne pouvons imaginer. C’est en ce sens que Uqba ibn Amir qu’Allah l’agrée rapporte que le Prophète alayhi salat wa salam a dit Il n’y a personne qui fait ses ablutions à la perfection puis prie deux rak’a, en s’y orientant avec son cœur et son visage, sans que le Paradis lui incombe » Muslim. La prière permettra d’accéder à la Demeure Éternelle. De même, Allah accorde aux prieurs sincères une récompense que leur esprit ne peut atteindre. En effet, d’après al Harith ibn al Harith al Ash’ari qu’Allah l’agrée, le Prophète alayhi salat wa salam a dit Allah vous a ordonné la prière. Quand vous priez, ne vous détournez pas, car Allah met Son Visage face à celui de Son serviteur tant qu’il ne se détourne pas » at Tirmidhy. Allahou akbar ! Nous ne pouvons saisir l’infinie grandeur de ce bienfait ! Méritons-nous que le Créateur de l’univers s’oriente vers nous ? Et bien par le biais de la prière, nous pouvons y parvenir al hamdouliLlah ! Cela ne suffit-il donc pas pour de prouver l’immense bienfait qu’est la prière en islam? Ce n’est ni un fardeau à remettre à plus tard, ni une routine à effectuer sans conviction mais c’est un ordre émanant de notre Seigneur que nous devons honorer, d’autant plus qu’il est porteur de bienfaits incommensurables tels des trésors inimaginables. La prière en groupe quels mérites ? De nombreux croyants négligent la prière de groupe en islam sous prétexte qu’elle n’est pas obligatoire. Cependant, Allah subhanu wa ta’ala a souligné son caractère extrêmement important et a ordonné que la prière en islam soit exécutée en groupe autant que possible. Allah dit Et accomplissez la Ṣalāt, et acquittez la Zakāt, et inclinez-vous avec ceux qui s’inclinent.» Coran 2/3. Soyez assidus aux Ṣalāts et surtout la Ṣalāt médiane; et tenez-vous debout devant Allah, avec humilité.» Coran 2/238. Au-delà de l’ordre de Notre Créateur, la prière en groupe comporte de nombreux mérites en islam Une récompense décuplée. Le Prophète sallAllahou alayhi wa salam a dit La prière en groupe dépasse en mérite la prière individuelle de vingt-sept degrés. » Rapporté par Boukhâry et Mouslim. L’élévation en degré et l’expiation des fautes. Le Prophète sallAllahou alayhi wa salam a dit La prière en groupe a vingt-cinq fois plus de mérite que lorsqu’il prie seul chez lui ou au marché, et ce, car lorsqu’il fait soigneusement ses ablutions, et se rend ensuite à la mosquée, uniquement pour y prier, de tous les pas qu’il fait, l’un l’élève d’un degré et l’autre le décharge d’une faute. Une fois sa prière accomplie, les anges ne cessent de prier pour lui tant qu’il se trouve dans son lieu de prière, aussi longtemps qu’il ne rompt pas ses ablutions. Ils invoquent “ Ô Seigneur ! Bénis-le. Ô Seigneur ! Accorde-lui Ta miséricorde.” Tant qu’il attendra la prière suivante, il est considéré comme étant en prière. » Rapporté par Boukhâry et Mouslim. L’expiation des péchés. Le Prophète sallAllahou alayhi wa salam a dit Celui qui fait soigneusement ses ablutions en n’oubliant aucune partie des membres à laver, puis marche vers son lieu de prière prescrite pour l’accomplir en compagnie de l’imam, tous ses péchés sont pardonnés. » Rapporté par Ibnou Khouzaïma et authentifié par Albany. La voie de la bonne direction. Ibnou Massoud qu’Allah l’agrée a dit Celui qui veut être heureux de rencontrer demain Allah le Très-Haut en étant musulman qu’il soit assidu à ces prières, quel que soit l’endroit d’où on y appelle. Allah a, en effet, prescrit à votre Prophète – qu’Allah prie sur lui et le salue- les voies de la bonne direction, et ces prières en font partie. Si jamais vous priiez dans vos maisons comme le fait cet individu qui a manqué à l’appel, alors vous auriez délaissé la tradition sunna de votre Prophète sallAllahou alayhi wa salam, et si vous la délaissiez, alors vous tomberiez dans l’égarement. On ne voyait personne d’entre nous manquer la prière en groupe, sauf une personne hypocrite dont l’hypocrisie est évidente. C’est ainsi que l’homme malade était porté par deux hommes, pour être conduit à la prière jusqu’à ce qu’il se place dans le rang des prieurs ». Rapporté par Mouslim. Faire la prière en groupe à la mosquée à d’autre vertus comme marcher sereinement vers la mosquée, faire des dou’as en y entrant, le musulman est à l’abri de l’erreur et profite des bénédictions de l’assemblée qui évoque Allah soubhanou wa ta’ala. Celui qui est assidu aux prières en groupe vivra et mourra dans le bonheur. Le Prophète sallAllahou alayhi wa salam a dit Un envoyé m’est venu cette nuit de la part de mon Seigneur, et m’a dit “Ô Muhammad ! Sais-tu quelle chose la haute assemblée les anges rapprochés recherche-t-elle ?” Je répondis “oui, je sais. Elle recherche l’expiation des péchés et l’élévation en degré, et la marche à pied vers les mosquées pour la prière en groupe, soigner ses ablutions en temps de froid, l’attente de la prochaine prière dans les mosquées. Celui qui est assidu à ses prières vivra dans le bonheur, mourra dans le bonheur, et le nombre de ses péchés sera équivalant au nombre de péchés le jour, où sa mère l’a accouché”. » Rapporté par Ahmad et Tirmidhî et authentifié par Albany. Comment faire les tachahoud ? Ibn Mas’oud que Allah l’agrée a dit Nous disions quand nous nous asseyions en prière pour le tachahoud avec le Prophète صلى الله عليه وسلم Que la paix soit sur Allah avant Ses serviteurs, que la paix soit sur untel et untel ». Le Prophète صلى الله عليه وسلم a alors dit Ne dites pas Que la paix soit sur Allah » car Allah est en lui-même la paix, mais quand l’un de vous s’asseoit qu’il dise Que les salutations soient sur Allah, ainsi que les prières et les bonnes choses, que la paix soit sur toi ô Prophète ainsi que la miséricorde d’Allah et Sa bénédiction, que la paix soit sur nous ainsi que les pieux serviteurs d’Allah – car quand vous dites cela votre invocation compte pour tous les serviteurs pieux qui se trouve entre les cieux et la terre -. J’atteste qu’il n’y a de divinité qu’Allah, et j’atteste que Mouhammad est Son serviteur » ». [Rapporté par Al-Bukhâri, Muslim, Abou Dâwud, At-Tirmidhi. At-Tirmidhi, Al-Khattâbi, Ibn Abdalbarr] “At-Tahiyyatou Lillah Was-salawatou wat-Tayyibate, Assalamou 3alayka Ayyouha An-Nabiyye Wa rahmatou Allahi Wa barakatouh As-Salamou 3Alayna wa 3ala 3ibadi Allahi As-Salihine Ach-Hadou Allah ilaha Illa Allah Wa Ach-Hadou Anna Mouhammadane 3abdouhou wa rassoulouh.” Signification des salutations sur Allâh Que les salutations soient sur Allâh, ainsi que les prières et les bonnes choses, que la paix soit sur toi ô Prophète ainsi que le miséricorde d’Allâh et Sa bénédiction, que la paix soit sur nous ainsi que les pieux serviteurs d’Allâh. J’atteste qu’il n’y a de divinité qu’Allâh, et j’atteste que Mouhammad est Son serviteur et Son messager. Ibn Al-Qayyim a dit Le tachahoud est la salutation de la créature au Vivant qui ne meurt jamais, et Il – gloire à Lui – est le plus digne que quiconque de ces salutations, car elle assure la longue vie et le fait de toujours être, alors que personne ne mérite vraiment cette salutation à part le Vivant, l’Eternel qui ne meurt jamais et dont la royauté sera toujours ». Ibn Al-Qayyim a dit Personne ne mérite une prière si ce n’est Allâh l’Exalté, la prière à autre que Lui est parmi les plus grands actes de mécréance et de polythéisme ». Le Prophète صلى الله عليه و سلم a dit Allâh est bon, et Il n’accepte que les bonnes choses . Mouslim De même, il صلى الله عليه و سلم disait dans ses invocations Tu es le Seigneur des bons . Abou Dâwoud Ibn Al-Qayyim رحمه الله a dit Il s’agit des bonnes choses parmi les paroles, les actes, les qualités et les noms, qui ne reviennent qu’à Allâh. Il est bon, Ses actes sont bons, Ses qualités sont les meilleures choses, Ses noms sont les meilleurs noms, Son nom est le bon, ne monte à Lui que les bonnes choses, nul ne s’approche de Lui à part le bon, vers Lui monte la bonne parole… Les bonnes choses lui appartiennent donc toutes . Ibn Al-Qayyim a dit Cela fait partie des salutations . J’atteste qu’il n’y a de divinité qu’Allâh, et j’atteste que Mouhammad est Son serviteur et Son messager Ibn Al-Qayyim a dit De même que les 2 attestations sont la clé de l’Islam, Il a décidé que ce sera ce qui clôt la prière . Signification de la prière sur le Prophète صلى الله عليه و سلم Al-Boukhâri a dit Abou l-âliya a dit La prière d’Allâh le Très-Haut est l’évocation en bien auprès des anges, et les prières des anges sont des invocations » ». At-Tirmidhi, Abou Soufiyan ath-Thawri, et plusieurs autres savants ont dit La prière du Seigneur est la miséricorde, et les prières des anges sont des demandes de pardon . Le fait de dire comme Tu as prié sur la famille d’Ibrâhîm » comprend aussi Ibrâhîm lui-même al-albâni رحمه الله a dit La plupart des invocations sur la prière sur le Prophète ne contient pas Ibrâhîm en personne mais sa famille voir Manière de faire la prière – Confirmé – Tachahoud final comme dans la parole comme Tu as prié sur la famille d’Ibrâhîm », car dans la langue arabe le fait de dire la famille d’untel comprend également untel… comme dans la parole du Très-Haut {Certes, Allâh a élu Adam, Noé, la famille d’Abraham et la famille d’Imran au-dessus de tout le monde.} 3/33 et aussi {Nous lâchâmes sur eux un ouragan, excepté la famille de Lot que Nous sauvâmes avant l’aube} 54/34 … » Comment l’homme doit s’habiller pour faire la prière en islam ? Le Prophète sallAllahou ’alayhi wa salam a dit L’ordre m’a été donné de me prosterner sur sept partie du corps le front – en désignant de la main le nez – les deux mains, les deux genoux, les pointes des orteils ; et de ne pas retrousser les habits ni rebrousser les cheveux.» [Rapporté par Boukhari et Muslim]. Retrousser les habits inclut le fait de retrousser les manches et les pantalons durant la Salât. Si le pantalon descend en dessous des chevilles, il doit être relevé et enroulé jusqu’aux chevilles ou au-dessus, car l’al-Isbâl l’habitude qui s’étend au-delà des chevilles est interdite pendant et en dehors de la prière en islam, comme le rapportent de nombreux hadiths authentiques. Ainsi, si le croyant relève son habit au-dessus des chevilles pendant la prière, cela n’est pas inclus dans l’interdiction d’enrouler l’habit pendant la prière mentionnée dans le hadith rapporté par Ibn Abbas, comme cela lui est demandé pendant et en dehors de la prière. Cependant, le musulman doit se rappeler que le port par un homme d’un vêtement qui descend sous les chevilles est une chose interdite, quel que soit ce vêtement que ce soit une tunique, un qâmis, un pantalon large sarouel ou un pantalon et quelle que soit l’intention du porteur que ce soit par fierté ou non, et ce compte tenu de la sentence générale tirée de la parole du Prophète sallAllahou ’alayhi wa salam Les pans des habits, dépassant les chevilles seront en Enfer» C’est-à-dire, celui qui porte un tel vêtement commet un acte méritant le châtiment. [Hadith consigné par Al-Boukhârî dans son Sahîh et par l’imam Ahmad dans son Mousnad]. En période de stress ou lors des changements de saison, il est courant de chercher un remède pour dormir efficace afin d'éviter de souffrir trop longtemps des effets du manque de sommeil. L'homéopathie pour dormir apparaît alors souvent comme une solution facile à envisager.©iStockIstockQuels traitements homéopathiques pour dormir ?Les troubles du sommeil sont liés à différents facteurs physiologiques tendance au stress… ou exogènes bruit ambiant… et se matérialisent de plusieurs façons chez les personnes touchées difficultés d'endormissement, réveils intempestifs, insomnies régulières...Quelles qu'en soient les causes, l'homéopathie se révèle précieuse pour aider à retrouver le sommeil, mais il est indispensable de prendre les conseils d'un médecin homéopathe afin de se procurer la souche la mieux en homéopathie, les troubles du sommeil induits par la nervosité ou le stress se traitent généralement à l'aide de Passiflora incarnata 5 CH ou de Passiflora composé et les cauchemars avec Stramonium 15 rapidité d'action ?L'homéopathie est une médecine douce qui se distingue des pratiques thérapeutiques que l'on nomme "allopathiques" puisqu'elle repose sur le principe de similitude, mais son action est tout aussi prise de granules homéopathiques dès l'apparition des symptômes peut en effet les faire disparaître en quelques minutes seulement, pour peu qu'il s'agisse d'un remède adapté. Ainsi une souche telle que Passiflora incarnata permet aux sujets nerveux de trouver facilement le NewsletterRecevez encore plus d'infos santé en vous abonnant à la quotidienne de adresse mail est collectée par pour vous permettre de recevoir nos actualités. En savoir plus.

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